Pierre Lamalattie, Précipitation en milieu acide : Matérialisation

Tous les romans sont des documents sociologiques et l’on ne surprendra personne en rappelant que la lecture de Balzac, de Dickens et de Zola est la meilleure introduction à l’étude de Karl Marx. Il en va de même pour une vaste part de la production romanesque ou dite romanesque actuelle : elle reflète presque exclusivement des crises personnelles dans un monde d’autant plus menaçant que le personnage central, homme ou femme, est plus âgé. On rendra à cet égard un hommage particulier à Pierre Lamalattie : son horizon s’étend bien au-delà de l’individu, du couple ou de la famille. Il couvre en effet le monde professionnel des petites ou moyennes entreprises, où l’état de crise est le plus perceptible ; ce n’est pas là un roman des années soixante ni quatre-vingts, c’est une docu-fiction sur la société française de la deuxième décennie du XXIe siècle.

 

Toutes les distorsions typiques de perspective, affective, professionnelle ou mobilière y sont présentées. Ainsi, Béné, l’épouse de Pierre, le narrateur, diplômé HEC, 49 ans, lui dit en SMS qu’il a « une petite bite » et elle se comporte ensuite comme une névrosée du IIIe millénaire. Sa sœur Juju est bien une fille de son temps : elle a horreur des meubles et des objets d’époque et dort sur le balcon, parce que « le chauffage, c’est mauvais ». Les personnages reflètent tous l’imprégnation des clichés médiatiques courants, de l’écologie de bazar au cynisme des grands arrivistes qui se drape de « sens pratique ».

 

C’est à peine si la déshumanisation générale épargne ce qu’il est convenu d’appeler les nombreuses « scènes de cul ». Non, l’auteur n’étouffe pas en lui de grands élans sentimentaux et romantiques, comme ils étaient de rigueur il y a une, deux ou trois décennies, et comme certains auteurs féminins – qu’on veuille bien cesser de nous imposer le mot « auteure » : une estafette reste une estafette, bien que ce soit presque toujours un homme – nous en prodiguent ces temps-ci.

 

L’auteur ne se dérobe pas : à la sortie du laboratoire de biologie de la reproduction, allée Marguerite-Yourcenar, dans le XVe, le regard de Pierre croise celui de l’infirmière, après le « prélèvement » : « J’ai senti sur son visage une lassitude extrême. Je me suis dit qu’elle avait eu, jour après jour, matière à réfléchir sur ce que représentait réellement une femme pour un homme : guère plus qu’une page du catalogue de La Redoute. »

Précipitation en milieu acide constitue aussi un document pour les anthropologues et sexologues de la fin du millénaire, s’il en reste.

 

Le communiqué de l’éditeur assure que le roman serait « hilarant ». Bien des scènes sont, en effet, grotesques, mais le pathétique qui s’en dégage est plutôt alarmant. Et comment s’explique le titre ? Par la référence à un phénomène chimique : une substance basique versée dans un liquide acide précipite, c’est-à-dire qu’elle se matérialise.

 

Gerald Messadié

 

Pierre Lamalattie, Précipitation en milieu acide, L’Éditeur, septembre 2013, 396 pages, 19 €

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