Elle sera de jaspe et de corail, journal d'une misovire

 Elle sera de jaspe et de corail , ce si beau texte polyphonique  écrit par la camerounaise Werewere Liking est inclassable. 
Ce n'est pas vraiment un roman, ni un récit, ni véritablement un journal. La couverture annonce un "chant-roman", peut-être oui,  une espèce de chant incantatoire aussi poétique que cru. 
Mais c'est  surtout une tentative d'épuisement de la misère et de la veulerie,  une plainte qui vient des entrailles de l'Afrique, un instinct de survie qui doit tout à l'intelligence et à l'imagination créative. 

La lecture de ce texte est une délicate expérience philosophique. Plusieurs voix se font entendre :  celle de la narratrice, femme africaine porteuse de renouveau avec son verbe cru et sa lucidité implacable confrontée à son espoir d'un monde meilleur,  celle de Nuit Noire, qui symbolise l'imaginaire collectif africain, et celle des  deux hommes, Grozi et Babou. La voix de la narratrice est le  porte parole de la femme africaine, d'ailleurs le pronom "elle" dans le titre peut représenter aussi bien l'Afrique que la femme. 
 
La narratrice veut écrire un journal  d'or de bord pour y consigner son rêve de vie, de renouveau pour elle, pour le village, pour l'Afrique. Mais comment formuler ? Quels mots employer qui n'ont été évidés de sens. Elle  se dit misovire dans le sens où elle déteste les hommes qu'elle observe, esclaves consentants, fin de race assistée, elle voudrait les admirer, les trouver formidables, porteurs d'espoir, de rêve, de changement. 

Jouons, propose la narratrice  à "On dirait que". Mais avec lucidité. Déjouons les pièges des rêves stériles. Refusons les mots vides, les clichés trop pratiques pour expliquer et dire ce qui ronge l'Afrique. 
Jeu prétexte à analyser la marasme moral africain.
 Lunaï est un village merdeux et merdique désespérant d'acceptation, sans rêve ni espoir. La narratrice écoute et regarde Grozi et Babou deviser et s'interroger sur l'existence, sur le désir de demain, sur l'Emotion-Nègre, sur l'art, sur l'amour, le sexe, la famille, les enfants, l'écologie,  la politique, la nourriture et les coutumes... Elle les laisse parler et sonder les possibles, elle quête un chemin, cherche l'ossature de son journal d'or de bord qui devra témoigner de la fange et porter son rêve du lendemain.

Mais Babou image plus souvent qu'il n'imagine, il s'empare des images fabriquées véhiculées par les médias, il ne sait pas imaginer, créer du jamais vu. Quant à Grozi, il confie d'abord ses rêves aux esprits , à l'Astral, la magie mystique le fait décoller puis retomber cruellement sur le cul. Alors il se perd dans une construction néobourgeoise aux relents colonialistes. Et à bout d'argument et de pensées, il se masturbe méthodiquement.
Pourtant les deux hommes avancent, ils décortiquent les mots faciles qui renoncent,  l'assistance familiale qui ne cache plus que de l'assistanat  : 
[ Babou : Pourtant, l'on s'occupe encore de la famille ici...l'orphelin trouve toujours un oncle une tante...Et il y a toujours un cousin pour dépanner...] [ Grozi : Tu parles d'un fléau ! On apprécierait mieux le poids d'une aide après l'effort personnel...Mais l'on s'empresse d'annihiler les forces de combats..L'oncle t'aide et se sert...Il a besoin de toi...Plus tu seras con, mieux tu réjouiras son coeur...Plus tu seras veule, mieux tu exalteras sa puissance...]

Le pauvre de Lunaï est aussi pauvre de l'envie de travailler. Il n'a même plus l'étincelle fugitive de l'attention que possèdent les chiens affamés. La description de la misère par la narratrice est terrible.
Le pauvre est bête, inculte, sale. On pense pour lui, on agit à sa place. Il ne peut que prier. Son imaginaire s'est atrophié, il ne sait même plus créer.  Les 4/5ème de la population de Lunaï sont des morts vivants, pauvres, vides, morts parce qu'on le leur a fait croire. 

L'art africain est questionné. Y-a-t-il encore un art africain ? Doit-on encore peindre des cases et des pilons quand les femmes ne rêvent plus que de mixer électriques et de maison de pierre ou de gratte-ciel ? L'artiste africain peut-il peindre et sculpter comme il le faisait maintenant qu'il regarde en direct les tirs des guerres, le lancements des apollos et les matches de foot à l'autre bout de la planète ? Ou doit-il reproduire à l'infini des copies qui ne font plus sens ?

Et la narratrice, au travers de  ces questionnements, tâche de composer son journal d'or de bord d'un rêve humaniste, d'un renouveau africain.

[.. J'envisage un ermitage où je procéderai à une série de bains purgatoires ...d'où je sortirai sans haine sans complaisance sans complexes pour parler de manière sereine : Un nègre pourra être traité de con...Sans que les siècles de tyrannie ne lui permettent de se rétracter encore derrière l'argument du racisme et de marcher la tête haute sans s'être remis en question sans se juger en tant qu'être et non plus en tant que colonisé... Quand l'homme ne jouera plus au porc, quand le femme ne sera plus chienne en chaleur quand je ne serai plus misovire et qu'il  n'y aura plus de misogynes...]

Anne Bert

Werewere Liking - Elle sera de jaspe et de corail - Editions l'Harmattan/ Collection Encres noires - 1993 - 155 pages. 13.50 euros.

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