L’angoisse de la page Blanchot

Davantage que la renommée tapageuse, l’absolue discrétion peut contribuer à forger le mystère des écrivains, et, à titre posthume, leur mythe. Des décennies durant, après l’une de ses plus remarquables prises de position – le lancement du Manifeste des 121 pendant la Guerre d’Algérie – Maurice Blanchot s’attacha à vivre dans un retrait qui n’était motivé ni par une volonté de poser en marginal ni par une rédhibitoire misanthropie. Simplement, cet homme-là cultivait le sens du secret, et son expérience intérieure n’avait guère besoin d’autre foret que celui de la littérature pour creuser plus avant, dans son lointain intérieur.


Dans l’impressionnante livraison qu’ils lui consacrent, Éric Hoppenot et Dominique Rabaté, les maîtres d’œuvre de ce Cahier de L’Herne Blanchot, ont opté pour une formule résolument iconique. L’on n’a guère souvenir d’un volume de la série illustré avec autant de sophistication… Certains crieront au paradoxe, alors qu’il s’agit de traiter d’un auteur dont on n’entrevit pendant longtemps que quelques portraits flous et « volés » : car quel écrivain mieux que celui-là, qui semble s’être refusé toute consistance biographique, illustrera le précepte mallarméen selon lequel la vie est faite pour aboutir à un Livre ? Pourtant, reproduire tels clichés où se découpe sa silhouette émaciée, où apparaît son visage osseux, empreint de gravité, mais au sourire délicat ; révéler les contours de son écriture manuscrite ; exhiber un ensemble de dédicaces à son adresse ou les façades de ses demeures ; le montrer en compagnie de son épouse ; bref, donner à voir Blanchot permet de redensifier une œuvre entachée d’un préjugé de désincarnation, et donc d’inaccessibilité.


Le lecteur féru pourra s’octroyer le luxe d’aller de A à Z. Il passera d’abord par « l’atelier de Blanchot », afin de découvrir les recoins de son laboratoire d’écriture, son rapport au procédé de la citation, sa technique de prise de notes, ses dons de traducteur. Il traversera les remous des engagements d’un homme dont on oublie souvent qu’il est parti d’un maurrassisme dissident avant d’aboutir à une insoumission anti-gaulliste propre aux contestataires de Mai 68.


Se posera ensuite la question majuscule de l’Amitié : notion abstraite ? questionnement philosophique ? regard sur l’altérité et l’identité ? L’Amitié, outre celles qu’il voua avec une fidélité inflexible (on pense à ses rapports avec Bataille, entre quelques autres), constitue chez Blanchot un axe majeur de la définition de l’être. Elle n’est pas affaire de partage incessant ni de marques démonstratives, mais passe par l’infinité de l’entretien invisible qui se tisse entre deux consciences qui se sont reconnues et qu’un invisible dialogue va maintenir soudées, quelle que soit la distance qui les sépare.


Puis, de l’archipel littéraire au labyrinthe philosophique, les chemins se multiplient, bifurquent, s’entrelacent et se rejoignent, semblent se répéter et pourtant ne sont jamais tout à fait identiques. Peut-être est-ce d’ailleurs la seule approche qui fasse défaut dans le kaléidoscope : une réflexion sur la musique blanchotienne. Car, à lire cet essayiste qui cultiva l’art de redire sans jamais se répéter, on croirait suivre de fascinantes variations reichiennes, de subtiles modulations séquentielles, qui envoûtent. L’œil écoute Blanchot.


Le profane, moins systématique dans son approche, préfèrera glaner ici et là, pour reconstituer comme en vitrail son Blanchot. On lui souhaite de tomber sur les témoignages qui ne sont pas nécessairement placés sous le signe de la révérence ou de la fascination, car il s’y dit aussi quelques vérités bien senties sur l’irritation qui peut surgir au contact d’une écriture avançant en quinconce, enfilant les phrases dont la fin contient l’exacte négation du début. Ainsi Marie Darrieussecq ose-t-elle interroger : « Se rend-on compte à quel point Blanchot empêche d’écrire ? » En 1949, Jean Paulhan expédiait pour sa part L’Arrêt de mort en trois paragraphes qu’il bottait en touche avec l’austère ironie dont il était coutumier : « Pénibles et subtiles recherches d’alchimiste qui s’apercevra sans doute un jour que, pour obtenir de l’eau, mieux vaut ouvrir le robinet de la cuisine. Et que pour dire “il fait beau”, la meilleure façon de procéder est encore de dire “il fait beau”. » En établissant ce sain dialogue de sensibilités, L’Herne est à la mesure de son monstrueux modèle : on sait qu’à chaque tête coupée de l’Hydre, il en repousse une ; mais va-t-elle lécher ou mordre ? 

Par sa richesse documentaire et sa dynamique, ce volume est une réussite. Espérons que le « pas au-delà » de cette initiative sera l’intromission de l’énigmatique Blanchot à la Pléiade, fût-ce d’une sélection de ses œuvres…


Frédéric Saenen


Éric Hoppenot et Dominique Rabaté, Maurice Blanchot, Cahier de L’Herne n°107, Éditions de L’Herne, 400 p., 39 euros.

 

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