Cinq petits volumes chez Folio viennent aimablement nous rappeler à
quel point la vraie sagesse est drôle.
— Ne sais-tu pas le malheur qui m’arrive ? Je vais mourir.
— Et les autres hommes sont-ils immortels ?
Épictète
La collection "Folio
Sagesses" existait déjà en tant que sous-section de la collection Folio 2€ (volumes
d’une centaine de pages composés le plus souvent d’extraits d’œuvres plus
imposantes, puisque la mode est au best
of), mais elle vient de subir un relooking
destiné sans doute à lui conférer un statut autonome : couvertures en
papier gaufré (adieu, la pellicule plastique) ; et, sur ces
couvertures, des dessins au trait représentant des symboles et tranchant
heureusement avec les photographies très colorées et agressives qui étaient
jusque-là la norme. A signaler, un dommage collatéral : le prix est passé
de 2€ à 3,50€. Certains se demanderont sans doute à juste titre si cent pages
de Sénèque, quelle que soit l’élégance de l’emballage, méritent pareille somme quand
les œuvres complètes du même sont
kindélisables gratuitement, et légalement, sur plusieurs sites. Mais on imagine
que les éditeurs font ce qu’ils peuvent : cette inflation des prix n’est
pas propre à la collection Folio Sagesses (elle est encore plus spectaculaire
pour les volumes de la collection "1001 Nuits").
Pour marquer cette « renaissance », cinq
auteurs : Thérèse d’Avila, La Bruyère, Lie-tseu, Épictète, Sénèque. Tir
groupé, mais, comme on peut le voir, tir varié, comme pour justifier le pluriel
du mot Sagesses dans le nom de cette
collection. Mais justement, toute la question est là : ce pluriel est-il
bien sage ? Bien sûr, Lie-tseu (Ve siècle avant J.-C. — et
personnage imaginaire, selon certains) n’a probablement pas lu Sénèque qui n’a
probablement pas lu Thérèse d’Avila. Et si, à l’inverse, La Bruyère a lu
Sénèque, il ne le cite que pour se démarquer de lui, que pour dénoncer le
"jeu d’esprit" que les stoïciens représentent : "Au lieu
de faire [des] vices [de l’homme] des peintures affreuses ou ridicules qui
servissent à l’en corriger, ils lui ont tracé l’idée d’une perfection et d’un
héroïsme dont il n’est point capable, et l’ont exhorté à l’impossible."
Arrière, donc, faussaires du Portique, La Bruyère va vous peindre les hommes
tels qu’ils sont et non les hommes tels qu’ils devraient être.
Pourtant, relisons le début de ce jugement : La
Bruyère, même s’il ne se fait aucune illusion sur la nature humaine, laisse
passer l’idée que celle-ci pourrait —
peutquand même être corrigée, et Giraudoux n’a sans doute
pas tort d’affirmer que l’auteur des Caractères
fait partie, avec La Fontaine, des quelques écrivains du XVIIe
siècle chez qui la description de la société équivaut souvent à une
dénonciation de la société. Inversement, il suffit de feuilleter quelques pages
de Sénèque pour comprendre que l’idéal qu’il nous propose n’est pas tant un
idéal à atteindre qu’un idéal vers lequel il faut tendre, ce qui n’est pas tout
à fait la même chose.
Au risque de simplifier le tableau, disons que si, d’un
auteur à l’autre, la quête de la sagesse emprunte des chemins différents, elle
est déterminée au départ par le besoin de résoudre une contradiction inhérente
à l’homme, liée à ce que Baudelaire a pu appeler la « double
postulation ». Il est vain pour l’homme de prétendre se hisser au niveau
de Dieu, explique Thérèse d’Avila, puisque "Dieu a créé l’homme à son image" et que jamais créature ne pourra
rivaliser avec son créateur. Cependant, Dieu a créé l’homme à son image, ce qui implique que l’homme
renferme en lui une part de beauté divine, un « château » dans lequel
il doit pénétrer. La difficulté, qui touche à l’absurde, est que ce château
n’est autre que lui-même et qu’on voit mal comment on pourrait pénétrer là on on
est déjà, dans le lieu que l’on constitue soi-même, dans cet édifice à la fois céleste et intérieur. D’où chez Thérèse certaines phrases réellement,
volontairement drôles, qui nous renvoient tout à la fois à Rimbaud et à Groucho
Marx : "Quiconque me lira devra avoir de la patience : il m’en
faut bien à moi pour écrire ce que je ne sais pas, car, à la vérité, je prends
parfois tout bêtement le papier sans savoir quoi dire ni par quoi commencer."
Et l’on trouvera, même s’il s’exprime de façon un peu moins "naïve",
le même jeu sur l’intérieur et l’extérieur chez Épictète : "Ainsi
devons-nous prendre soin de nos yeux, non pas cependant comme de l’être par
excellence, mais en prendre soin pour l’amour de l’être par excellence, car il
n’y a pas d’autre moyen pour celui-ci d’atteindre sa perfection naturelle que
d’user de nos yeux avec prudence et de préférer certaines choses à
d’autres."
Nulle part chez ces cinq auteurs il n’est à proprement
parler question de changer le monde. Il s’agit simplement de voir celui-ci tel
qu’il est. Est-ce là un programme bien enthousiasmant ? Cet idéal de
lucidité est-il autre chose qu’un idéal de passivité ? Faux procès, car la
lucidité exige cette remise en question constante de soi-même qui est la seule action
véritable. « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous ne
les faisons pas, c’est parce que nous ne les faisons pas qu’elles nous
paraissent difficiles », disait Sénèque, qui n’a cessé de démontrer que le
seul vrai pouvoir était le contrôle de
soi. Mais c’est à peu de chose près ce que disait cinq siècles plus tôt
Lie-tseu dans cette petite fable qui, pour nous, est comme le concentré de la vis comica du Grand blond avec une chaussure noire : « Le Voleur de Hache — Un homme perdit sa
hache. Il soupçonna le fils du voisin et se mit à l’observer. Son allure était
celle d’un voleur de hache ; l’expression de son visage était celle d’un
voleur de hache ; sa façon de parler était tout à fait celle d’un voleur
de hache. Tous ses mouvements, tout son être exprimaient distinctement le
voleur de hache. Or, il arriva que l’homme qui avait perdu la hache, en
creusant par hasard la terre dans la vallée, mit la main sur cet outil.
"Le lendemain, il regarda derechef le fils du
voisin. Tous ses mouvements, tout son être n’avaient plus rien d’un voleur de
hache."
FAL
Épictète, De l’Attitude
à prendre envers les tyrans et autres textes ;
La Bruyère, De l’Homme ;
Lie-tseu, Sur le
Destin et autres textes ;
Sénèque, De la
Constance du sage suivi de De la
Tranquillité de l’âme ;
Thérèse d’Avila, le
Château intérieur — les Trois premières demeures de l’âme.
Gallimard, Folio
Sagesses, février 2016. Chaque volume, 3,50 eur
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