La Chronique de Salon de Pierre Pelot : Rien que des racontars


Ce qu’il y a de bien avec une bibliothèque c’est que c’est rempli de livres. Et que c’est même fait pour ça. Et que c’est un peu à quoi on les reconnaît. Avec l’odeur de papier plus ou moins vieux, plus ou moins frais, l’odeur des générations réunies, d’encre jeune ou d’anciens feuilletages par cent millions de doigts de poussières. On ne peut pas se tromper. Cette odeur-là est celle aussi de la connivence. Si c’est rempli par contre de boudin, d’andouillettes, de cervelas et de chipolatas et de jambon à l’os et de paleron et de joue de porc et de rognons, de foie de veau, de romsteaks, ce n’est pas une bibliothèque, mais une boucherie-charcuterie. Ce qui n’est pas mal non plus, assurément, mais pas notre propos.

 

Il y a plusieurs sortes de bibliothèques ; dans tous les cas et quelles qu’elles soient, elles ont en commun les livres, et le fait d’en être bourrées, au sens de « remplies », non au figuré. Les bibliothèques sont des débits de bouquins. Plusieurs sortes donc, mais je veux parler ici de celles qui nous côtoient de jour comme de nuit à domicile. Dans notre-votre-leur sweet home. Les bibliothèques personnelles, basiques, construites sur les socles de nos relations avec les livres, de nos rencontres et affinités : des histoires d’amitiés et d’amour qui durent à jamais. Cela peut être quatre étagères accrochées n’importe où, où le permet la place sur un mètre carré de mur, dans les toilettes à portée de mains ou pas, dans la chambre à coucher, la cuisine, le living, la pièce à vivre ou je ne sais quoi au hasard des architectures décoratives d’intérieur, mais aussi, summum, dans une pièce entièrement dévolue, des murs complets couverts de rayonnages et ceux-ci de volumes, classés par auteurs, éditeurs, collections, ou pas, entassés, empilés, en vrac, en buildings, en murailles tremblantes. Le maître mot : rayonnage. Le rayonnage peut être solitaire ou en nombre, grégaire ou sauvageon, classieux et sans attache (visible) ou de broc et de bric, c’est-à-dire de briques et d’aggloméré OSB, triplis, planche de sapin ou encore verre ou encore métal, tout est bon. Le rayonnage accueille, recueille, soutient, réunit, protège, hospitalise, prend en charge ses occupants.

 

J’entends : ces bibliothèques d’intérieur tout entières dévouées à leur propriétaire et installateur. Les amies de la famille. Méfiez-vous des logis douteux qui n’en possèdent pas. De quelque forme qu’elle soit et de quelque importance. Mais au moins une. Méfiez-vous des habitants sournois de ces endroits désertés par tout autre forme de vie que la leur. Méfiance.

 

Et pourquoi en parler plus précisément ce jour d’hiver tempétueux, blanc du sol au plafond dans ses guirlandes gibouléeuses [qui est, je sais, un mot sans ascendance, je sais, orphelin rejeté, je sais, et qui aimerait bien justement dégoter quelques âmes charitables susceptibles de l’adopter], à l’heure ou dans les stations, pyrénéennes nous dit-on, des cohortes de naufragés se pèlent le cul en attendant la convoiement salvateur, pourquoi aujourd’hui, pourquoi maintenant ? Parce que je viens de réaliser à quel point la chaleur humaine bienveillante profondément ressentie en partage émanant d’une bibliothèque, intrinsèquement de son contenu, peut compter.

C’est un fait.

 

Vous êtes là, vous ne savez que faire dans l’instant, vous ne saviez l’instant d’avant et craignez ne pas savoir davantage le prochain. Ce sont des choses qui arrivent. Vous êtes là, vous traînassez. Vous n’allez quand même pas vous jeter dans la poudreuse, ou encore vous lancer, comme foison de vos congénères en tenues jaune-vert-rose-parme fluos, du haut en bas des pistes de glissades ! Vous n’allez pas. Et vous voilà passant devant les rayonnages et vous voilà vous arrêtant, et, pourquoi donc pas, entrant sans frapper. Une bibliothèque, et ses rayonnages garnis, possède cela de bien qu’on y retrouve, qu’on y découvre – c’est parfois la même chose – de veux amis. Des connaissances, je ne veux pas dire oubliées, qui vous attendaient là, fidèles au poste qui s’étaient quelque peu éloignées, à moins que ce soit vous. C’est tout. Et c’est tout un plaisir, déjà, de refaire connaissance, de se rappeler leur existence et du coup le bonheur qu’ils vous en octroyaient de les savoir à en vie.

 

Et à propos d’hiver, justement, précisément, ça tombe extrêmement bien, vous n’allez pas en croire vos yeux, ces livres-là parmi les hordes en rangs d’oignons. Ces romans de Jorn Riel. Il y en a tout une compagnie. Ceux qui sont là, sous vos yeux, et ceux qui n’y sont pas, mais qui vivent leur vie ailleurs, sur d’autres rayonnages qui ne sont pas les vôtres. Ce qui n’est pas une raison suffisamment valable pour ne pas les évoquer. Les absents n’ont pas fatalement tort, il n’y a aucune vraie bonne raison pour que soit vrai l’adage.

 

Jorn Riel. Ses livres parlent d’hiver, et quels hivers, plusieurs mois dans l’année, comme le jour et la nuit, ses livres parlent de froid, de Grand Nord et de Groenland, ses livres parlent d’hommes vivant dans ses contrées, quelles contrées et quels hommes ! Jorn Riel est danois, pas né d’hier. En 50, apprend-on – 1950, quand même –, il s’engage dans les expéditions du Dr. Lauge Koch, dont on ne sait pas ce qu’elles sont ni qui il est, mais en vérité on s’en fout, pour le nord-est du Groenland. Il y reste 16 ans. Parmi les chasseurs de phoques et les trappeurs esseulés, disséminés dans les montagnes et les fjords de ce magnifique enfer blanc. 16 ans. Il en revient, ethnologue et écrivain qu’il est, avec des livres et des histoires, aux titres, déjà, parfaitement magnifiques. Il appelle ces histoires des « racontars », qu’il définit comme étant « des histoires vraies qui pourraient passer pour des mensonges… À moins que ce soit l’inverse. » En l’occurrence des racontars arctiques…

Le Chant pour celui qui désire vivre, Le canon de Lasselille, Le Garçon qui voulait devenir un Être Humain, Le Naufrage de la VesleMari et autres Racontars

 

Mais…

Mais parmi tout cela, il en est qui sont des doubles perles. Notamment trois. Trois adaptations en bandes dessinées. Trois – si je n’avais pas peur du mot et de son emploi trop souvent galvaudé, je dirais : chefs-d’œuvre. Parce que c’est beau, parce que c’est remarquablement dessiné en noir et gris et même blanc, d’un trait qui semble germé et poussé du sol, fleuri du sang. Des portraits admirables de personnages abreuvés à la gnôle sauvage et au lavis, pourtant si hauts en couleur. Parce que c’est conté avec une justesse de regard (oui…) frappante tellement vraie, porté par des dialogues foisonnants, un sens du propos imagé qui font de tous, et même des teigneux, des taiseux, aussi bien que des exubérants et des cas hors normes, qui en font des figures. De sacrés bonshommes.



Ces albums édités par les Éditions Sarbacane sont donc adaptés-écrits par Gwen de Bonneval et dessinés par Hervé de Tanquerelle. Et c’est très étonnant comme l’écrit de celui-ci peut devenir dessin, le trait de celui-là se changer en écriture.

Il est probable que certains de ces titres soient épuisés. Ce qui est une honte. Bien entendu, il n’est pas interdit de néanmoins les demander à votre libraire favori, qui, s’il est bien celui que l’on croit, et non pas le boucher-charcutier, s’empressera de vous le fournir.

 

Premier titres grandiose : La Vierge Froide et autres racontars. Où l’ont suit l’histoire de cette Vierge Froide « belle comme un beignet aux pommes », si chaudement rêvée, par tout une suite, chacun son tour, de nos amis piégeurs de renards, déroulant ainsi des aventures de braises vécues par l’un puis l’autre, jusqu’à la cendre et la permission accordée au suivant sur les droits d’idylle avec la belle dame rêvée… Où l’on escorte, autre racontar, l’histoire de grande amitié qui va unir durant six mois nocturnes Herbert à son coq Alexandre… Et encore l’extraordinaire tournée des visites de deux trappeurs amis enchaînés de silence et noyés de torrents de mots…

 

Tome deux : Le Roi Oscar et autres racontars. Dont le premier des racontars nous narre façon épique les « Joyeuses Funérailles », parmi les trappeurs, de Jalle malencontreusement terrassé par une crise cardiaque. Congelé, décongelé, recongelé, tandis que les amis boivent à sa santé post mortem… « Une Condition absolue » nous dira comment la construction d’une annexe chiotte peut diviser de fiers amis chasseurs et faire éclater la discorde et la guerre… « Le Roi Oscar » débute par cette phrase : « Vieux Niels  et son compagnon s’achetèrent un cochon. » Ainsi fait-on sans le savoir un premier pas vers l’enfer sur glace. Un petit cochon. Qui va grandir et grossir et qui va s’appeler le Roi Oscar, et que Vieux Niels va chérir au-delà sans doute de la raison, jusqu’au drame. Et quel drame ! Un racontar, rappelons-nous, est une histoire vraie qu’on pourrait croire mensonge… ou l’inverse…

 

Tome trois : Un Petit Détour et autres racontars. Où nous suivons dans « Une Balle Perdue » une très singulière chasse à l’ours qui commence par une fuite-strip-tease de Siverts, passe par un pétage de plombs de ce dernier face au mastodonte qu’il va vaincre, ou en tous cas écarter, à coup de gueulées… jusqu’au final et un coup de fusil improbable qui va abattre un plantigrade céleste… Quant à ce « petit détour », il se fera à la dérive sur quelques miles, dans une barque expédiée par un remous sur le haut d’un iceberg. Dans la barque deux chasseurs de morses, et les morses abattus… et une seule, une seule malheureuse bouteille de gnôle… Tout ceci, si on ne l’a pas compris c’est à désespérer, est d’une grande truculence, d’une belle santé. De détonantes envolées, épicées de poésie rude qui ne fait guère dans la guimauve et le bon ton. C’est jovial, génial, ardu, rugueux. Ce sont des racontars, ça se raconte au cours des longues nuits, dans les cabanes des chasseurs et trappeurs, où nous voilà conviés sans façon. Presque admis parmi eux. Des leurs. Dans les cabanes où il fait chaud, sous des hauteurs de neige matelassée jusqu’au toit contre le vent qui hurle, avec les chiens dehors qui dorment sous la couche, et des ours en maraude.

Du joli bonheur, en somme.

 

Pierre Pelot

Peinture © Pierre Pelot

 

La Vierge Froide et autres racontars, Gwen de Bonneval et Hervé de Tanquerelle, éditions Sarbacane, octobre 2009, 120 pages, 23,50 €

Le Roi Oscar et autres racontars, Gwen de Bonneval et Hervé de Tanquerelle, éditions Sarbacane, janvier 2011, 112 pages, 22 €

Un Petit Détour et autres racontars, Gwen de Bonneval et Hervé de Tanquerelle, éditions Sarbacane, septembre 2013, 128 pages, 22 €

 

> Retrouvez d'autres textes de Pierre Pelot sur son site internet, La tanière.

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