La Fontaine par Jacques Réda

I have a dream


S’il te plaît, dessine-moi un agneau ? Dans son La Fontaine, Jacques Réda refuse de voir qu’il y avait peut-être aussi, chez le bonhomme fabuliste, face à certains aspects de la société, un peu de l’agressivité du loup.


Puisque, comme l’a dit Montesquieu, les critiques sont des eunuques, il arrive souvent qu’ils soient jaloux, voire mesquins. On ne compte plus, au moins en France, les publications universitaires dans lesquelles ceux-là mêmes qui sont censés présenter et exalter un écrivain parsèment leurs introductions de compliments très empoisonnés. Pour éviter cet écueil, les éditions Buchet-Chastel reprennent aujourd’hui les titres d’une collection qui avait eu son heure de gloire il y a un demi-siècle, et dont le principe consistait à confier à un écrivain contemporain reconnu le soin d’initier ou de ramener le grand public à un écrivain classique. Est réédité par exemple le Virgile de Giono. Mais à ces rééditions s’adjoignent des nouveautés : voici donc un La Fontaine par Jacques Réda.

Le système qu’on vient d’exposer a cependant ses limites. Si, entre deux "gars du bâtiment" séparés par plusieurs siècles, il n’y a effectivement plus guère de place pour des piques assassines et si le ton ici est bien celui de l’enthousiasme, Réda entend marquer son originalité en présentant un La Fontaine qui n’est pas celui que tout le monde connaît. Son La Fontaine. D’ailleurs, la collection ne se nomme-t-elle pas "les Auteurs de ma vie" ? Seulement, à vouloir systématiquement sortir des sentiers battus, on court le risque de se perdre dans la forêt.

Passons sur la pesante coquetterie de cette captatio benevolentiae dans laquelle Réda nous explique qu’il n’est pas spécialiste de La Fontaine et qu’il n’a accepté d’honorer cette commande que pour faire partager l’amour profane qu’il a pour ce poète. A-t-il oublié qu’on trouve dans son casier judiciaire un article par lui commis il y a trente ans déjà et publié dans le numéro 106, numéro "spécial La Fontaine", de la revue Action poétique ? Intitulé "Bâtons rompus pour La Fontaine", l’article en question développait de façon extrêmement convaincante l’idée suivant laquelle le vers de La Fontaine "Ne point errer est chose au-dessus de mes forces" devait bien moins être lu comme l’aveu d’un paresseux indécis que comme la révélation de l’essence de la vis poetica du fabuliste, errance (voire erreur) et rêverie étant sœurs jumelles.

Passons aussi sur ces multiples métaphores, souvent étirées sur plusieurs paragraphes, que nous inflige aujourd’hui Réda dans son introduction. Sous prétexte qu’il nous convie à une "promenade avec La Fontaine", elles sont généralement aquatiques ou fluviales, mais elles semblent parfois sortir du dernier bulletin météo : "…la plupart respiraient cet air politique sans en souffrir au point de concevoir la possibilité d’une atmosphère moins pesante, de même que nous inhalons aujourd’hui, sans y réfléchir ni le déplorer à chaque minute, les gaz que la tyrannie de l’industrie mêle à notre oxygène vital.

"Existaient d’ailleurs des soupapes, des milieux protégés, des systèmes de filtrage dispensant un air presque plus pur que nature…"

On nous permettra de préférer la laconique formule d’Alphonse Allais : "On étouffe ici ; ouvrons une parenthèse", mais peut-être après tout y aura-t-il parmi les lecteurs de cet ouvrage des membres de la Société des Adorateurs de la Métaphore Filée. Nous gênent en fait beaucoup plus profondément deux thèses soutenues par Réda à propos de La Fontaine. L’une est liée au choix même des textes qu’il propose après son introduction d’une cinquantaine de pages. Partant du principe, inattaquable, suivant lequel il existe une cohérence globale dans l’œuvre de La Fontaine, il entend réhabiliter certains pans de celle-ci aujourd’hui négligés. A côté des fables proprement dites (dont il ne nie certes pas le génie), il y a les contes, et les Amours de Psyché et de Cupidon, et les Discours à Madame de la Sablière. Mais Réda serait peut-être plus avisé s’il se demandait si le temps n’a pas bien fait les choses en jetant certaines de ces pages au fond de ses oubliettes. Car oui, il faut oser le dire, bien des contes de La Fontaine sont proprement assommants, parce qu’ils n’ont pour originalité qu’une « licence » qui n’émoustille plus personne aujourd’hui. Adultères au fond du jardin, amours ancillaires, jeune garçon déguisé en fille pour aller séduire à loisir l’une des nonnes d’un couvent et qui finit par révéler publiquement sa virilité parce qu’il ne peut contrôler certains réflexes… Tout cela, franchement, ressemble plus à un recueil d’histoires (prétendument) drôles qu’à un recueil de poèmes. C’était sans doute scandaleux au XVIIe siècle, mais les mœurs ont changé et toutes ces audaces sont devenues proprement insignifiantes. Mais le style ? nous crie Réda. Mais cette manière qu’a La Fontaine de parler de "la chose" page après page sans jamais la nommer ? Eh bien, justement, toutes ces interminables et acrobatiques circonlocutions ont quelque chose de désespérément gratuit.

Si, en revanche, les fables n’ont, aujourd’hui encore, rien perdu de leur caractère subversif, c’est que, de la Cigale et la fourmi au Lièvre et la tortue en passant par la Besace ou la Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf, elles traitent, toutes autant qu’elles sont, de la question du pouvoir. Et, à cet égard, la deuxième thèse de Réda sur La Fontaine ne laisse pas d’être agaçante. Si La Fontaine n’est jamais dépeint comme un lâche ou comme un pleutre, il n’en est pas moins présenté ici comme un conservateur résigné et pantouflard, "philosophe " dans le très mauvais sens du terme, autrement dit comme quelqu’un qui, tout en regrettant certaines injustices du monde, vit avec l’idée qu’elles sont inévitables, fatales. Le prouverait, entre autres, la conclusion célèbre des Animaux malades de la peste : "Selon que vous serez puissant ou misérable,/Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir."

C’est indubitablement une interprétation possible de cette fable : le pouvoir est toujours du côté du pouvoir. Mais une telle interprétation est aussi une insulte faite à La Fontaine — et à la littérature en général, qui sait distinguer entre fatalité métaphysique — oui, nous sommes tous mortels — et fatalité (pseudo-fatalité) sociale. Certes, si Réda veut dire que La Fontaine n’est jamais allé jeter des bombes sur le Château de Versailles et a préféré se retirer dans sa campagne pour éviter les ennuis, nous ne saurions prétendre le contraire. Mais est-il si difficile de voir que la seule description d’un état de choses peut avoir valeur de dénonciation ? Lue sous un certain angle, la conclusion des Animaux malades de la peste est aussi une incitation à la révolte (on ne saurait d’ailleurs négliger l’ambiguïté sur le mot cour — cour de justice ou cour du roi ?). Et ne fallait-il pas une sacrée dose de courage pour oser écrire, dans les Obsèques de la lionne :


Je définis la cour un pays où les gens,

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,

Tâchent au moins de le paraître :

Peuple caméléon, peuple singe du maître.


On pourra nous rétorquer que Réda rejoint Sartre dans son affirmation des limites du pouvoir de la littérature — Sartre qui expliquait que les mêmes planteurs qui pleuraient en voyant une représentation de la Case de l’oncle Tom n’en continuaient pas moins d’exploiter leurs esclaves quand ils regagnaient leur plantation. Mais puisque, comme le rappelaient Fruttero et Lucentini dans la Prédominance du crétin, Sartre avait dû atteindre l’âge de soixante-dix ans pour découvrir les vertus et le confort d’un blouson de cuir, après avoir donc subi des décennies durant les affres du costume-cravate, il n’est pas interdit de penser que, de la même manière, la littérature a besoin d’un certain délai pour faire son effet. Les bombes les plus efficaces sont les bombes à retardement.


FAL


P.S. — Regrettons — mais ce reproche s’adresse plus à l’éditeur qu’à l’auteur — l’absence de toute note dans cet ouvrage, alors que certaines expressions ou références dans les textes cités sont devenues totalement incompréhensibles pour le commun des mortels du XXIe siècle.



Jacques Réda, La Fontaine — Pages choisies, Buchet-Chastel, "les Auteurs de ma vie", mars 2016, 12€

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