Bertolotti et sa bibliothèque rose d’enfer

Parmi la faune bigarrée des collectionneurs, on rencontre une majorité de parfaits égoïstes, qui exercent leur compulsion dans un impénétrable secret, avec maniaquerie et suspicion envers quiconque s’approche d’eux, et dont on ne découvre les trésors que bien après leur disparition, par exemple au moment de forcer la porte de leur cabinet privé.

 

Mais il y a aussi des collectionneurs altruistes, qui aiment dévoiler et faire partager le voisinage des objets, livres, tableaux, etc. qu’ils accumulent au quotidien, avec une passion doucement fébrile. Alessandro Bertolotti fait sans conteste partie de cette seconde catégorie et, au vu de ce que recèle son récent volume de Curiosa, on croit sur parole la quatrième de couverture qui le dit être « l’un des plus grands collectionneurs de livres érotiques et d’ouvrages de photographies de nu ».

 

Pénétrer dans une bibliothèque particulière (et Dieu sait si celle-ci l’est, dans les deux acceptions du terme) relève de l’indiscrétion pure si cette violation est commise en l’absence de son propriétaire. Bertolotti, lui, ne se borne pas à nous confier les clefs de son vaste « Enfer », il s’en fait le cicérone et nous guide d’arrières-rayons en back room, de niches discrètes en alcôves… L’homme n’est en effet pas qu’amateur d’éditions recherchées, il est avant tout doté de connaissances encyclopédiques sur le sujet qui embrassent le champ entier couvrant l’érotisme, la pornographie ainsi que les psychopathies sexuelles.

 

Pas question de ne couvrir ici du regard que des in-folio remontant à l’âge d’or du libertinage ou des grivoiseries imprimées sur ce papier que l’on dénomme, si opportunément parfois, « vergé ». On croisera bien entendu les Godard d’Aucourt, Nerciat et autres Restif, mais pas qu’eux. Car ce qui contribue justement à l’attrait de ce qui s’étale sous nos mirettes bien écarquillées et gourmandes, c’est le mélange des genres et la variété des pièces. Bertolotti, en lettré sainement curieux, ne se contente pas des reliures pleines peau et de la littérature majuscule. Il fait aussi main basse sur le moindre exemplaire de la kitschissime – mais pionnière – revue gay Body Beautiful, vendue à l’origine 35 cent. Il acquiert le manuel de bondage maladroitement broché The life of a masochist publié en 1977, et c’est une bonne inspiration dans la mesure où cette brochure est pour ainsi dire introuvable aujourd’hui. Il pioche ensuite dans le Keepsake galant commis par l’anarchiste Duflou, qui se déguisait en bourgeois pour se rendre aux presses où il imprimait, à l’insu de sa respectable petite famille, les pires insanités. Il s’empare sans hésiter du Perverse Alice publié aux Humanoïdes associés, sur la couverture duquel une blondinette aussi radieuse qu’impubère brandit deux concombres, destinés à quel entremet ? Entre les coups enfin, Bertolotti glose sur les dessins dont Cocteau gratifia Genet, il réexpose avec didactisme la philosophie matérialiste de Sade, il évoque avec clarté les théories sur le troisième sexe du neurologue Magnus Hirschfeld. Bref, de cette cohabitation hétéroclite, savante en ce qu’elle sait se débarrasser de toutes les œillères pour considérer l’objet envisagé, naît forcément un très joyeux bordel.

 

Il apparaît alors que la générosité de la démarche qui consiste à exhiber ces inestimables Curiosa est en fait la manifestation d’une perversion supérieure : le lecteur en est la première victime, qui se laisse contaminer par une sorte d’avidité. Entre ses mains moites, les pages tournent avec frénésie, il tente d’effleurer ces affriolantes bizarreries, mais ses doigts hélas ne caressent que leurs fac-similés glacés, et partiellement reproduits. Comme on aimerait, là où il n’y en a que trois, admirer les dix clichés du Narre Tod (1922) où Franz Fiedler, en moderne Ecclésiaste, faisait se côtoyer une fille en fleur et un squelette dans de scabreuses positions. Ou feuilleter la série intégrale des Betty Page in bondage publiés par Irving Klaw dans les années 50, avant que sa protagoniste, à qui les cordelettes et les baillons seyaient pourtant à la perfection, ne se convertisse définitivement au méthodisme.

 

Arrivé au terme de ce festin mêlant fruits verts et mûrs, douceur et amertume, liquides et solides, pointes et talons, on se sent délicieusement fourbu mais point encore rassasié, et les seuls mots qui viennent aux lèvres sont : « Encore, Alessandro, encore… »

 

Frédéric Saenen

 

Alessandro Bertolotti, Curiosa. La bibliothèque érotique, Traduit de l’italien par Denis-Armand Canal, La Martinière, septembre 2012, 254 pp., 49 €. 

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