Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Delerm. Extrait de "Je vais passer pour un vieux con"


EXTRAIT >


Je vais passer pour un vieux con

 

Dans la liste des précautions oratoires, celle-ci occupe une place à part. Elle n’a pas l’aspect cauteleux, gourmé, en demi-teinte de ses congénères. Elle souhaite jouer la surprise par sa forme, une vulgarité appuyée qui aurait pour mission de gommer à l’avance le pire des soupçons : une pensée réactionnaire. L’interlocuteur ne doit pas se récrier avant la remarque promise. Mais une petite réticence aux commissures des lèvres signifiant « Toi, passer pour un vieux con ! ? » semble bienvenue. Elle était espérée.

Le propos qui suit peut toucher à l’éducation des enfants, la manière de faire des cadeaux, les principes de politesse, le comportement à table, la montée et la descente dans le wagon des usagers du métro. Mais il y aura de toute manière référence à un passé jugé préférable. Dans le non-dit passe pourtant une référence sous-entendue à une expérience quasi libertaire – oui, c’est moi qui dis ça, et pourtant tu connais mes opinions, je n’étais pas le dernier à vouloir du nouveau en mai 68. C’est peut-être alors qu’il eût été opportun de jeter dans la foulée une réflexion passéiste presque séduisante, qui serait venue délicieusement à contre- courant, en parenthèse juste vouée à cautionner une intégrité intellectuelle supérieure.

Car oui, à vingt-cinq ou trente ans, avec la séduction physique, l’écharpe au vent, la chevelure folle, on peut tenter de donner un petit coup de canif dans le politiquement correct, et même envisager de provoquer la concession, voire l’assentiment. Après, cela devient plus périlleux, et bientôt suicidaire. La seule habitude de faire précéder ses réflexions d’une précaution oratoire a déjà quelque chose de rédhibitoire. Inutile de révéler soi-même en sus le prix sur l’étiquette. On passera pour un vieux con.

 

Vous n’avez aucun nouveau message

 

Le téléphone cellulaire a changé notre façon d’attendre et de nous inquiéter. Il a bouleversé la poésie des gares, transformé l’essence des quais où nous ne connaissons plus cette bouffée de recherche anxiogène, à la descente des voyageurs, à peu près certains que si celui, celle que nous espérons avait eu un problème, nous en aurions été avertis.

Mais la technologie n’a que le pouvoir de transposer les gammes de l’émotivité, pas celui de les éradiquer. Désormais, c’est sur le silence du téléphone portable que s’est cristallisée la douleur d’espérer, quand quelqu’un ou ce que nous attendons qu’il nous dise nous manque.

Pas de sonnerie familière, aucun signe sur l’écran vide. Et comme il nous faut toujours des mots pour confirmer nos états d’âme, le tapotage fébrile du 888 nous apporte bientôt la neutralité crispante de cette voix féminine : « vous n’avez aucun nouveau message ».

Il nous faut un peu de mauvaise foi pour trouver que cette formulation est particulièrement cruelle. En quoi la présence de messages envahissants qui ne seraient pas celui que nous attendons nous mettrait-elle du baume au cœur ?

Pourtant, la formulation négative de la phrase, et surtout la succession des trois mots aucun- nouveau-message est plus que glaciale. Elle semble dépasser son apparente objectivité, et manifester dans son excès de retenue une volonté sournoise de nous faire souffrir.

Message. Le mot est fort, porteur d’une humanité presque romantique. L’absence de message renvoie par contraste à la sécheresse clinique de notre situation expectante. Nouveau. Oui, c’est du nouveau que nous attendons, du nouveau que nous voulons expurger de cette boîte diabolique qui nous jette impudemment aux oreilles son refus de créer un autre présent, la seule chose que nous attendons d’elle.

Et puis aucun, surtout. Aucun nouveau message. Pas la moindre miette de communication qui daignerait glisser vers votre misérable personne. À quoi bon vous acharner ? Vous n’êtes pas plus fort que le silence, et puisque vous tenez à ce qu’on vous le dise avec des mots, vous n’avez aucun nouveau message.


© Éditions du Seuil

 

Sélection d'Annick Geille




 

Philippe Delerm, Je vais passer pour un vieux con, Et autres petites phrases qui en disent long, Éditions du Seuil, septembre 2012, 144 pages, 14,50 €


© Photo : Hermance Triay

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