Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Juan Goytisolo. Extrait de Genet à Barcelone


EXTRAIT 1 >

 

Quand, quelques mois après le suicide de son ami Abdallah, Genet m’annonça sa décision irrévocable de se suicider, Monique Lange eut l’idée d’en parler à Sartre pour lui confier notre désarroi et notre émotion. « Vous ne savez pas ce que c’est que vieillir », lui dit le philosophe. Genet non plus ne le savait peut-être pas encore – plutôt que la vieillesse, c’est un sentiment de culpabilité qui provoqua cette fracture dans sa vie –, mais l’angoisse écrasante de la mort ne cessa de le hanter. Dans de nombreux passages du livre, il parle en effet de lui au passé, depuis un non-lieu, comme un spectre, depuis le royaume des ombres : « à l’intérieur de moi reposait le mort que j’étais depuis longtemps », « les souvenirs que je rapporte sont peut-être les ornements dont on pare encore mon cadavre »… « Mais comment répondre à un mort autrement que par rhétorique ou silence ? » : « Celui qui, vivant, sacrifie son unique vie pour une cause en accomplissant un acte héroïque devrait avoir droit à une pierre tombale de silence et d’absence à la fois le dissimulant en frappant d’irréalité quiconque prononce le nom ou évoque l’acte héroïque, cause de mutisme définitif. » La mort ou la disparition, dans des circonstances obscures, des fedayin de qui il se sentit le captif amoureux, lui renvoyait l’image brutale de ce qu’il considérait comme le simulacre cruel de sa propre destinée. Le besoin constant de se remettre en question l’incitait à considérer sa vie entière comme un ensemble composé « de gestes sans conséquences subtilement boursouflés en acte d’audace » :

 

Ma stupeur fut très grande quand je compris que ma vie [] n’était qu’une feuille de papier blanc que j’avais, à force de pliures, pu transformer en un objet nouveau que j’étais peut-être le seul à voir en trois dimensions, ayant l’apparence d’une montagne, d’un précipice, d’un crime ou d’un accident mortel.

 

Une fois la tentation du confort moral et matériel définitivement éloignée, et se sentant intérieurement mort, il se mit en droit d’affronter celle de la gloire et de la transcendance. Son mépris de la reconnaissance mondaine – contrastant magnifiquement avec la souplesse servile de tant d’échines dans les petits mondes littéraires que j’ai connus au cours de ma vie – était, et est toujours, le modèle sur lequel j’ai tenté d’accorder avec plus ou moins de bonheur ma conduite, au point d’avoir réussi à en faire comme une seconde nature. Aucun honneur, aucune récompense, aucun hommage ne vaut pour moi une seule minute de ce bonheur éphémère qui illumina, dans d’autres circonstances et avec des gens très différents, mon cheminement de par le monde, d’une lumière semblable à celle qui irradia Genet parmi les combattants palestiniens. La fascination de l’exemplarité posthume à laquelle il fut confronté nous renvoie au paradoxe que j’ai signalé lors de ma visite à sa tombe dans le vieux cimetière d’al-’Arâich : celui d’une réflexion quasiment mystique sous la plume d’un athée.

 

Il n’y a probablement pas d’homme qui ne désire devenir fabuleux, à grande ou réduite échelle. Devenir un héros éponyme, projeté dans le monde, c’est-à-dire exemplaire donc unique, puissant, parce qu’il procède de l’évidence et non du pouvoir… [comme] cette image détachée de l’homme, ou du groupe, ou de l’acte, qui fait dire qu’ils sont exemplaires.

 

Or le désir de cette image définitive, capable de précipiter l’être humain dans l’annihilation de soi, ne peut être prémédité sans courir le risque de se convertir en imposture. Genet le savait et il contourna de son vivant le piège de l’« immortalité » dans lequel furent précipités bon nombre d’« immortels » ironiquement réduits, après leur mort, au néant d’un oubli juste et mérité. Genet mort, il est déjà exemplaire en tant qu’il fut unique. Sa vie et son œuvre se confondent en une aventure dont le radicalisme moral et littéraire brille de tous ses feux, sans jamais s’éteindre. La solitude des morts, avait-il écrit à propos de Giacometti, « est notre gloire la plus sûre ».

 

 

EXTRAIT 2 >

 

Six ans après sa mort et la publication posthume du plus beau et du plus audacieux de ses livres, la figure et l’œuvre littéraire de Genet continuent de susciter des polémiques enflammées : c’est la preuve qu’elles demeurent bien vivantes. La virulence de certaines attaques confirme que la personnalité provocatrice et la radicalité esthétique et morale qui configurent ses écrits ont bien atteint leur cible. Ceux qui se disent scandalisés, drapés qu’ils sont dans les vertus du Bien-Dire et du Bien-Penser, en sont les premiers destinataires : ses ennemis jurés. Aussi l’hypocrisie, les conventions et l’étroitesse d’esprit qui caractérisent une certaine critique s’insèrent-elles harmonieusement dans le corps de son écriture au même titre que les voix des politiciens, des juges, des dames ou des ecclésiastiques qui s’expriment dans Les Bonnes, Le Balcon et Les Nègres. Si un esprit mal tourné changeait malicieusement les déclarations ou les répliques de ces protagonistes par des passages tirés du dossier de presse du Captif amoureux ou de L’Ennemi déclaré, il est probable que personne ne s’en rendrait compte. Genet a toujours courtoisement cédé la parole à ses adversaires à l’intérieur même de son univers : il les conviait à monter sur scène.

Mais, au-delà du verbiage futile destiné à satisfaire la curiosité des érudits, il existe – qui sait ? – une image différente de celle que le poète souhaitait ou recherchait inconsciemment tout au long des différentes étapes de son existence, qui commence à peine à transparaître, à se révéler progressivement comme une épreuve photographique. Cette image fixe, définitive de l’homme et de l’artiste, impossible à atteindre tant que nous n’abandonnons pas notre univers profane pour pénétrer dans celui de l’absence, devient visible à partir du néant, depuis les opacités et le royaume de la subtilité.

Lors du colloque consacré à Genet à l’occasion de la reprise du Balcon au théâtre de l’Odéon, j’ai fait allusion au paradoxe qu’il avait créé en disparaissant de notre monde pour entrer dans l’histoire : c’est-à-dire au fait, pour ceux qui l’ont connu ou fréquenté, de décrire leurs rapports avec lui en des termes religieux, de grâce ou de châtiment, qui renvoyaient à un vocabulaire situé plutôt aux antipodes de son athéisme. Comment concilier les termes de cette grâce et de cette sainteté, que j’invoquerai plus tard, avec ceux du rationalisme cartésien qui structure, derrière les illusions et trompe- l’œil de son théâtre et de son écriture poétique, sa conception rigoureusement égalitariste de l’être humain ? Le concept philosophique selon lequel il faut opérer un distinguo entre les sciences exactes et celles qui englobent d’autres domaines de la pensée humaine (éthique, société, vision métaphysique, etc.) le poussait à rejeter les différences fondées sur la couleur de la peau, le sexe, la tradition culturelle et religieuse, etc., en tant qu’elles sont inconcevables pour la raison humaine : il n’existe en effet ni cerveau catholique ni mathématiques noires. Cette conception, sous-jacente à ses jeux de miroirs et à sa mise en scène du grand théâtre du monde, éloignait l’idée de transcendance et mettait toutes les religions dans le même sac. La lecture de ses œuvres laisse par conséquent apparaître la quête d’une exemplarité immorale, fondée sur l’apologie des actions et des valeurs répréhensibles et universellement réprouvées. Au Genet rationaliste, implacable pourfendeur des principes et des tabous sur lesquels repose la société bourgeoise, s’ajoute ainsi un autre Genet, dont la vie et l’œuvre peuvent être interprétées comme une conquête sinueuse, parsemée de brisures et de révoltes, d’une forme subtile d’exemplarité : modèle a priori négatif, mais qui atteint sans doute sa véritable dimension pour peu qu’on l’examine à la lumière d’autres voies de perfection secrètes qui fleurirent il y a plus de dix siècles à l’horizon culturel de l’islam.

Lorsque je décrivais, dans mon roman Paysages après la bataille, l’idéal littéraire et humain d’un scribouillard excentrique retranché dans le quartier parisien du Sentier, il était évident pour tout lecteur familiarisé avec mon travail qu’il ne pouvait s’agir que de Genet :

 

Un homme qui refuse la vanité, méprise les règles et les convenances, ne cherche pas à faire des disciples, ne tolère pas la louange. Ses vertus sont modestes et cachées et, pour les rendre encore plus secrètes, il se complaît dans des pratiques méprisables et indignes. En plus de susciter la réprobation des siens, il provoque leurs accusations et leur ostracisme.

 

Son mépris de toute sollicitude ou admiration, son indifférence de « solitaire dans la multitude (1) », tel que Ibn ’Arabî définissait le malâmî, nous livrent une des clefs qui nous permettent de comprendre les dernières décennies de la vie de Genet. Les adeptes de la malâmiyya (gens du blâme) – terme dérivé de malâma (blâme) – évitaient toute manifestation de piété, affichant au contraire une conduite répréhensible aux yeux d’autrui afin d’occulter leur état mystique et leur piété secrète. Ils refusaient, pour ces mêmes raisons, de se distinguer par leurs vertus, préférant qu’on les humilie en les traitant avec condescendance. Jalâl-Dîn Rûmî, sage, poète et fondateur de l’ordre des derviches tourneurs, se soumit humblement à l’épreuve que lui fit passer son maître et ami Shams Tabrîzî – aller acheter une cruche de vin au marché le plus fréquenté de la ville – afin de vaincre son orgueil et provoquer délibérément les railleries du public. Avant lui, un cheikh malâmî issu d’un prestigieux ordre soufi iranien conseillait à l’un de ses disciples (murîd) de « garder secrets ses actes méritoires comme d’autres gardent secrètes leurs vilenies ». Le comportement extravagant de certains saints populaires du Maghreb – négligence des prescriptions rituelles, ébriété sur la voie publique, sodomie, etc. – participait de cette provocation du pharisaïsme propre aux bonnes consciences, par laquelle ils raffermissaient leur vertu cachée. « Si tu as l’occasion de te mettre dans une situation où tu peux être soupçonné de vol, disait Bîshr Ben al-Marîz al-Hâfi, fais tout pour te faire passer pour le voleur. » Malgré leurs étourderies et leurs excès, Ibn ’Arabî rangeait les malâmîs parmi les hommes spirituels ayant atteint les plus hauts et les plus parfaits degrés de la

sainteté (walâya) (2).

Bien qu’obscures, les convergences entre le chantre du vol, de la trahison et de l’homosexualité et les soufis adeptes de l’ordre malâmiyya sont indéniables. Il serait aussi faux qu’anachronique d’attribuer à un écrivain de l’envergure de Genet la foi et le mysticisme des malâmîs ; malgré cela, nous relevons de fort nombreuses ressemblances qui ne peuvent être ignorées. Ceux d’entre nous qui vécurent quelque temps à ses côtés et savourèrent le privilège de l’observer pourraient écrire tout un livre sur l’inconvenance de ses manières, ses déloyautés, ses colères subites, ses froideurs inexplicables et ses paroles non suivies d’effet : sa violence provocatrice à l’égard de tous les pouvoirs et symboles de l’oppression faisait de lui, bien entendu, le repoussoir idéal pour la

société au sein de laquelle il vivait.

Outre ces faits et anecdotes qui font déjà partie de sa légende, nous avons pu découvrir chez lui, les rares fois où il était distrait ou baissait la garde, des moments exquis de sainteté : saint par distraction, comme de nombreux malâmîs célèbres, quand il supportait héroïquement la fatigue et la souffrance physique à cause des faibles et des persécutés et que, oubliant son éloge de la trahison, il faisait preuve d’une fidélité surprenante et émouvante aux heures les plus sombres d’une épreuve ou d’une ordalie. Inutile de dire que ces moments-là, qu’il cachait soigneusement à la vue du public, comme nous cachons à autrui nos bassesses et nos lâchetés, suscitaient après coup une réaction parfois colérique de sa part contre ceux qui en avaient été les témoins. On aurait dit que, surpris en train de commettre in fraganti un acte moralement répréhensible, il voulait se venger de sa négligence et de ceux qui pourraient éventuellement en témoigner.

Étaient-ce des efforts destinés à composer une image qu’il voulait propager et substituer à lui-même ? Cherchait-il, comme il le dit dans l’une des plus belles pages de son œuvre posthume, se trompait-il, esquissait-il des aberrations, des monstres non viables, des images qu’il devait déchirer si elles ne s’étaient pas estompées d’elles-mêmes ? Sa volonté de défier jusqu’au bout l’hypocrisie des bien-pensants, en exhibant fièrement tout ce qui est odieux et abominable, lui imposait-elle la nécessité de gommer les éléments qui contredisaient sa réputation d’infamie ? Était- il ce « comédien et martyr », héros du livre indigeste de Sartre, à l’affût de l’acte définitif qui le précipiterait dans le néant, mais qui enflammerait en même temps l’imagination collective, sinon à la manière des héros, des prophètes et des saints, du moins comme les criminels célèbres ou les personnages pervers de Sade ? Nous ne le saurons jamais.

Ce que l’on peut toutefois constater depuis l’autre rive, depuis le Maghreb où j’écris ces lignes, c’est que l’image de Genet telle qu’elle a été forgée depuis qu’il a atteint la gloire – toujours présente dans le rejet des intellectuels conformistes, des intermédiaires culturels et du troupeau national de ses compatriotes – tend à s’estomper pour être supplantée par une autre, bien plus envoûtante et poétique. Le nesrâni ou Européen enterré dans le vieux cimetière espagnol de Larache, défenseur des opprimés et ami de la cause palestinienne, rapatrié presque clandestinement au Maroc comme un de ces milliers de travailleurs émigrés décédés en Europe, n’a presque plus rien à voir avec celui que connurent Cocteau et Sartre, et par qui le scandale est arrivé dans les cercles littéraires parisiens. L’image qu’il s’est employé à créer s’est ternie jusqu’à s’effacer complètement, et celle qui émerge progressivement de la pellicule surprendrait sans nul doute l’intéressé lui-même.

La modeste sépulture du poète surplombant une falaise, inlassablement fouettée par les vagues poussées par les courants marins, se distingue par sa propreté et le soin dont elle est l’objet de celles de ses voisins plus anciens, pour la plupart les membres indésirables de la caste militaire africaniste espagnole, une caste que Genet a parodiée dans des scènes inoubliables des Paravents et avec laquelle il s’empoignerait bien, nuit et jour – j’imagine sa fureur s’il vivait encore. Des mains anonymes déposent des bouquets de fleurs, arrosent le gazon qui pousse en bordure de la pierre, s’emparent même de son épitaphe comme d’une relique ou d’un souvenir pieux. Marocains et Européens viennent s’y recueillir, entourant sa tombe d’une aura de respect, presque de sainteté.

Bien que la walâya ou sainteté en islam remonte au premier siècle de l’hégire, elle n’obéit ni à une épreuve initiatique ni à une réglementation stricte comme celle qu’impose, malgré ses aberrations, l’Église de Rome. Les « féaux d’Allah » sont choisis librement par le peuple, et leur sainteté posthume ou acquise de leur vivant est souvent fragile et aléatoire. Certains santons, après avoir été pendant un temps l’objet de la dévotion des fidèles, tombent en désuétude ; leurs sanctuaires, livrés à l’abandon, témoignent pathétiquement de leur déchéance et de leur perte inexorable de la baraka. D’autres attirent en revanche des centaines, voire des milliers de visiteurs autour des sanctuaires ou zâwiyas fondés par eux-mêmes ou par leurs héritiers, à l’occasion d’un pèlerinage ou d’une fête du calendrier musulman. Au Maroc, certains de ces saints sont juifs et reçoivent la ziâra de juifs comme de musulmans. Bien qu’il condamne ces manifestations hybrides de religiosité, le sunnisme officiel fut contraint de transiger avec elles depuis notamment l’échec historique du réformisme salafiste.

Genet deviendra-t-il au fil des ans un de ces saints populaires (walî) que les pèlerins, après avoir noué les rubans de leurs ex-voto aux arbres proches de la tombe, comblent d’humbles offrandes et dont ils sollicitent les faveurs ? Cela n’aurait rien d’extraordinaire si le magnétisme de l’image définitive suscitée par sa mort se concrétise et se perpétue. Un des saints de la région de Marrakech, connu pour prodiguer ses dons de fécondité, est un ancien soldat français des troupes de Lyautey qui, tombé amoureux du charbonnier d’un village, y a vécu jusqu’à sa mort et s’est converti à la foi musulmane ; sa tombe continue de recevoir jusqu’à nos jours la visite de femmes. La personnalité de l’ex- poète maudit n’a-t-elle pas des qualités et des vertus qui, pour être discrètes et cachées, n’en sont pas moins manifestes et attachantes ? La fascination exercée par ce Solitaire dans le monde l’a dépassé et pourrait bien revêtir des formes insoupçonnées en entrant dans le domaine de la légende. Qui sait si son désir de conquérir le royaume du « fabuleux, en grande ou petite échelle », n’est pas en train de s’accomplir : « devenir un héros éponyme, projeté dans le monde, c’est-à-dire exemplaire, donc unique, parce qu’il procède de l’évidence et non du pouvoir » ?

1992.

 

(1) Les adeptes de la malâma sont des esseulés ou des solitaires (afrâd, singulier : fârd) considérés uniquement sous le rapport de leur état (hâl) spirituel proprement dit. Lire à ce propos Ibn ’Arabî, al-Fûtûhât al-makkiyya. (N.d.T.)

(2) Leur station est celle qu’on désigne par la Station de la Proximité (maqâm al-qurba). Au- dessus, c’est la station – ultime – de la prophétie. (N.d.T.)

 

 

EXTRAIT 3 >

 

Lettre d’Abbeville…

 

Voici, Juan, la carte de visite de l’idiote du train. Moreau ? C’est la fille aînée de Jeanne Moreau (1) ? Elle aime la « Fin des Romanov » et elle est très impressionnée par l’aventure d’Anastasia. Elle a voté non au référendum (2).

(Elle sait aussi tout ce qu’on a f… à l’Odéon pendant l’occupation et elle le sait par une de ses amies qui est agrégée et qui me connaît et qui connaît Paul Vialar (3).)

Son grand homme c’est Tixier-Vignancourt (4). « C’est le plus grand avocat d’assises » et « il a un organe de bronze ». Ce qu’on a fait en mai 68 ? Que Dieu épargne à 69 d’être pareil. Elle a fait plusieurs camps de déportés et elle a lutté dans la Résistance. Le théâtre est abject. Son mari est un gros porc qui l’attendait à la gare. Le porc est maire d’un petit village près de la mer. Les ouvriers ont bien tort de se plaindre : le contrôleur, devant moi, lui a demandé 200 francs anciens de supplément, et elle l’a dit à son mari qui a grogné.

(Elle sait aussi que le gouvernement possède un film où l’on voit une femme à genoux devant Markovic (5) [sic], et que cette femme c’est Mme Pompidou, et que le gouvernement peut faire chanter [souligné trois fois] Pompidou. Demandez à Marie-Antoinette (6) si c’est vrai. Il se peut donc qu’il y ait au festival d’Aix, Pompidou chantant les clochettes de Lakmé (ou un autre air).

Elle sait aussi que Marcantoni est composé de deux noms : Marc et Antony. Et Antony c’est le nom du fils de Delon. Et Marc c’est à cause de l’abbé Oraison qui s’appelle Marc Oraison et qui est un ami de Sanguinetti (7).)

Son seul journal c’est L’Aurore et son hebdo c’est Minute (8).

Mais…

mais… en arrivant à Abbeville, où elle descendait, il y avait dans le filet à bagages une énorme valise, énorme et probablement pesante c’est ce qu’elle m’a fait comprendre, et qu’elle (la Moreau) quoiqu’encore jeune avait pris de l’âge, et qu’elle était faible, et qu’il n’y a pas de porteur à la gare d’Abbeville…

Alors ! ! !

J’ai ricané en emportant d’une seule main mes deux minuscules valises et ma canne. Elle a porté sa grosse valise en attendant que le vieux porc vienne la soulager. Elle a sué. C’était Mauthausen ! À nouveau.

C’est ainsi que nous avons fait « un bout de chemin ensemble » comme disait le Front populaire.

Je vous embrasse et je n’épargne pas Monique.

Jean

 

(1) La passagère, que j’ai vue brièvement dans le compartiment du wagon de Genet avant de descendre du train à la gare du Nord, s’appelait Moreau.

(2)Le référendum du 27 avril 1969 sur le « projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat », dont le résultat fut négatif, conduit à la démission de De Gaulle dès le lendemain.

(3) Écrivain et dramaturge français (1898- 1996).

(4) Jean- Louis Tixier-Vignancour (1907- 1989) était un avocat et homme politique français nationaliste et d’extrême droite, qui connut une grande popularité dans les années 1970-1980.

(5) Elle faisait allusion au grand scandale – l’affaire Markovic – qui avait éclaboussé Alain Delon après l’assassinat de son garde du corps yougoslave. Le bruit courut que l’épouse de Georges Pompidou, président de la République, aurait pris part aux soirées libertines que celui- ci organisait. On soupçonnait François Marcantoni, voyou corse proche aussi de l’acteur, d’être l’assassin de Markovic (celui-ci obtint un non-lieu faute de preuves).

(6) Ma charlatane de voisine de la rue Poissonnière. Voir l’épisode de la soupière dans « Le territoire du poète ».

(7) Premier chef de gouvernement sous le mandat de Pompidou.

(8)Deux organes de la presse d’extrême droite que la vieille lit avec dévotion

 

© Fayard

© photo : DR/

 

 


Quatrième de couverture >

Juan Goytisolo rencontre Jean Genet en 1955. Il ne perdra plus de vue l’auteur du Journal du voleur. En lui il a trouvé la figure de l’écrivain opposé à toutes les normes et conventions, qui a su se donner la liberté d’écrire et de vivre. Juan Goytisolo lui revaut cette leçon de liberté : admirateur passionné de son œuvre, il compose à sa manière une biographie de l’ami Jean et une réhabilitation du poète incompris. Au début des années 1930, Genet séjourne clandestinement à Barcelone. Mendiant et orgueilleux, il partage la vie de la pègre dans le Barrio Chino, et, pour subsister, se livre au vol, au travestissement et à la prostitution. De cette expérience naissent sa poétique faite de « subversion intime » et sa quête d’absolu. Sans cette clef, Juan Goytisolo n’aurait pu donner une nouvelle définition de sa « sainteté » ni retracer sa trajectoire dans les années 1960-1980, de Paris au Liban, en passant par Chicago avec les Panthères noires. Genet à Barcelone est un hommage émouvant et juste rendu au plus grand poète de langue française du XXe siècle.

 

Sélection d’Anncik Geille

 

Juan Goytisolo, Genet à Barcelone, traduit de l’espagnol par Abdelatif Ben Salem, Joëlle Lacor et Aline Schlman, Fayard, octobre 2012, 160 pages, 16 €

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