Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

François Jullien. Extrait de : De l’intime

EXTRAIT >

 

Chose étrange, vraiment, qu’un geste intime. Son « efficace » est prodigieuse. Par un déplacement si minime dans l’espace extérieur, il fait franchir, d’un coup, la barrière intérieure, abolit la frontière de l’Autre, son quant-à-soi. Il est à la fois tangible, physique, exposé (même lorsqu’il se dissimule) et par conséquent dénonçable, en même temps qu’il est empreint d’une subjectivité

telle qu’elle en est indicible, qu’on n’ose ou ne peut la formuler. Ce qu’on porte au plus profond de soi, nous découvrant ce plus profond que soi, et qu’on tient à l’abri des autres, est pré­cisément ce qui produit alors à couvert, dans le geste intime, une ouverture à l’Autre telle qu’elle pénètre en son fond, tréfonds, et le lui découvre ; son avancée, si discrète soit-elle, vaut intrusion et le fait chavirer. Car un geste intime ne peut se faire seul : il implique en effet un « Autre », exige qu’on soit deux. Pas plus qu’on ne peut être intime avec soi-même, on ne peut faire un geste intime sur soi (on peut toucher ses « par­ties intimes », mais le geste pour autant n’est pas intime) ; et, même si c’est moi seul qui prends sa main, ce geste, quand il est intime (c’est même à quoi on voit qu’il est intime), est commis à deux.

Aussi, même s’il paraît habituel, banal, voire est de tous les instants, un geste intime est « inouï ». Même si l’on ne s’en rend pas compte ou qu’on n’y prête plus attention, il constitue toujours, en tant que tel, un événement : un geste intime est toujours neuf, ne s’use pas, ou alors il n’est plus intime, n’étant plus efficace. Il est même l’anticipateur de la liaison : avant que l’intimité ne soit déclarée, il sert de prodrome et de déclencheur ; tant que la situation (la relation) n’est pas tirée au clair, il est même stratégiquement conatif. Souvent l’intimité du geste a précédé la parole. Phrase de roman : « alors il lui prit la main, puis il lui dit... ». Non seulement il anticipe, mais de plus précipite : c’est lui qui tranche d’un coup entre les possibles, met fin à l’incertain, sort de l’atermoiement et fait basculer soudain dans ce dedans partagé. Geste décisif s’il en est : cet événement qu’il crée, plus rien ne le referme et ne l’effacera, plus rien ne pourra faire qu’il n’ait pas objectivement été, même s’il est renié – il emporte avec lui la vie entière.

 

Deux traits notamment caractérisent ce geste intime. D’un côté, il est porteur d’intentionnalité, à la différence du geste de rapprochement qu’on commet par mégarde (ou du geste médical opérant serait-ce sur les parties intimes). De l’autre, il peut s’imposer à l’autre, mais ne se veut (ne vaut) que consenti par lui. Dit à l’envers : s’il fait violence, a quelque chose d’une agression, ce geste n’en est pas moins intime dès lors qu’il est accepté de l’autre et devient un lan­gage entre eux (Julien Sorel prenant la main de Mme de Rênal à Vergy). Dès lors, quel rapport avec le sexuel ? D’une part, le geste intime peut ignorer le sexuel (« n’en rien savoir » : quand on tient la main du malade à l’hôpital et même, alors, une caresse) ; et, d’autre part, quand il est marqué de sexualité, on le voit tôt bifurquer d’avec l’érotique.

Ce peut être le même geste, d’ailleurs : cette caresse ou cet attouchement. Mais soit il excite (s’excite) ; soit il pénètre, il s’insinue et envahit. Soit, vecteur d’érotisme, il en reste au stade réactif, et s’y bloque alors la pulsion ; soit, se faisant por­teur d’intimité, il enjambe celui-ci et va derrière, s’en va faire résonner l’intériorité de l’Autre sous l’archet de la caresse (comparaison banale mais qu’on ne dépasse pas), va chercher l’intérieur de son intérieur et le lui fait éprouver. Soit donc il y a gain de désir-plaisir, Lust ; soit il y a gain d’entente tacite et d’épanchement. Ou encore il y a avant et il y a après (ce qu’on appelle par conven­tion l’« acte » sexuel) : la tension érotique avant/la détente intime après (la conquête avant/la conni­vence après). À quel point sont-ils donc exclusifs l’un de l’autre, l’érotique faisant taire momenta­nément tout intime et l’intime en venant à faire oublier l’érotique, le dissolvant dans son infinité ? Suffisamment, en tout cas, pour que le sexuel se diffracte entre les deux et même pour que ce qui contredit l’érotique ne soit plus tant le « spirituel», selon l’opposition figée, trop commode, héritée de nos vieux dualismes, que cette dimension intime qui, plus elle s’étend, plus elle retire la condition de possibilité – c’est-à-dire, en fait, d’extériorité – de l’érotique.

On ne peut néanmoins se cacher que le geste intime, même si c’est la douceur d’une connivence qu’il prétend établir, opère d’abord comme une intrusion vis-à-vis de l’autre, autant dire une pénétration. Mais intrusion dans quoi ?

Je dirai : dans ce champ d’appartenance ou de ce que j’appellerai « privauté » (l’anglais privacy), tel qu’il se constitue pour chacun à partir de son corps propre, dont la barrière n’est pas marquée mais se connaît d’emblée, et que chacun transporte avec soi, dans lequel chacun s’enveloppe et se tapit. Le geste intime opère une brèche dans cette frontière invisible par laquelle chacun se garde et s’appartient. Car ce n’est pas tant que le geste soit expressif qui compte (tant de nos gestes le sont : de colère, de haine, de pitié – cette sémiotique des gestes ne fait pas problème) que le fait que le geste intime, faisant irruption dans ce champ d’appartenance de l’Autre, par lequel celui-ci se reconnaît et s’approprie, défait – fait sauter – la barrière entre l’Autre et soi, entre dehors et dedans : de sorte qu’un dedans s’étend à travers l’autre, au lieu de se heurter à son extériorité provocante – provocante parce que maintenant la distance, voire l’accroissant, comme le voudrait l’érotisme.

Ce geste intime était d’abord une audace : j’ose, je me permets de faire, par ce seul dépla­cement discret de la main, ce que d’autres – tous les autres peut-être – n’ont et n’auront pas le droit de faire, de leur vie, ne songent ou ne peuvent se risquer à faire, et que moi seul je m’autorise. Or, cet empiètement imposé, se glissant entre ces deux périls, l’indécence et la violence, dans un pari qui compte sur le consentement de l’Autre pour faire tomber la démarcation d’avec soi, a réussi d’un coup à faire basculer le rapport ; en étendant la « privauté » à nous deux, à renverser la donne : d’une effraction du dehors en dedans partagé ; ou de ce qui a toujours au départ quelque chose d’un coup de force en douceur infinie (je reviendrai sur cette « douceur » de l’intime pour la retirer de la mièvrerie du psychologique). Fascinant est ce point de basculement où tout se décide, où la transgression se retourne en accueil, et même découvre une attente, ainsi que l’impulsion soudaine en vibration, en écho, qui ne s’éteint pas. Ce qui fait que le geste intime, même s’il est devenu familier, n’est jamais routinier ; il garde toujours, je l’ai dit, quelque chose d’un événement inouï et du miracle. À quoi tient que, même quand il se montre, il ne peut jamais être complètement dévoilé ; qu’il se garde d’autrui pour n’être pas profané ; que, même fait en public, il reste codé « secret ». Ou, sinon, il est déshabité de lui-même, a perdu son efficace et n’est plus intime.

Car alors, quand ce geste n’est plus fait, ou que le faire devient à charge, s’exprime déjà une réticence qui rétablit la frontière invisible (Fabrice et la Sanseverina sur le lac, après l’épisode de la tour Farnèse). Sans donc qu’on s’en rende compte, et donc qu’on songe à en parler, a commencé de facto, physiquement, la séparation : l’épaule qu’on n’effleure plus, la main qui ne s’avance plus. Non seulement la cessation du geste intime traduit (trahit) la fin, ou du moins l’ébrèchement, de l’entente tacite et de la connivence, mais elle l’anticipe à la fois et la précipite, elle aussi. Elle avertit de ce qui est porté à se défaire et déjà l’engage. À l’instar d’oser le geste, mais cette fois en sens contraire, non plus par frayage mais par rétractation du possible. Le geste qu’on ne fait plus, ou même à peine retiré, signifie déjà – suffisamment – qu’on rend l’Autre à son dehors, l’abandonne à son extériorité.

 

Il y a donc, d’une part, la singularité que nous découvre le mot – « intime » : si juste en français, commun aux langues européennes à partir de sa facture latine, marqué par le tournant chrétien, il faudra encore comprendre jusqu’où et pourquoi. Et, d’autre part, il y a la « chose » qui, elle, paraît si commune et même dont on ne peut guère concevoir qu’elle ne soit pas de toujours et de partout : ce simple serrement des doigts, ou ce regard, ou cette parole, qui fait passer d’un coup mon sentiment intérieur, le plus intérieur, dans l’intériorité d’un Autre, effaçant entre nous la frontière et livrant mon intime – m’ouvrant le sien. Quelle limite culturelle puis-je imaginer à cette expérience ? Ou bien ne serait-ce pas si simple ?

S’agit-il là, dans l’intime, autrement dit, d’une catégorie culturellement et historiquement marquée, la notion étant née et s’étant déployée dans un certain contexte de civilisation, à un certain moment de son développement, et en gardant l’empreinte ? Tous nos concepts « sont devenus », disait Nietzsche qui, en cela, héritait de Hegel. Je ne pourrai alors pénétrer l’« intime » qu’en sondant cette singularité culturelle et en en explorant la cohérence ; je ne pourrai le comprendre sans cette histoire et cette acculturation. Tout comme on ne peut comprendre, par exemple, le saudade portugais qu’en se tournant, en plein paysage méditerranéen, vers l’Océan et ses plus lointains rivages, embarqué qu’on se trouve alors pour bien d’autres voyages ; ou le Sehnsucht de la langue allemande, que rend si mal également « nostalgie », qu’en pénétrant dans la fissure romantique et son rêve, non pas tant fait de Burg altiers, de brumes et de légendes, que de hantises à la Novalis et d’aspirations où le fini est « allusion » à l’Infini ; ou encore comme on ne peut pénétrer l’iki japonais qu’en associant au sens de l’honneur et de la séduction (ikiji-bitai) le renoncement boud­dhique, akirame, comme l’a si bien décrit Kuki Shûzô.

Passons en Chine – la Chine demeurée si longtemps extérieure à l’Europe tant par la langue que par l’Histoire et qui me sert ainsi de levier ou, disons, d’« ouvre-boîte » philosophique: comment y traduire « intime » ? Car je n’y trouve pas de terme où se rejoignent « l’essence intime de » et « la relation intime à », c’est-à-dire où le creusement d’un intérieur à soi-même puisse se révéler en même temps accès à l’Autre, comme chez Augustin, Dieu s’y découvrant « plus intérieur que mon intime », interior intimo meo. Je devrai, en Chine, choisir l’un ou l’autre : soit j’exprime la réalité la plus interne, privée, cachée (si-mi 私密, yin-mi 隐密), soit je dis la profondeur du lien (qin-mi 亲密), quitte à ce que la même idée d’intensité par compacité se retrouve d’un terme à l’autre (mi, dans ces composés du chinois moderne). Devrons-nous croire, en conséquence, que les Chinois, du moins jusqu’à la rencontre de l’Europe, auraient vécu autrement cette expérience qu’est pour nous (ce « nous » se découvrant alors européen) celle de l’« intime », ou même qu’ils l’auraient dans une certaine mesure ignorée ? Or celle-ci, à partir d’Augustin, n’a-t-elle pas été cruciale dans la construction de la subjectivité ? Et de même, ou d’abord, en nous retournant sur nous-mêmes et remontant dans notre histoire, qu’en est-il des Grecs, « nos » Grecs, puisque le mot est latin – ne serait-il que latin : intimus ? Les Grecs ont-ils donc ignoré l’« intime »?

Se pose enfin la question du genre adéquat pour aller plus loin : ne devrais-je pas plutôt écrire un roman ? L’intime, on le sait, est le plus singulier, le « plus intérieur », et se tapit en amont de l’analyse et de l’énoncé. Puis-je imaginer plus résistant – récalcitrant – à la prise du concept et à l’abstraction ? Que, selon la vieille formulation scolastique, l’existence soit faite des singuliers (existentia est singularium), tandis que la « science », le discours de la connaissance, « porte sur » les universels (scientia est de univer-salibus), donc de cette existence soit condamnée à rester à distance, se vérifie encore davantage en ce cas-ci. Aussi l’intime est-il par principe rebelle à la philosophie – quel philosophe en a parlé ? Il me faudra donc faire mon chemin non seulement entre le mot et la chose – entre ce qui se trouve impliqué par le « mot » et ce qui se trouve manifesté par la « chose », geste, parole ou regard – mais encore m’aventurer entre notion et situation : passer de l’histoire culturelle, à large échelle, à l’individuel de ce moment-ci, de cette vie-ci, et faire appel au récit, voire le varier par la fiction. Mais n’est-ce pas là, au fait, la condition de toute pensée du vivre ? Et pourra-t-on nous faire croire encore, à son sujet, à quelque rupture entre les deux, littérature et philosophie ?

 

© Grasset 2013

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Que n'avons-nous accordé bruyamment à l'«Amour» ? Mais «je t'aime» réduit l'autre à n'être qu'un objet, fait de la passion un événement qui bientôt s'use et d'abord en appelle à la «déclaration» pour s'annoncer. Or je préférerais être attentif au cheminement discret de l'intime – lui qui laisse tomber silencieusement la frontière entre l'Autre et soi, fait basculer d'un dehors indifférent dans un dedans partagé et vit inépuisablement des «riens» du quotidien, y découvrant l'inouï de l'être auprès.

Intimus, dit le latin, ou «le plus intérieur». Mais on ne promeut de plus intérieur de soi qu'en s'ouvrant à l'extérieur de l'Autre, montre Augustin.

Façon donc de se débarrasser de l'éternel du «cœur» humain, puisque nous aurons à suivre, d'Augustin à Rousseau (et Stendhal), comment cet intime en vient à se transporter de Dieu dans l'humain en Europe – est-ce ce qui fait «Europe» ? – et peut servir de départ à la morale.

Gageure aussi pour la philosophie. Car ce que nomme ainsi l'intime n'est-il pas, de droit, ce qui résiste le plus farouchement à la prise du concept ?

F. J.

 

François Jullien est titulaire de la Chaire sur l'altérité au Collège d'études mondiales de la Fondation de la Maison des Sciences de l'Homme. Son travail est traduit dans quelque vingt-cinq pays.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

François Jullien, De l’intime, Loin du bruyant Amour, Grasset, mars 2013, 256 pages, 19 €

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