Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Amélie Nothomb. Extrait de : La Nostalgie heureuse


Tout ce que l'on aime devient une fiction. La première des miennes fut le Japon. À l'âge de cinq ans, quand on m'en arracha, je commençai à me le raconter. Très vite, les lacunes de mon récit me gênèrent. Que pouvais-je dire du pays que j'avais cru connaître et qui, au fil des années, s'éloignait de mon corps et de ma tête ?

À aucun moment je n'ai décidé d'inventer. Cela s'est fait de soi-même. Il ne s'est jamais agi de glisser le faux dans le vrai, ni d'habiller le vrai des parures du faux. Ce que l'on a vécu laisse dans la poitrine une musique : c'est elle qu'on s'efforce d'entendre à travers le récit. Il s'agit d'écrire ce son avec les moyens du langage. Cela suppose des coupes et des approximations. On élague pour mettre à nu le trouble qui nous a gagnés.

 

Il a fallu renouer avec Rinri, le fiancé éconduit de mes vingt ans. J'avais égaré toutes ses coordonnées, sans qu'il soit possible d'y voir une étourderie. C'est ainsi que de mon bureau parisien, j'ai appelé les renseignements interna­tionaux :

Bonjour. Je cherche un numéro à Tokyo, mais j'ai seulement le nom de la personne.

Dites toujours, répondit l'homme qui ne semblait pas conscient de l'énormité de ma question l'agglomération de Tokyo comptant vingt-six millions d'habitants.

Le patronyme est Mizuno, le prénom Rinri.

J'épelai, moment pénible, car je n'ai jamais retenu les classiques, et je dis des choses comme « M de Macédoine, R de Rossinante », et au bout du fil je sens qu'on m'en veut.

Un instant, s'il vous plaît, j'effectue la recherche.

J'attendis. Mon cœur se mit à battre fort. J'étais peut-être à quarante secondes de reparler à Rinri, le garçon le plus gentil que j'aie connu.

Personne de ce nom à Tokyo, reprit-il.

Pardon ? Vous voulez dire qu'il n'y a pas de Rinri Mizuno ?

Non. Il n'y a pas de Mizuno à Tokyo.

Il ne s'en rendait pas compte, mais cela reve­nait à dire qu'il n'y avait pas de Durand à Paris. Rinri est un prénom aussi exceptionnel que, chez nous, Athanase, sans doute pour compen­ser la banalité de son nom.

Comment vais-je faire ?

Attendez, je trouve ici un numéro, je crois que c'est les renseignements japonais.

Il me dicta les 14 chiffres. Je remerciai, raccrochai et appelai les renseignements nippons.

Moshi moshi, me dit une très jolie voix féminine.

Je n'avais plus parlé cette langue admirable depuis seize années. Néanmoins, je parvins à demander si elle pourrait m'obtenir le numéro de Mizuno Rinri. Elle répéta à haute voix son prénom avec l'amusement poli d'une personne qui prononce un mot rarissime pour la première fois, puis me pria d'attendre un peu.

Il n'y a pas de Mizuno Rinri, finit-elle par déclarer.

Mais il y a des Mizuno ? insistai-je.

Non. Je suis désolée.

Il n'y a pas de Mizuno à Tokyo ? m'exclamai-je.

À Tokyo, si. Mais pas dans l'annuaire de la société Takamatsu, que vous avez eu l'obli­geance d'appeler.

Pardonnez-moi.

Dans les mystères de l'univers, il y aurait désormais celui-ci : pourquoi l'employé des ren­seignements internationaux français, à qui j'avais demandé le numéro des renseignements natio­naux japonais, m'avait refilé celui de l'annuaire de la société Takamatsu, inconnue au bataillon, mais dont la standardiste était charmante.

Je rappelai les renseignements internationaux français et tombai sur un autre homme. Une brillante idée m'était passée par la tête :

Je voudrais le numéro de l'ambassade de Belgique à Tokyo, s'il vous plaît.

Un instant.

Il me brancha sur une ritournelle si indigente qu'au lieu d'agacer, elle inspirait une sorte d'attendrissement.

Dix minutes plus tard, tandis que mon esprit approchait du néant, l'homme me reprit en ligne :

Cela n'existe pas.

Pardon ?

Je ne savais plus de quoi nous parlions.

Il n'existe pas d'ambassade de Belgique à Tokyo, me dit-il comme une évidence.

Il aurait employé le même ton pour me signi­fier qu'il n'existait pas de consulat d'Azerbaïdjan à Monaco. Je compris qu'il serait inutile de dire que mon père avait longtemps été ambassadeur de Belgique à Tokyo et que ce n'était pas si ancien. Je remerciai et raccrochai.

Pourquoi avais-je fait compliqué quand on pouvait faire simple ? J'appelai mon père, qui me récita par cœur le numéro de l'ambassade de Belgique à Tokyo.

Je composai le numéro et demandai à parler à mademoiselle Date, calculant qu'elle devait avoir à présent une cinquantaine d'années. Nous échangeâmes d'abord quelques effusions polies. Mademoiselle Date est la fille d'un ancien ambassadeur du Japon en Belgique, un peu mon négatif. Je finis par lâcher le morceau :

Vous rappelez-vous, Date-san, ce garçon qui était pour ainsi dire mon fiancé, il y a vingt ans ?

Oui, dit-elle d'un ton narquois, l'air de suggérer qu'une telle inconduite de ma part ne risquait pas d'être oubliée.

Les fichiers de l'ambassade auraient-ils une trace de ses coordonnées ?

Attendez un instant, j'effectue la recherche.

J'appréciai qu'elle n'ironise pas sur ma perte sèche de ses coordonnées. Cinq minutes plus tard, Date-san dit :

Il n'est plus dans les fichiers. Mais je me suis rappelé que son père était le directeur d'une école de joaillerie, dont j'ai trouvé la pré­sentation sur Internet. Votre... votre ami en est devenu le vice-président. Voici le numéro de cette école.

Je remerciai avec enthousiasme et raccrochai. À présent, il allait me falloir du courage. Je résolus de ne pas réfléchir et de l'appeler aussitôt.

 

© Albin Michel 2013

© Photo : Marianne Rosenstiehl

 

 

Quatrième de couverture > «Tout ce que l’on aime devient une fiction. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Amélie Nothomb, La nostalgie heureuse, Albin Michel, août 2013, 162 pages, 16,50 €

 

 

« Avec l’autorisation des Éditions Albin Michel »

© Albin Michel 2013. «Les droits de propriété littéraire et artistique de l'extrait auquel http://salon-litteraire.com/ donne ici accès appartiennent aux éditions Albin Michel. L'accès au service ne donne droit qu'à la consultation de l'extrait, à l'exclusion de tout acte de reproduction ou de diffusion. Il est interdit de réaliser des copies à des fins autres que privées, quel que soit le support de ces copies, de diffuser tout ou partie de l'extrait par quelque moyen que ce soit, notamment sur un autre site, de modifier, ajouter, couper ou traduire le texte des extraits pour un usage quelconque. Tout acte accompli en méconnaissance de ces conditions d'utilisation constitue une contrefaçon, délit défini par les articles L.335-2 et L.335-3 du Code de la propriété intellectuelle, et puni de deux ans d'emprisonnement et 150 000 euros d'amende.»

 

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