Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Karine Tuil. Extrait de : L’invention de nos vies


 

EXTRAIT >

Commencer par sa blessure, commencer par ça – dernier stigmate d’un caporalisme auquel Samir Tahar avait passé sa vie à se soustraire –, une entaille de trois centimètres au niveau du cou dont il avait tenté sans succès de faire décaper la surface à la meule abrasive chez un chirurgien esthétique de Times Square, trop tard, il la garderait en souvenir, la regarderait chaque matin pour se rappeler d’où il vient, de quelle zone/de quelle violence. Regarde! Touche! Ils regardaient, ils touchaient, ça choquait la première fois, la vue, le contact de cette cicatrice blanchâtre qui trahissait le disputeur enragé, disait le goût pour le rapport de forces, la contradiction – une forme de brutalité sociale qui, portée à l’incandescence, présageait l’érotisme –, une blessure qu’il pouvait planquer sous une écharpe, un foulard, un col roulé, on n’y voyait rien! et il l’avait bien dissimulée ce jour-là sous le col amidonné de sa chemise de cador qu’il avait dû payer trois cents dollars dans une de ces boutiques de luxe que Samuel Baron ne franchissait plus qu’avec le vague espoir de tirer la caisse – tout en lui respirait l’opulence, le contentement de soi, la tentation consumériste, option zéro défaut, tout en lui reniait ce qu’il avait été, jusqu’à l’air affecté, le ton emphatique teinté d’accents aristocratiques qu’il prenait maintenant, lui qui, à la faculté de droit, avait été l’un des militants les plus actifs de la gauche prolétarienne! L’un des plus radicaux! Un de ceux qui avaient fait de leurs mortifications originelles une arme sociale! Aujourd’hui petit maître, nouveau riche, flambeur, rhéteur fulminant, lex machine, tout en lui exprimait le revirement identitaire, l’ambition assouvie, la rédemption sociale – le contre­point exact de ce que Samuel était devenu. Une illusion hallucinatoire ? Peut-être. Ce n’est pas réel, pense/prie/ hurle Samuel, ce ne peut pas être lui, Samir, cet homme neuf, célébré, divinisé, une création personnelle et ori­ginale, un prince cerné par sa camarilla, rompu à la rhétorique captieuse – à la télé, il s’adonise, s’érotise, plaît aux hommes, aux femmes, adulé par tous, jalousé peut-être, mais respecté, un virtuose du barreau, un de ceux qui disloquent le processus accusatoire, démontent les démonstrations de leurs adversaires avec un humour ravageur, n’ont pas froid aux yeux –, ce ne peut pas être lui ce loup de prétoire artificieux, là-bas, à New York, sur CNN, son prénom américanisé en lettres capitales SAM TAHAR et, plus bas, son titre: lawyer – avocat –, tandis que lui, Samuel, dépérissait dans un bouge sous-loué sept cents euros par mois à Clichy-sous-Bois, tra­vaillait huit heures par jour au sein d’une association en tant qu’éducateur social auprès de jeunes-en-difficulté dont l’une des principales préoccupations consistait à demander: Baron, c’est juif? / passait ses soirées sur Internet à lire/commenter des informations sur des blogs littéraires (sous le nom de Witold92)/écrivait sous pseudonyme des manuscrits qui lui étaient systématique­ment retournés – son grand roman social? On l’attend encore... –, ce ne peut pas être lui, Samir Tahar, transmué, méconnaissable, le visage recouvert d’une couche de fond de teint beige, le regard tourné vers la caméra avec l’incroyable maîtrise de l’acteur/du dompteur/du tireur d’élite, les sourcils bruns épilés à la cire, corseté dans un costume de grande marque taillé à ses mesures, peut-être même acheté pour l’occasion, choisi pour paraître/ séduire/convaincre, la sainte trinité de la communication politique, tout ce qu’on leur avait transmis jusqu’à la décérébration au cours de leurs études et que Samir mettait maintenant à exécution avec la morgue et l’assurance d’un homme politique en campagne, Samir invité à la télévision américaine, représentant les familles de deux soldats américains morts en Afghanistan (1), entonnant le péan de l’ingérence, flattant la fibre morale, tâtant du sentiment et qui, devant la journaliste (2) qui l’interrogeait avec déférence – qui l’interrogeait comme s’il était la conscience du monde libre! –, restait calme, confiant, semblait avoir muselé la bête en lui, maîtrisé la violence qui avait longtemps contaminé chacun de ses gestes, et pourtant on ne percevait que ça dès la première rencontre, la blessure subreptice, les échos tragiques de l’épouvante que ses plus belles années passées entre les murs crasseux d’une tour de vingt étages, entassés à quinze, vingt – qui dit mieux – dans des cages d’escaliers où pissaient les chiens et les hommes, que tant d’années à crever là-haut, au dix-huitième avec vue sur les balcons d’en face d’où brandillaient les survêtements – contrefaçons Adidas, Nike, Puma achetées, marchandées à Taïwan/Vintimille/Marrakech pour rien ou chinées chez Emmaüs –, tricots de corps grisés, maculés de sueur, slips élimés, serviettes de toilette râpeuses, nappes plastifiées, culottes déformées par les lavages et les transmutations des corps, droit devant les antennes paraboliques qui pullulaient sur les toits/les façades comme les rats débou­lant dans les caves enténébrées où personne ne descendait plus par peur du vol/du viol/de la violence, où personne ne descendait plus que sous la contrainte d’une arme, revolver/couteau/cutter/poing américain/matraque/acide sulfurique/fusil à pompe/bombe lacrymogène/carabine/ nunchaku, c’était avant l’embrasement à l’Est et l’arrivée massive des armes de guerre en provenance de l’ex-Yougoslavie, quelle manne! Un voyage en famille et hop! le matos dans le coffre au milieu de jouets d’enfants, des fusils d’assaut, des armes automatiques, des Uzi, des kalachnikovs, des explosifs avec détonateur électrique, des pains entiers cachés dans des morts-terrains et même, y en a pour tous les goûts, si tu payes cash, si ça t’excite, des lance-roquettes vendus chat en poche, tu pars en forêt, tu t’exerces, tu tires en silence, tranquille, sans témoins, la guerre en sous-sol dans des parkings souterrains souillés de flaques d’huile de moteur et d’urine, où personne ne descendait plus sans être accompagné d’un flic qui ne descendait plus sans être accompagné d’un flic qui ne descendait plus, la guerre idéologique dans des squats où des cacous de vingt-cinq trente ans refusaient/refaisaient le monde, la guerre sexuelle dans les caves empuanties par l’humidité et les volutes de shit où des types de quatorze quinze ans faisaient tourner des mineures NON CONSENTANTES, à dix vingt ils passaient sur elles chacun son tour, fallait bien leur prouver qu’ils étaient des hommes, fallait bien la lâcher quelque part cette violence, ils disaient aux juges pour leur défense, fallait bien qu’elle sorte, la guerre des gangs sur terrain vague reconverti en lice, de nuit, de jour, par dizaines se pressaient pour assister à un combat de pit-bulls aux yeux chassieux, affublés de noms de dictateurs déchus – Hitler, le plus prisé –, misant gros sur le meilleur, le plus enragé, le plus meurtrier, encourageant la bête à déchiqueter l’adversaire, lui perforer les yeux d’un coup de mâchoires, clac, excités par le sang/la chair broyée/les râles, tandis que lui Samir, restait en haut, à marner, refusant d’être sans perspective, sans avenir, sans salaire à venir, au choix : technicien de surface/ouvrier manutentionnaire/chauffeur-livreur/ gardien/vigile ou dealer si tu vises haut, si tu es ambitieux, façon d’épater sa mère Nawel Tahar, femme de ménage chez les Brunet – son employeur, François Brunet, est un homme politique français, né le 3 septembre 1945 à Lyon, député, membre du Parti socialiste, auteur de plusieurs livres dont le dernier, Pour un monde juste, a connu un grand succès de librairie (source Wikipédia). Nawel, petite brune aux yeux noirs, employée modèle, connaît tout d’eux, lave leur linge, leurs assiettes, leurs sols, leurs enfants, récure, frotte, astique, aspire, moitié au black, travaille les jours fériés et les samedis, parfois le soir pour les servir, eux/leurs amis, des hommes engagés, fiévreux, qui cherchent leur nom dans la presse, l’inscrivent sur les moteurs de recherche Internet, informés dès que quiconque écrit sur eux – en bien, en mal, aiment qu’on parle d’eux –, heureux de baiser des femmes de moins de trente ans dans des chambres de bonne louées à l’année, préoccupés par leur poids, le cours de la Bourse, leurs rides, obsédés par la perte de leur jeunesse, de leurs capitaux, de leurs cheveux, des gens qui couchent entre eux, travaillent entre eux, s’échangent les postes, les épouses, les maîtresses, se promeuvent à tour de rôle, lèchent les bottes et se font lécher à leur tour par des putes albanaises, les plus professionnelles disent-ils, qu’ils essaieront de faire libérer des centres de rétention où des fonctionnaires ambitieux – Du chiffre! Du chiffre! – les auront maintenues, qu’ils tenteront de sauver en faisant jouer leurs relations, sans succès, hélas, écœurés par cette politique qui leur arrache leurs objets de désir, leurs femmes de ménage, les nourrices auxquelles leurs enfants s’étaient attachés, les ouvriers non déclarés qui transformaient des locaux industriels fermés pour cause de crise en lofts de luxe où ils poursuivraient leur révolte jusqu’au métro Assemblée-nationale, au-delà, c’est plus leur secteur, Nawel, prenez les restes, on ne va pas jeter, et on n’a pas de chiens, oui les éclats tragiques de la fatalité et de la haine que vingt années passées à avaler la poire d’angoisse avaient imprimés dans son regard – un regard dur, obombré, coupant comme un riflard, il vous scalpait, rien à faire vous l’aimiez quand même –, mais c’était avant la réussite sociale telle qu’il l’incarnait à le voir ici pantin télévisuel animé pour plaire: bravo, c’est gagné! Elle était conquise. Car ils étaient deux devant le téléviseur, deux à contenir leur agressivité hystérique, deux complices dans l’échec, Nina était là aussi, qui l’avait aimé, à vingt ans, quand tout se jouait, quand tout était encore possible, aujourd’hui quelles ambitions? 1/ Obtenir une augmentation de salaire de cent euros. 2/ Avoir un enfant avant qu’il ne soit trop tard – et quel avenir? 3/ Emménager dans un F3 avec vue sur le terrain de foot/les poubelles/une zone lacustre envasée où s’ébroueraient/agoniseraient deux cygnes éburnéens – les territoires perdus de la Répu vblique. 4/ Rembourser leurs dettes – mais comment? Visibilité à court terme : commission de surendettement. Objectifs: à définir. 5/ Partir en vacances, une semaine en Tunisie peut-être, à Djerba, dans un club de vacances, formule all inclusive, on peut rêver.

 

« Regarde-le », s’écria Nina, les yeux fixés sur l’écran, hypnotisée, attirée par l’image comme un insecte par la lumière d’un halogène – qui finira brûlé – et, l’observant aussi, Samuel eut la certitude qu’il avait tiré un trait sur ce qui s’était passé au cours de l’année 1987 à l’université de L. – ce qui l’avait irrémédiablement détruit. Vingt ans à tenter d’oublier le drame dont Samuel avait été l’orchestrateur inconscient et la victime expiatoire pour le retrouver où ? Sur CNN, à une heure de grande audience.

 

Ils s’étaient rencontrés au milieu des années 80, à la faculté de droit de Paris. Nina et Samuel étaient en couple depuis un an quand, le jour de la rentrée uni­versitaire, ils firent la connaissance de Samir Tahar – on ne voyait que lui, dix-neuf ans comme eux mais en paraissait un peu plus, un homme de taille moyenne, au corps musculeux, à la démarche nerveuse, dont la beauté ne sautait pas instantanément aux yeux mais qui, à l’instant où il parlait, vous magnétisait. Tu l’apercevais et tu pensais: c’est ça, l’autorité virile; c’est ça, l’animalité – un combustible pour la sexualité. Tout en lui promettait la jouissance, tout en lui trahissait le désir – un désir agressif, corrupteur –, c’est ce qui était le plus dérangeant chez ce type dont ils ne savaient rien: sa sincérité dans la conquête. Son goût pour les femmes – le sexe, sa faiblesse déjà –, on ne percevait que ça, en le voyant, cette aptitude à la séduction immédiate, presque mécanique, sa voracité sexuelle qu’il ne cherchait même pas à contrôler, qu’il pouvait exprimer d’un seul regard (un regard perçant, fixe, pornographique, qui dévoilait ses pensées, guettait la moindre réciprocité) et qu’il fal­lait assouvir – vite, dans l’urgence; son hédonisme revendiqué, décomplexé, cette absolue décontraction dans l’échange comme si chaque rapport amical, social, avec une femme, une fille, ne trouvait sa justification que dans la possibilité de sa transformation en un autre rapport.

 

1. Santiago Pereira et Dennis Walter, 22 et 25 ans. Le premier rêvait de devenir peintre mais s’était engagé dans l’armée sous la pres­sion de son père, haut gradé. Le second affirmait: « Réussir sa vie, c’est combattre pour son pays.»

2. Kathleen Weiner. Née en 1939 dans le New Jersey d’un père cordonnier et d’une mère au foyer, Kathleen avait réussi à intégrer Harvard. Mais son plus grand titre de gloire restait sa prétendue liaison, à 16 ans, avec l’écrivain américain Norman Mailer.

 

© Grasset 2013

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Qu’est-ce qui fait courir Sam Tahar ? L’argent, le luxe, un beau mariage avec la fille d’un homme puissant, les succès féminins, la reconnaissance du barreau new-yorkais où cet avocat redouté exerce, le plaisir de courir les plateaux de télévision, il a tout… alors que veut-il de plus ? Oublier peut-être que sa réussite repose sur une imposture. Car pour trouver sa place sociale, il a pillé la vie de son ex-meilleur ami, Samuel Baron, écrivain raté, fils d’intellectuels juifs, et qui sombre lentement dans une banlieue sous tension, n’ayant pour seul lot de consolation que Nina, « au corps hypersexué », mannequin pour de grandes enseignes populaires. Ce trio était ami, il y a vingt ans. Ils se retrouvent et tout explose. Leurs vies, vraies et fausses, au terme d’un suspense qui tient tout le livre. Nina prostitue sa beauté en croyant aimer à nouveau. Mais l’avocat est rattrapé par son passé. Il tombe le masque de sa propre création : Sam se nomme en réalité Samir, fils d’immigrés, enfant des cités. Samuel le looser inverse la donne.

« Avec le mensonge, on peut aller très loin mais on ne peut pas en revenir », énonce un proverbe yiddish qui sous-tend ce roman d’un souffle et d’une construction hors du commun, et dont on ne doit pas vous en dire plus, car un secret en cache un autre, une usurpation une autre, un dénouement un autre.

 

Karine Tuil est l’auteur de neuf romans parmi lesquels Tout sur mon frère (2003), Quand j’étais drôle (2005), Douce France (2007), La Domination (2008) et Six mois, Six jours (2010), tous publiés chez Grasset.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Karine Tuil, L’invention de nos vies, Grasset, août 2013, 496 pages, 20,90 € 


> Lire la critique de Brigit Bontour

 

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