Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Richard Ford. Extrait de : Canada



 

EXTRAIT >

D’abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard. C’est le hold-up qui compte le plus, parce qu’il a eu pour effet d’infléchir le cours de nos vies à ma sœur et à moi. Rien ne serait tout à fait compréhensible si je ne le racontais pas d’abord.

Nos parents étaient les dernières personnes qu’on aurait imaginées dévaliser une banque. Ce n’étaient pas des gens bizarres, des criminels repérables au premier coup d’œil. Personne n’aurait cru qu’ils allaient finir comme ils ont fini. C’étaient des gens ordinaires, même si, bien sûr, cette idée est devenue caduque dès l’instant où ils ont bel et bien dévalisé une banque.

Mon père, Bev Parsons, était un gars de la campagne, né dans le comté de Marengo, Alabama, en 1923 ; il avait quitté l’école en 1939, brûlant d’entrer dans l’armée de l’air, ce corps qui est devenu l’Air Force. Il a intégré Demopolis, fait ses classes à Randolph, près de San Antonio, et il voulait à tout prix être pilote de chasse mais, n’en ayant pas les capacités, il a appris à piloter un bombardier. Il pilotait les B- 25, les Mitchell poids léger, qui ont servi aux Philippines, puis à Osaka, où ils faisaient pleuvoir la destruction sur terre – frappant l’ennemi comme l’innocent. C’était un grand gaillard sympathique, souriant, bel homme, de plus d’un mètre quatre- vingt (il tenait tout juste dans l’habitacle du bombardier), avec un visage large et carré tourné vers autrui, des pommettes saillantes, une bouche sensuelle et de longs cils de fille, superbes. Il avait des dents d’une blancheur éclatante et des cheveux noirs coupés court dont il était très fier, comme il était fier de son prénom, Bev. Capitaine Bev Parsons. Il n’a jamais voulu reconnaître que Beverly était un prénom féminin pour la plupart des gens. C’était d’origine anglo-saxonne, disait- il. « Très courant en Angleterre, il y a des hommes qui s’appellent Vivian, Gwen et Shirley, là- bas. Et on ne les confond pas avec des femmes pour autant. » C’était un causeur impénitent, l’esprit ouvert pour un sudiste, des manières affables et obligeantes qui auraient dû le mener très loin au sein de l’Air Force, mais qui ne l’ont mené nulle part. Ses yeux vifs, noisette, parcouraient la pièce où il se trouvait pour y découvrir un auditoire – ma sœur et moi en général. Il racontait des blagues ringardes avec un cabotinage typiquement sudiste, il connaissait des tours de cartes et des tours de magie, il arrivait à détacher la première phalange de son pouce et à la remettre en place, il savait faire disparaître et revenir un mouchoir. Il jouait du boogie-woogie au piano et parfois il nous parlait « dixie », ou bien comme dans Amos ’n’ Andy (1). Il avait perdu un peu d’audition en pilotant les Mitchell et il était susceptible sur ce chapitre. Mais il était rudement chic avec sa coupe d’« honnête » GI et sa tunique bleue de capitaine ; en somme, il dégageait une chaleur sincère qui faisait que ma sœur jumelle et moi, on l’adorait. C’est d’ailleurs sans doute ce qui avait attiré ma mère (même s’ils étaient aussi différents, aussi désassortis que possible, tous les deux) qui était par malchance tombée enceinte dès leur première rencontre, expéditive, après une soirée en l’honneur des aviateurs rentrés du front, non loin de l’endroit où il se recyclait en directeur de l’approvisionnement, à Fort Lewis, en mars 1945, ses services de largueur de bombes n’étant plus requis. Ils s’étaient mariés dès qu’ils s’en étaient aperçus. Ses parents à elle, des juifs polonais émigrés qui habitaient Tacoma, n’étaient pas ravis. Gens instruits, professeurs de mathématiques, musiciens semi-professionnels – ils donnaient des petits concerts très courus à Potsdam, qu’ils avaient quitté en 1918 pour s’installer dans l’État de Washington via le Canada –, ils étaient devenus, hasards de la vie, concierges d’école. Être juifs ne voulait plus dire grand- chose pour eux à l’époque, ni pour notre mère, et renvoyait surtout à un mode de vie étriqué, vieillot et contraignant qu’ils n’étaient pas fâchés d’avoir laissé derrière eux en émigrant dans un pays apparemment exempt de juifs.

Pour autant, l’idée que leur fille unique épouse un garçon d’ascendance irlando- écossaise, souriant et disert, unique rejeton d’une famille d’estimataires de bois sur pied du fin fond de l’Alabama, ne leur serait jamais venue à l’esprit, et ils s’empressèrent d’en chasser la nouvelle. Et si, à première vue, on aurait pu simplement remarquer que nos parents n’étaient guère faits l’un pour l’autre, il est plus vrai de dire que ce mariage présageait une perte pour elle et que sa vie en a été changée à jamais – pas en mieux, comme elle avait dû le penser.

 

Ma mère, Neeva (diminutif de Geneva) Kamper, était une femme minuscule, passionnée, binoclarde, avec une chevelure brune rebelle qui se prolongeait par un duvet le long de la joue. Elle avait des sourcils épais, un front luisant aux veines apparentes sous sa peau fine, et son teint pâlot de rat de bibliothèque lui donnait l’air fragile, elle qui ne l’était pas. Mon père disait pour plaisanter que, chez lui en Alabama, on appelait ces tignasses des « cheveux juifs » ou des « cheveux d’immigré », mais ce trait lui plaisait, et elle, il l’aimait. (Elle ne m’a jamais semblé accorder trop d’importance à ces formules, du reste.) Elle avait des petites mains délicates dont elle limait et polissait les ongles avec soin ; elle en était très fière et faisait toutes sortes de gestes distraits avec. Elle était sceptique par tempérament, écoutait avec attention quand nous lui parlions, pouvait avoir l’esprit mordant à ses heures. Elle portait des lunettes sans monture, lisait de la poésie en français, et employait souvent des termes comme cauchemar* (2) ou trou du cul*, que ma sœur et moi ne comprenions pas. Elle écrivait des poèmes à l’encre marron, achetée par correspondance, et tenait un journal que nous n’avions pas la permission de lire ; en temps ordinaire, elle avait une expression d’astigmate, nez légèrement levé, un air de perplexité qui était devenu une seconde nature, sauf à penser qu’elle était née avec. Avant d’épouser mon père, et de nous avoir aussitôt, ma sœur et moi, elle était sortie à dix- huit ans de Whitman College, à Walla Walla ; elle avait travaillé dans une librairie, se voyant peut- être en bohème et en poète, espérant décrocher un jour un emploi de chargée de cours dans une petite fac, mariée à un homme bien différent de celui qu’elle avait épousé, prof de fac lui- même peut- être, qui lui aurait assuré la vie à laquelle elle se croyait destinée. Elle n’avait que trente- quatre ans en 1960, l’année où ces évé­nements se sont produits. Mais on lui voyait déjà les « rides du sérieux » de part et d’autre du nez, qui était petit et rose au bout, et ses grands yeux gris- vert pénétrants avaient des paupières bistres qui lui donnaient des airs d’étrangère un peu triste, insatisfaite, ce qu’elle était. Elle avait un joli cou délié et un sourire qui vous prenait par surprise, mettant en valeur ses petites dents et sa bouche en cœur, une bouche de gamine, mais c’était un sourire qui lui venait rarement, sauf avec ma sœur et moi. Nous nous rendions compte qu’elle détonnait, habillée d’ordinaire d’un pantalon vert olive et d’une blouse de coton aux manches bouffantes, avec des espadrilles qu’elle faisait sûrement venir de la côte Ouest parce qu’on n’en trou­vait pas à Great Falls. Et elle détonnait encore plus à côté de notre père, un beau gars, liant de nature. Mais enfin il était rare que nous sortions « en famille » ou que nous allions dîner au restaurant, si bien que nous avions à peine conscience de l’effet qu’ils faisaient à l’extérieur, auprès d’inconnus. La vie à la maison nous paraissait normale, à nous.

Ma sœur et moi, on voyait bien ce qui avait pu plaire à notre mère chez Bev Parsons, ce grand gaillard taillé comme une armoire, volubile, amusant, qui faisait du charme à tous ceux qui passaient dans son champ visuel. Mais on n’a jamais vraiment mis le doigt sur ce qu’il avait pu lui trouver, à elle, ce petit bout de femme (à peine un mètre cinquante) introvertie, timide, hostile au monde, portée sur l’art, jolie seulement quand elle souriait, spirituelle seulement quand elle était tout à fait à l’aise. Il faut croire qu’il devait être sensible à tout ça, qu’il pressentait qu’elle était plus fine que lui, mais qu’il pouvait lui être agréable, et que ça le rendait heureux. Portons à son crédit qu’il ignorait leurs différences physiques pour s’attacher à ce qui fait l’essentiel de l’humain, chose que j’admirais pour ma part, même si notre mère n’était pas femme à s’en apercevoir.

Malgré tout, leur bizarre disparité m’apparaît encore aujourd’hui comme l’une des raisons pour lesquelles ils ont mal fini : ils n’allaient pas ensemble, c’était un fait, ils n’auraient jamais dû se marier ni rien, leurs chemins auraient dû se séparer après leur première rencontre enflammée, au mépris des consé­quences. Plus ils restaient ensemble, mieux ils se connaissaient, et mieux elle – en tout cas – réalisait leur erreur, alors avec le temps leur vie déviait de sa trajectoire, telle la démonstration laborieuse d’un problème de mathématiques qui, entachée d’une erreur de calcul au départ, vous éloigne ensuite inexorablement des données initiales cohérentes. Un sociologue spécialiste de l’époque – le début des années soixante – dirait peut- être que nos parents étaient à l’avant- garde d’un moment historique, qu’ils comptaient parmi ceux qui transgressaient les barrières sociales, choisissaient la révolte, croyaient qu’on ne s’affirme qu’en s’autodétruisant. Mais il n’en était rien. Ni têtes brûlées ni avant-gardistes, c’étaient, je l’ai dit, des gens ordinaires que les circonstances et les mauvais instincts, ainsi que la malchance, ont conduits à franchir des frontières qu’ils savaient légitimes et qu’ils ont découvertes impossibles à franchir en sens inverse.

Mais je dirai ceci pour mon père : quand il est rentré du théâtre de la guerre et de ses raids où il dispensait une mort hurlante du haut du ciel – en 1945, l’année de notre naissance, à ma sœur et à moi, sur la base militaire de Wurtsmith, à Oscoda, Michigan –, il s’est peut- être senti plombé par une gravité colossale et sans nom, comme beaucoup de GI’s. Il a passé le restant de ses jours aux prises avec cette gravité, il s’est échiné à rester positif, à se maintenir à flot, et il n’a fait que prendre de mauvaises décisions qui lui semblaient bonnes sur le moment. Il était à contresens du monde qu’il avait retrouvé en rentrant chez lui, un contresens qui était devenu sa vie. Là encore, ce fut sans doute le lot de millions de gars comme lui, mais il n’a jamais dû le comprendre à titre personnel, ni reconnaître que c’était vrai.

 

1. Sitcom dont l’action se situe dans la communauté afro-américaine, jouée

par des acteurs blancs. Elle connut un très grand succès entre 1920 et 1950. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

2. Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

 

© Éditions l’Olivier 2013

© Photo : Sandrine Roudeix / Opale

 

 

Quatrième de couverture de Canada > « D'abord, je vais vous raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard. »
Great Falls, Montana, 1960. Dell Parsons a 15 ans lorsque ses parents braquent une banque, avec le fol espoir de rembourser un créancier menaçant. Le hold-up échoue, les parents sont arrêtés, et Dell a désormais le choix entre la fuite et l'orphelinat. Il traverse la frontière et trouve refuge dans un village du Saskatchewan, au Canada. Il est alors recueilli par le propriétaire d’un hôtel, Arthur Remlinger, qui le prend à son service. Charismatique, mystérieux, Remlinger est aussi recherché aux États-Unis...  
C'est la fin de l'innocence pour Dell qui, dans l'ombre  de Remlinger, au sein d'une nature sauvage et d'une communauté pour qui seule compte la force brutale, cherche son propre chemin. Canada est le récit de ces années qui l'ont marqué à jamais. 
Ce roman, d’une puissance et d’une beauté exceptionnelles, marque le retour sur la scène littéraire d’un des plus grands écrivains américains contemporains.

Richard Ford est né à Jackson (Mississippi) en 1944. Auteur notamment d’Une saison ardente (1991), d’Un week-end dans le Michigan (1999) et de L'État des lieux (2008), parus aux Éditions de l’Olivier, il a reçu le PEN/Faulkner Award et le prix Pulitzer en 1996 pour Indépendance. 

Pages choisies par Annick Geille

 

Richard Ford, Canada, traduit de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, août 2013, 478 pages, 22,50 €

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