Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Luc Moreau. Extrait de : Pierre Herbart, L’orgueil du dépouillement


EXTRAIT >

À l’automne 1969, Herbart propose aux éditions Gallimard de publier, sous le titre Histoires confidentielles, l’ensemble de ses nouvelles, déjà parues en revues, mais encore jamais réunies en volume. C’est un très vieux projet. Il en avait déjà parlé à Brenner, peut-être deux décennies auparavant, en imaginant un autre titre : Histoires d’enfants et de vieillards. Gaston Gallimard lit et fait lire le manuscrit qui lui a été transmis par Georges Lambrichs. Il a certes à nouveau apprécié la sensibilité, la netteté, l’élégance du ton d’Herbart, ainsi que « l’art particulier », qui reste le sien, « de conter une histoire ». Mais il manquerait de loyauté à son égard, lui écrit-il le 14 novembre, s’il ne lui disait pas en toute franchise sa « déception ». Le tout ne forme pas un véritable ensemble, paraît inachevé, comme les chapitres isolés d’un roman resté à l’état de projet. Publier ces nouvelles ne serait pas un service à lui rendre. Ses lecteurs habituels s’en trouveraient désappointés. Ce serait aller au-devant d’un échec commercial cuisant. Une note interne du 10 janvier revient sur ce refus en prenant moins de gants. Il s’agit d’un invendable « ramassis de fonds de tiroirs ».

La réponse d’Herbart se fait attendre. Elle n’arrive que le 14 janvier, quatre jours après la rédaction de cette note qui comporte surtout le détail de l’état de son compte. Aurait-on voulu se préparer à répondre à une sollicitation d’aide financière de sa part qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Belle prémonition, si tel était en effet le but ! Herbart a reçu le refus de Gaston Gallimard alors qu’il se trouvait à l’hôpital Foch. Il en a été d’autant plus affecté que cette nouvelle maladie l’a laissé dans « un extrême embarras financier ». Claude Gallimard, auquel il s’adresse, pourrait-il l’aider ? Il lui demande l’état de son compte, n’ayant aucune idée de sa situation, puisqu’il ne reçoit plus de relevés depuis dix ans. La réponse est brutale. Gaston Gallimard l’avait bel et bien prévenu, en 1967, de sa dette importante envers la maison, que les ventes de La Licorne (1 938 exemplaires pour un tirage de 5 500) et de Souvenirs imaginaires (698 pour un tirage de 3 500) ne sont pas parvenues à couvrir. La situation est désastreuse. Il comprendra qu’il est impossible d’accroître un débit de plus de 32 000 francs par une nouvelle avance.

Claude Gallimard s’appuie bien sur la note du 15 janvier, relevant « un cas désespéré », constatant qu’il n’y a aucun espoir qu’un tel compte ne redevienne quelque jour créditeur. Mais il ne prend pas en considération le dernier point de cette note, qui correspond pourtant exactement à la demande pressante d’Herbart : « Lui avancer de l’argent serait dans l’unique perspective de l’aider à sortir d’une mauvaise passe. » Herbart demande alors des comptes sur ses comptes. Il les conteste. Prétend ne pas devoir les 13 000 francs qu’il a reçus pour Maumort, ayant rendu son travail. La réponse vient cette fois de Robert Gallimard, le neveu du fondateur de la maison. Il lui détaille les sommes dues pour la mise au point, sous-entendue inutilisable, du roman posthume de Roger Martin du Gard. Il l’informe que les 661 exemplaires vendus des traductions italiennes d’Alcyon et de La Licorne parues l’année précédente chez Longanesi ne couvrent pas l’avance de 2 000 F qui lui avait été accordée. Mais il l’autorise à faire publier chez un autre éditeur son œuvre complète et son adaptation cinématographique d’Alcyon. En revanche, ne connaissant pas le texte, et une autorisation des ayants droit étant nécessaire, il ne peut se prononcer sur l’éventuelle édition, par Gallimard, du scénario qu’Herbart et Roger Martin du Gard ont tiré du deuxième volume des Thibault, Le Pénitencier.

Manifestement, Herbart cherche par tous les moyens à redresser sa si désastreuse situation financière, non sans en paraître malgré lui assez pathétique. Il y va de sa survie. Il est certes illusoire de sa part d’espérer se refaire, comme on dit au jeu, en misant sur la littérature et l’édition, mais il ne lui reste que cette seule issue. Il n’a plus personne sur qui compter, du moins compter vraiment, c’est-à-dire de manière décisive. Mais un autre enjeu que le maintien plus ou moins difficultueux et désirable de son existence sur terre paraît le motiver. En maugréant contre Maumort, il s’était permis, devant Brenner, de pester contre Roger Martin du Gard lui-même et ces athées, qui prétendent ne croire en rien, mais font un testament et se soucient du destin posthume de leur œuvre. Or seulement six mois plus tard, le 15 février 1964, persuadé de mourir bientôt, il demandait au même Brenner d’être son exécuteur testamentaire. Rassembler ses nouvelles en un volume, prévoir l’édition de son œuvre complète, ce n’est pas seulement essayer de décrocher les ultimes miettes d’à-valoir pour lui envisageables, seraient-elles même fort improbables, c’est chercher à s’assurer une certaine postérité littéraire.

À sa sortie de l’hôpital Foch, Herbart loge à La Plagne, près de Guerville, dans les Yvelines, où un ami lui prête une petite maison. C’est là que lui écrivent Gaston, Claude, et Robert Gallimard. A la même époque, mandé par lui par téléphone, Maurice Nadeau lui rend visite, comme celui-ci le raconte, dans Grâces leur soient rendues, et un entretien parut dans sa revue, La Quinzaine littéraire. Nadeau parle d’un rez-de-chaussée prêté à Herbart par l’un de ses amis peintre, dans une ville de banlieue, où il se rend par le train. Il trouve un Herbart amaigri, sans le sou, s’excusant de son mauvais état de santé, et du très chiche repas (une boîte de sardines et une orange) qu’il partage avec son hôte. Si l’on ne connaissait par ailleurs l’ascétisme alimentaire d’Herbart, on serait tenté de voir là une mise en scène destinée à impressionner et à circonvenir aussi aimablement que possible son visiteur. Qu’en attend- il ?

Il lui soumet divers projets d’édition pour lesquels son aide pourrait être précieuse. Il s’agit bien sûr du recueil de nouvelles et de l’œuvre complète, mais aussi de la correspondance avec Roger Martin du Gard. Sans rien promettre, Nadeau se demande si les éditions Rencontre, une coopérative suisse vendant ses livres par abonnements, ne pourrait pas être intéressée par la reprise de l’ensemble des livres d’Herbart. Il fait partie du conseil éditorial et a lui-même entrepris dans cette maison l’édition des œuvres complètes de Flaubert. Son témoignage confirme la détermination d’Herbart dans sa tentative de se tirer d’affaire par la mise en avant de son œuvre. Mais il montre aussi un Herbart n’ayant rien perdu de sa naturelle distinction, bien que sévèrement malade, réduit à une pauvreté confinant à la misère. Cette offre de partager une boîte de sardines et une orange vient bel et bien d’un prince, serait-il déchu. Tout déclassé qu’il soit, et qu’il se soit peut-être même voulu, Herbart n’a rien perdu de sa classe innée.

Le 4 mai 1970, il confie Histoires confidentielles à Brenner, devenu depuis 1968 premier lecteur chez Grasset, ainsi que des lettres inédites de Martin du Gard. Le 20, il demande à Claude Gallimard l’autorisation de faire paraître ailleurs non seulement le recueil refusé, mais aussi les deux premiers récits de Contre-ordre, roman épuisé, dont il a demandé la mise au pilon. La première de ces précisions est certifiée, sur sa lettre, par la mention « oui », portée au crayon, tandis que la seconde a droit à un « non ».

Cette dernière remarque ne contredit peut-être pas ce qu’il a toujours prétendu. Il peut avoir demandé cette mise au pilon, sans que les éditions Gallimard ne se soient exécutées. Les récapitulatifs des ventes de l’ensemble de ses ouvrages donnent en tout cas pour Contre-ordre 1 853 exemplaires en juin 1963 et 3 000 en septembre 1969.

Il ne manque pas d’insister à nouveau dans cette lettre sur ses difficultés financières et demande qu’on lui réponde par retour du courrier. La maison qu’on lui avait prêtée à La Plagne a été vendue et il est seulement de passage chez François Michel, dont il joint l’adresse, à Recloses, près de la Chapelle-la-Reine, en Seine-et-Marne. Le 25, Claude Gallimard lui donne satisfaction. Histoires confidentielles paraît chez Grasset à la fin de l’année. Le recueil comprend bien Le bateau ivre et La Bonne Aventure, ainsi du reste que Mirliflore et Maman Bonheur, parus en 1931 dans la revue de la N.R.F. Il est dédié à François Michel. Sous un autre titre, Comment il roula sous les pieds des chevaux, le manuscrit de l’une des nouvelles, Le Sacrifice, l’avait été le 4 juillet 1947 à Claude Mahias. Figurent bien sûr là Mère et fils, Castor, Peau d’ange, confidences autobiographiques auxquelles il a été fait ici référence.

« Si l’on s’occupait du plaisir des lecteurs et de l’âge d’un écrivain ou de sa maison d’édition, Pierre Herbart, pour ses Histoires confidentielles mériterait un prix. » Bernard Frank sait bien qu’il faut en placer d’autres, mais peut-être l’Interallié est-il encore disponible, écrit-il dans sa chronique de L’Actualité. Sa suggestion est judicieuse, compte tenu du passé de journaliste d’Herbart. Mais il regrette surtout que le Nobel se soit fourvoyé en accordant son prix « à Gide plutôt qu’à son chat », avec sa manière à lui « de nous entraîner là où il veut et de nous laisser choir […] Un style chaloupé en bleu de jean de luxe (je veux dire complètement délavé par l’eau de mer (1) ».

Pour Christiane Baroche, ces nouvelles corrigent le cliché communément répandu sur leur auteur. « De Herbart promenant sa curiosité à travers le monde comme à la poursuite d’une vérité en exil, on ne retient souvent que l’aventurier, sexe, drogue, guerre. On oubliait Histoires confidentielles, condensé d’âme sous la hauteur du ton, l’exigence, la rapidité, la netteté de la langue. On oublie qu’Herbart a vécu ce qu’il introduit dans ces récits brefs ; des êtres avancent à découvert, mais cachent un secret qu’il respecte : au lecteur de conclure (2). »

Les amitiés, voire les amitiés à nouveau sollicitées ou retrouvées, semblent être alors d’un grand secours à celui qui, tel son Guillaume de Souvenirs imaginaires, pourrait bien avoir passé toute sa vie à se séparer des autres. Nadeau ne parvient pas à faire publier son œuvre complète aux éditions Rencontre, plutôt frileuses à l’égard d’un auteur d’une aussi mince notoriété et par ailleurs entrées dans une période de difficultés financières. Mais pour que paraisse chez Grasset Histoires confidentielles, il a bien fallu que Brenner passe sur leur ancienne querelle à propos de L’Escalier.

Herbart réussit à adapter l’une de ses « histoires », La Capricieuse, grâce à son ami Roger Leenhardt qui écrit le scénario avec lui, se charge des dialogues et produit ce court métrage de vingt minutes (3). « Un jeune berger est accusé d’avoir poussé dans un étang la petite fille du château voisin… » est-il donné pour tout résumé dans les fiches de présentation. Mais cette « capricieuse », pour le moins perverse, n’a pas manqué de pousser à bout le « jeune berger ». Le réalisateur, Sydney Jézéquel, se rappelle un vieil homme, marqué par la maladie, et n’étant venu qu’une ou deux fois sur le tournage. Blaise Leenhardt, le fils du producteur, se souvient quant à lui du séjour d’Herbart et de Christian Boutigny, dans la maison familiale, à Calvisson, entre Nîmes et Montpellier. Des souvenirs matériels en sont même demeurés : la valise qui contenaient les « textes retrouvés », des toiles de Boutigny, signées Christian Herbart. Bricoleur, peintre, sculpteur, c’est ainsi que Blaise Leenhardt présente ce dernier, dont il suggère qu’il pourrait être devenu moine. Ce « type très bien » qu’est Herbart le dissuade de prendre de la drogue, surtout de l’héroïne (4), lui raconte le pillage des pharmacies, à Paris, à la Libération. Mais il va très mal, lui demande même de lui procurer un revolver.

C’est une période de grand trouble pour Herbart. Il n’est pas étonnant qu’elle paraisse marquée d’incohérences. Ainsi refuse-t-il l’aide de Louis Guilloux lui offrant de travailler avec lui à une dramatique sur Evno Azev, ce militant et agitateur bolchevik exemplaire qui avait en réalité été un tout aussi efficace agent de la police secrète tsariste, l’Okrana. Or « travailler », Herbart n’en a justement pas envie et pour mettre à l’aise Guilloux il prétend être entretenu par son petit ami du moment, ce dont Brenner doute fort.

Il doit y avoir pour lui travail et travail car il propose justement à Brenner de collaborer avec lui à une émission littéraire, dont il a eu l’idée. Un premier enregistrement est même déjà prévu. Il a parlé de son projet, chez François Michel, au cours d’un dîner où il y avait Malraux. Celui-ci a alors apostrophé une jeune femme travaillant à la radio et l’a pressée d’obtenir pour Herbart un rendez-vous avec Roland Dhordain, directeur de la radiodiffusion de l’O.R.T.F. Le rendez-vous a été pris, et Dhordain conquis.

Relire offre des dialogues à partir d’extraits d’œuvres célèbres. Le premier enregistrement a lieu le 11 septembre. Il est consacré à Roger Martin du Gard. Le regard clinique de Brenner ne rate aucun des signes de la perte de superbe d’Herbart. Celui-ci lui propose une interruption, au bout d’une heure, pour griller une cigarette, se sentant « gâteux », et le soir même s’inquiète au téléphone de n’avoir pas trouvé le réalisateur très enthousiaste, alors qu’il ne s’en serait pas soucié jadis. Brenner estime qu’à soixante-sept ans, Herbart se retrouve dans une situation guère plus enviable que celle d’un garçon qu’ils connaissent et que lui-même aimait il y a vingt ans, quelque peu gigolo, sans métier ni logis.

L’enregistrement ne donne pas satisfaction. L’émission tombe à l’eau. Herbart avait fondé sur elle de grands espoirs, comme source régulière de revenus sur laquelle compter, même si Brenner le suspectait malgré tout de dilettantisme. Sa situation financière est « effrayante ». Il s’en ouvre dans « une lettre personnelle » à nul autre que Gaston Gallimard, le 27 novembre. Tous ceux qui auraient pu l’aider ont disparu, Gide, Camus, Schlumberger, et le seul d’entre eux qu’il appelle par son prénom, Martin du Gard. La caisse des lettres, « alertée par le danger où l’on [le] sait », lui a bien octroyé une aide de 70 000 anciens francs par mois. Mais ces mensualités arrivent à leur terme après être passée dans le règlement de petites dettes. Il n’a plus de toit à lui, loge pour l’instant dans la maison de campagne d’un ami qui n’y est que l’été. Mais encore faut-il l’entretenir et trouver de quoi se nourrir. Après l’évocation des mânes des piliers de la N.R.F. et le tableau de sa situation, vient la sollicitation. « J’ai pensé que vous voudriez peut-être me consentir un prêt, à titre privé. Je vous rembourserai par “traites”. Ce n’est pas drôle de faire ainsi appel à la générosité d’autrui. J’espère que vous me le pardonnerez. » « Prêt » est souligné d’un trait de plume par Herbart. Sur sa lettre une mention au crayon porte « répondu le 15 décembre 1970 », sans indiquer en quel sens. C’est en tout cas la dernière pièce du dossier « Pierre Herbart » des éditions Gallimard.

 

(1) Bernard Frank, La Soixantaine, op. cit., p. 421.

(2) Christiane Baroche, in Le Magazine littéraire, no 379, 01/05/1999, p. 96.

(3) Réalisateur : Sydney Jézéquel. Scénaristes : Pierre Herbart, Roger Leenhardt. Dialoguiste : Roger Leenhardt. Société de production : Les Films Roger Leenhardt.

(4) C’est l’un des rares témoignages indiquant qu’Herbart se piquait à l’héroïne. Dans son Journal, Matthieu Galley rapporte des rumeurs selon lesquelles il ne s’isolait longuement au premier étage du Flore que pour en utiliser les toilettes à cette fin. Henri Thomas raconte que pour se moquer de son manque d’observation Herbart lui avait un jour montré sa jambe en faisant mine de se demander de quelles piqûres d’insectes il avait bien pu être victime.

 

© Grasset, 2014

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Quatrième de couverture > En 1929, André Gide accueille sur l’orbite très exclusive de ses intimes un jeune homme de vingt-six ans à qui il prête « tous les charmes de l’enfer ». Il a été un proche de Jean Cocteau, il fume de l’opium : « Écrivez. » Pierre Herbart est devenu l’auteur d’une œuvre secrète, mais qui est un mot de passe pour les amoureux de la littérature. De La Ligne de force, sur la colonisation française en Indochine, on a pu dire que « c’est « plus fort que L’Espoir de Malraux ». Avec L’Âge d’or, il a écrit le grand livre sur l’homosexualité qu’on aurait précisément pu attendre de Gide. Styliste merveilleux, homme en retrait, par une élégance désintéressée et bien rare, il doit être placé parmi les écrivains français majeurs du XXe siècle.

Fils d’une famille bourgeoise déclassée, un temps communiste, préparant le célèbre voyage en URSS de Gide, résistant héroïque (il a libéré la ville de Rennes sous le nom qu’on lui avait donné malgré lui de « général Le Vigan »), homme de presse avec Albert Camus, il n’a jamais tiré jamais aucun avantage social ou politique d’actes qui auraient valu des ministères ou des fauteuils académiques à plus d’un. Herbart ou : le talent et la grâce. Cette première biographie s’appuie sur de nombreux témoignages et documents inédits.

 

Jean-Luc Moreau est l’auteur de Simone de Beauvoir, le goût d’une vie et de Camus l’Intouchable (Écriture).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Luc Moreau, Pierre Herbart, L’orgueil du dépouillement, Grasset, février 2014, 624 pages, 29 €


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