Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Yves Michaud. Extrait de : Narcisse et ses avatars


EXTRAIT >


Sexe

Sexe remplace Sexe

 

En 1976, Michel Foucault écrivait que le sexe est « ce par quoi chacun doit passer pour avoir accès à sa propre intelligibilité, à la totalité de son corps, à son identité ». Il poursuivait : « le sexe est désormais plus important que notre âme, plus important presque que notre vie ».

Foucault avait raison dans son constat de l’effacement de notre âme.

Pour le sexe, c’est une autre affaire.

 

Certes, le sexe est partout, plus obsédant que jamais. La consommation de pornographie est devenue banale et fait l’essentiel du  trafic commercial sur Internet. Les sex toys, les lieux de plaisir, la littérature libertine ou érotique connaissent un succès de masse. Des expériences d’une sodomite aux pratiques SM ou échangistes, aucun sujet n’est tabou. Aux heures de grande écoute, d’anciennes actrices du X se muent en conseillères du cœur et du corps. Les acteurs et actrices du X sont des people fréquentables et fréquentés.

 

Les sites de rencontre sur Internet connaissent un succès commercial stupéfiant et une des premières fortunes françaises, celle de Xavier Niel et de sa famille, a été construite à partir du Minitel rose des années 1980 et 1990. Le succès des sites de rencontre avec les rencontres réelles qu’ils facilitent est exceptionnel et les chaînes d’hôtellerie respectables doivent se mettre au day-use.

Plus profondément, l’exhibition de soi, de sa vie sexuelle et de ses préférences s’est généralisée. Les coming out ne choquent plus. L’affichage des préférences passe par les tatouages ou le détail des profils sur les sites sociaux. Quant à l’exhibition de soi, en photographie, vidéo ou récit, elle ne scandalise plus personne. On n’écrit plus de lettres érotiques secrètes, on partage des photos de soi, de ses avantages, ou on filme ses ébats, qui seront partagés entre amis sur télé- phone portable avant de finir, qui sait, en ligne.

Les différences sexuelles sont affichées. On ne parle d’ailleurs plus de différences sexuelles, mais de différences gendrées : il y a les homos, les lesbiennes, les bi, les hétéros, les libertins, les queer, les trans et travestis. Seuls les pédophiles et les zoophiles sont encore condamnés à l’ombre – j’y reviendrai in fine.

 

Ce déluge de sexualité révèle une sexualité crue, faite d’actes, de positions, d’outils, d’adjuvants médicamenteux ou dopants, et d’images. Le sexe est hard et nu – c’est le cas de le dire. Ce qui signifie en creux que le romantisme de l’amour et l’érotisme du désir n’ont plus leur place. L’amour romantique, même s’il était une invention récente, a été remplacé par le contrat, – ceux qui se pacsent au lieu de se marier ne s’y sont pas trompés. Quant à l’érotisme, il est remplacé par les plans cul. Plans ou contrats : la différence est dans la biendisance et l’euphémisation.

 

Paradoxalement, malgré ce tsunami de sexe, le sexe n’est plus, mais alors absolument plus du tout, au centre existentiel et identitaire de nos vies : il est en passe de devenir, effectivement, aussi obsolète que notre âme.

 

La banalisation des pratiques en fait une activité normale, sans interdits ou presque, formatée sur les performances de l’industrie pornographique et tournée vers l’hédonisme. Quand on lit les déclarations de DSK devant les juges instructeurs sur le libertinage, on a l’impression de lire le programme d’un groupe de randonneurs.

La banalisation des images fait que plus rien ne nous choque : elles ne montrent que les postures d’une activité humaine parmi les autres. La nudité, affichée à propos de tout et n’importe quoi, n’a plus d’effet. Elle sert aussi bien à la protestation politique qu’à la promotion des produits de beauté, des voitures ou des préservatifs. Au quotidien, la transgression se fait tranquille – les sapeurs-pompiers recommandent juste aux  couples de ne pas trop égarer les clés des menottes de leurs jeux de domination car ils ont aussi des incendies à éteindre.

 

Plus sérieusement, cette banalisation du sexe se traduit par sa soumission à trois modes de fonctionnement caractéristiques de notre temps : le contrat, la consommation, la marchandisation.

 

Il y a toujours eu un aspect contractuel dans le sexe, qu’il fût conjugal ou prostitué. D’un côté, le contrat de mariage qui règle l’économie des biens avant que vienne la jouissance des corps ; d’un autre, le contrat de passe avec paiement d’avance. Sauf que ce contrat d’échange s’est généralisé. Non seulement le Pacs tend à remplacer le mariage avec l’aveu cru que les conditions de l’échange importent plus que l’amour et même le remplacent, mais le contrat régit aussi la relation sexuelle. Sur les sites de rencontre, on se met d’accord sur la nature de l’échange, les préférences physiques, la durée, la place des sentiments, les goûts sexuels. Au moins il n’y aura pas de malentendu.

 

Le sexe passe par la consommation en un sens simple : on en consomme encore et encore, sous toutes sortes de formes – images et récits pornographiques, sex toys, médicaments miracles et drogues comme le Viagra et les poppers, boîtes échangistes, consultations de thérapie sexuelle, sites de rencontre, lingerie de charme, Saint-Valentin mondialisée, agences d’escorts et prostitution d’élite, réseaux de proxénétisme de moyen, bas et misérable étage. De nouvelles clientèles sont visées et ciblées : les seniors, les handicapés, les groupes de misère sexuelle (prisonniers, internés, solitaires de la campagne – foire aux célibataires et amour dans le pré). Le sexe est traité comme un pro- duit et fait l’objet d’un marketing aussi fin que d’autres sortes de denrées. Le porno soft pour mères de famille et ménagères a déclenché un boom de la vente des sex toys et le succès des sites de rencontre un boom de l’hôtellerie de passage.

 

Qui dit consommation dit commodification ou marchandisation, c’est-à-dire transformation en marchandises. Le sexe vaut plus que jamais de l’argent.

Il en a toujours valu dans la mesure où l’acquisition d’objets sexuels, si elle ne se faisait pas par prédation, vaillance ou violence (l’enlèvement des Sabines…), nécessite des moyens : dot de la part des familles fournissant un partenaire sexuel, mais aussi position, prestige et ressources des bénéficiaires des services sexuels. Au XIXe siècle, les dénonciations socialistes du mariage comme variété de la prostitution abondent. En ce domaine, comme en de nombreux autres, le change- ment est aujourd’hui d’échelle. Le sexe se résume au fond à deux questions peu différentes : combien tu me veux ? Combien tu m’aimes ? Les volumes d’argent consacré à la prostitution sont énormes. Les affaires des offreurs de sexualité sur Internet vont à mer- veille et c’est devenu une question philosophique tout à fait sérieuse de savoir si on peut vendre des faveurs sexuelles et son corps.

Après la fin de l’esclavage et de la contrainte par corps (prison pour dettes), le corps était devenu une propriété insaisissable, inaliénable, des personnes morales. L’intimité avec son soi corporel était si profonde qu’elle ne pouvait être commercialisée sinon sous la violence ou par viol. La prostitution était donc réputée forcée, jamais volontaire, sinon chez des personnes à la volonté asservie ou dégradée.

Cette relation d’intimité n’a plus court : mon corps est à moi comme un objet dont je peux aliéner certaines parties (don et vente d’organes) et dont je peux céder temporairement la jouissance. Le corps n’est plus le centre de gravité de ses performances. Il peut se monnayer en services divers, à commencer par les services sexuels. Dans le prolongement de cette désubjectivation et de ce découplage, d’autres activités peuvent être assimilées à la prostitution : après tout, un travailleur loue son corps, ses capacités physiques et sa force de travail. Manière de suggérer que ce n’est pas le service sexuel qui constitue une anomalie dans cette représentation : le sexe est simplement entré aussi dans ce système de commercialisation et de consommation où tout se vend et s’achète comme un objet ou un service.

 

Tout est-il emporté par cette banalisation ? Pas complètement.

Il reste quelques points de résistance, de freinage et de protestation, mais sans que l’on sache trop ce qu’ils signifient, pas même ceux qui en sont les plus bruyants avocats.

 

Une première hantise se révèle à propos de l’enfant et de sa sexualité.

Il y a aujourd’hui une sacralisation hystérique de l’enfant. Les atteintes aux enfants sont presque plus sévèrement punies que les meurtres. En un sens, rien de plus estimable alors que, pas plus tard qu’au temps de Proust, pour ne rien dire de celui de Zola ou de Louÿs, l’enfant, surtout l’enfant des classes populaires, était un objet sexuel dont la défense préoccupait moins que la consommation.

Cette sacralisation de l’enfant évite d’avoir à penser la complexité de sa sexualité. Freud et la « découverte » de la sexualité infantile ? Connais plus. Les parents ne veulent surtout pas savoir que leurs enfants regardent (et cherchent) dès huit ou neuf ans de la pornographie sur l’ordinateur familial. Ils croient à l’innocence de leurs chers ados sans se douter des jeux sexuels qu’ils mènent, moyens de diffusion en images à l’appui, dans leurs réunions amicales ou les rallyes mondains. Je ne me prononce ni sur qui incriminer ni sur les remèdes à prescrire. Je constate seulement l’énorme fossé entre nos comportements et nos croyances. La croyance dans l’innocence de l’enfant est probablement une dernière manifestation de notre volonté de croire encore en une sexualité non banalisée et non réduite au sexe.

 

Une seconde hantise symptomatique est celle du mariage pour tous.

Au moment où la majorité des mariages aboutit à un divorce, où la plupart des enfants d’une démographie dynamique naissent hors mariage, ou le Pacs contractuel est plus volontiers choisi que le mariage, où la reconnaissance de la différence (des différences) sexuelle devrait logiquement faire exploser tous les cadres traditionnels de représentation de la sexualité, voilà que dans les pays avancés qui, sur ce point, continuent à mériter leur nom, on institue le mariage pour tous, en particulier homosexuel – mais dans cette logique, il faudra tôt ou tard admettre le mariage avec d’autres types de conjoint, par forcément des animaux (Caligula épousant son cheval), mais probablement des robots, cyborgs ou androïdes avenants et sexy.

Il y a là une demande en apparence d’avant-garde traduisant une revendication patente d’arrière-garde. On se demande d’ailleurs par quel aveuglement intellectuel les traditionalistes qui s’opposent mordicus à une telle revendication, n’y reconnaissent pas, au contraire, une inspiration aussi réactionnaire que la leur. Difficile en tout cas de ne pas voir cette bataille comme une défense de l’amour contre la banalisation du sexe. Ce qui n’empêchera nullement les nouveaux mariés de divorcer dès que l’amour aura fait son temps, c’est-à-dire demain.

 

Dernier bastion de résistance, la demande de procréation.

Le désir d’enfant est au cœur de la sexualité dite normale : on a des enfants pour se reproduire, pour avoir une famille, pour garder et transmettre un patrimoine.

 

Rappelons que le prolétaire est celui qui n’a pour richesse, étymologiquement, que sa progéniture.

Que le désir d’enfant soit frustré dans le cas des relations stériles fait partie des aléas de la nature. Il y était répondu autrefois par le don d’enfant ou l’adoption.

Les progrès de l’aide médicale à la procréation ont mis au service du désir d’enfant des ressources inouïes : insémination artificielle d’abord, puis fécondation in vitro, et maintenant tri des embryons, mères porteuses, clonage, en attendant la reproduction entière- ment artificielle. L’important n’est pas ici l’éventail de ces possibilités, mais la demande d’en bénéficier chez les couples hétérosexuels comme les couples homosexuels, voire des couples dont les facteurs génétiques rendent difficile, voire peu souhaitable, la reproduction. Il faut mesurer la contradiction de la demande : une demande de reproduction considérée comme fondamentalement naturelle exige d’être satisfaite par les voies les plus artificielles.

Cette demande « normale » de reproduction « hors normes » ne peut, à mon sens, être interprétée que comme une ultime tentative pour rattacher le sexe à sa finalité reproductrice, avec ce paradoxe qu’à travers une telle demande, on accélère le passage à une reproduction entièrement artificielle et entièrement détachée de la sexualité.

 

La sacralisation de l’innocence de l’enfant, l’obsession de la conjugalité et la demande naturelle de procréation artificieuse et asexuée constituent autant de points de résistance à la banalisation et à l’hédonisation totale du sexe, mais ce sont des comportements et des demandes d’arrière-garde pour les deux premiers et une stratégie de Gribouille pour le troisième.

 

Le sexe est donc bel et bien aussi obsolète que notre âme, mais nous ne voulons pas encore tout à fait nous en rendre compte.

 

© Grasset 2014

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > En vingt-six entrées vives et accessibles, Yves Michaud pose son regard de philosophe sur les mutations à l’œuvre dans notre société. YouTube, Narcisse, la Com’, le Design, l’Hédonisme, le Sexe ou encore le People s’entrecroisent et se répondent dans ce petit précis philosophique ultramoderne. C’est à contre-courant des discours alarmistes que le lecteur retrouvera son quotidien, ses obsessions et névroses. Il entrera dans cet abécédaire comme on tend devant soi un miroir, ou un smartphone, et se verra délivrer des clés à la compréhension du monde d’aujourd’hui et de demain.

 

Philosophe, Yves Michaud a notamment enseigné aux universités de Berkeley, Édimbourg, Rouen et São Paulo. Il est l’auteur de nombreux ouvrages d’esthétique et de philosophie politique parmi lesquels, aux éditions Stock, L’Art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l’esthétique (2003) et Le Nouveau Luxe (2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Yves Michaud, Narcisse et ses avatars, Grasset, coll. « Vingt-six », avril 2014, 208 pages, 17 €

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