Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Doris Lessing. Extrait de : Filles impertinentes


EXTRAIT >

 

Une photographie de ma mère me la présente sous les traits d’une collégienne imposante, au visage rond empreint de cette assurance caractéristique, me semble-t-il, de l’ère victorienne. Ses cheveux sont noués en arrière avec un ruban noir. Elle porte l’uniforme du collège – un large chemisier blanc et une longue jupe sombre. Sur une photographie prise quarante-cinq ans plus tard, elle apparaît maigre, vieille et sévère, et nous regarde bravement du fond d’un monde de déception et de frustration. Elle est debout près de mon père, la main sur le dossier de sa chaise. Il est contraint de rester assis car il est malade. Comme toujours. Manifestement, il a toutes les peines à se tenir droit. Cependant il arbore le complet de rigueur, sans doute parce qu’elle lui a demandé de faire cet effort. Elle porte une robe de couturière plutôt élégante, confectionnée dans un coupon acheté en solde.

Ce récit a pour objet la distance qui sépare ces deux photographies. Il semble qu’il m’ait fallu toute une vie pour comprendre mes parents, au long d’un chemin jalonné de surprises. Un processus mystérieux, d’autant plus effrayant qu’on ne peut l’infléchir en rien, nous mène d’une adolescence féroce – on croirait que parents et enfants se tiennent chacun à un bout du champ de bataille, armes en main – à un stade où l’on peut à tout moment s’imaginer à leur place.

Au moment d’écrire ces lignes, je me suis rendu compte que je pourrais faire le portrait de mon père sans guère parler de « classe », ce mot détestable, mais il n’en allait pas de même avec ma mère. Elle n’affranchit jamais ses jugements des notions de classe mais, à sa décharge, elle ne voyait pas pourquoi elle l’aurait fait. La classe sociale était alors une camisole de force, un impératif, une obsession paralysante. Ma mère était le produit d’un lieu et d’un temps : Londres, la Grande-Bretagne, l’Empire britannique. Mais l’Empire vivait ses derniers jours – une pensée qu’elle aurait rejetée comme déloyale, aberrante et empreinte de faiblesse.

Sur un des murs de terre de la vieille ferme africaine où j’ai grandi, un grand cadre surchargé d’ornements abritait le portrait de mon grand-père McVeagh, debout à côté de sa seconde épouse. Il avait un visage joufflu, trop nourri, avec des cheveux lissés des deux côtés d’une raie. Il portait un costume prétentieux, serré, et une chaînette d’or en travers de la poitrine. Je le haïssais, ce modèle de vertu hypocrite, avec une violence qui m’empêchait d’écouter ma mère, dont les souvenirs ne m’apparaissaient que comme une nouvelle tentative pour me lier à elle. N’avait-elle pas fui l’Angleterre avec mon père ? Pourquoi voulait-elle donc m’envelopper de nouveau dans ce linceul ? Je faisais la sourde oreille, et aujourd’hui je le regrette. Par exemple, qui était cette dame élégante et délicate qu’il avait épousée ? Elle était juive (1), avec un nez fin, courbé, et des mains admirables. Sa robe était un prodige de broderies, de plis et de dentelles. Par sa nature même sinon par sa classe, elle appartenait à un autre monde. Je crois qu’elle était gouvernante. Toutefois elle avait choisi de l’épouser, et il me vient une pensée qui ne m’est jamais apparue durant toutes ces années : il a fait deux mariages romantiques, ce banquier béotien.

Une fois prise du besoin de savoir qui étaient mes aïeux, et avant de renoncer en découvrant quelle tâche compliquée et ennuyeuse c’était, je suis tombée sur des actes de naissance de divers McVeagh à Exeter et à Maidstone. Ils s’appelaient tous John, Edward ou James, et étaient sergents dans des régiments de cavalerie. En somme, mon grand-père McVeagh, ou son père, avait rejoint les rangs de la bourgeoisie, et il était aussi snob qu’on pouvait s’y attendre. Il avait pourtant épousé en premières noces Emily Flower, la fille d’un gabarier. Un mariage d’amour. Il ne subsiste aucune photographie de cette femme, car elle fut considérée comme un désastre. Pendant toute mon enfance, j’ai entendu parler de ma grand-mère en ces termes : « Elle était très jolie, mais elle ne s’intéressait qu’à la danse et aux chevaux. » Cette phrase était prononcée avec un petit reniflement réprobateur, héritage probablement des servantes qui élevèrent les enfants après la mort de la pernicieuse Emily. Elle mourut en accouchant de son troisième enfant – le ton de ma mère sous-entendait que c’était bien fait pour elle. On était en 1888, et elle avait trente-deux ans. Mais comment était-il possible que l’épouse d’un directeur de banque en banlieue ait pu passer son temps à danser et être folle de chevaux ? À Blackheath ? C’était à Blackheath que se trouvait la haute maison froide et sinistre, d’après ma mère. Cependant, l’acte de décès d’Emily indique Canning Town.

Ma mère, Emily Maude, était l’aînée des enfants. Elle fut  suivie de l’oncle John, puis de Muriel, laquelle se déshonora – et couvrit de honte la famille – en réintégrant la classe ouvrière par son mariage. Ce qui n’était guère surprenant, jugeait ma mère, car Muriel s’était toujours plu avec les domestiques. En d’autres termes, elle ne se plaisait pas dans l’atmosphère d’effort et de compétition imposée par l’exigence de progresser et de réussir.

Ma mère grandit dans un foyer glacé. Son père, pourtant si romantique, régnait en parfait patriarche victorien, menant ses enfants à la baguette et ignorant la tendresse. Elle ne pouvait attendre d’affection de sa belle-mère, qui était dévouée, convenable, et ne comprenait rien aux enfants. Je n’ai jamais entendu ma mère parler de son père avec chaleur. Elle lui manifestait du respect, bien sûr, et certainement une admiration de rigueur. Mais jamais d’amour. Quant à sa belle- mère, elle aurait tout aussi bien pu être une visiteuse ou une parente éloignée.

Emily était brillante à l’école, beaucoup plus que son frère, John, qui était destiné à la marine mais trouvait les examens difficiles. Il avait besoin d’être poussé à coups de cours particuliers. Elle aimait passer des examens, était première de sa classe, adorait les mathématiques et faillit à un moment devenir pianiste professionnelle.

Comme il convenait dans ce monde tiré tout droit des Forsyte (2), on emmenait les enfants à toutes les cérémonies publiques de réjouissance ou de deuil. Ma mère évoquait le siège de Mafeking, les obsèques de la reine Victoria, le couronnement d’Édouard VII, des expositions, les visites du Kaiser et de chefs de gouvernement étrangers, comme si de tels événements étaient les seuls à pou- voir jalonner une enfance.

Si la vie de famille était réduite, la vie sociale était intense, remplie d’amis avec lesquels ma mère resta en contact pendant des années, même du fond de sa ferme africaine. Elle jouait au tennis, à la crosse et au hockey, et faisait des randonnées à bicyclette. On donnait des soirées musicales. On dessinait les portraits des uns et des autres, ou des paysages bien comme il faut. On écrivait des poèmes humoristiques et sentimentaux à l’occasion des anniversaires. On pressait des fleurs et on faisait collection de coquillages, d’œufs d’oiseaux et de pierres. On allait au théâtre, après quoi on soupait au Trocadero. Tout cela se passait à Londres. Celle qui devait se retrouver dans une ferme du veld était fondamentalement une citadine.

John William McVeagh avait des idées avancées et était si fier de l’intelligence de sa fille qu’il pensait à l’université pour elle, mais il avait affaire à une rebelle qui déclara qu’elle voulait devenir infirmière. Il fut horrifié, totalement renversé. Infirmière n’était pas une profession pour une jeune fille bourgeoise, et il ne voulait pas entendre parler de Florence Nightingale (3). N’importe quelle boniche pouvait être infirmière. Si elle s’obstinait, il lui fermerait à jamais sa porte ! Très bien, dit Emily Maude. Et elle alla commencer sa formation au Royal Free Hospital. C’était difficile : les conditions de vie étaient mauvaises, le salaire misérable. Cependant, elle s’en tira bien. Quand elle eut passé brillamment ses examens de dernière année, son père se déclara prêt à lui pardonner. Elle ne lui pardonna jamais. Elle avait réussi toute seule, sans lui.

 

(1) Au moment où j’écrivais ces lignes, je croyais qu’elle était juive. C’était une erreur. (N.d.A.)

(2) Série de romans de John Galsworthy publiés au début du siècle qui décrivent les tribulations d’une famille de la bonne société britan- nique. (N.d.É.)

(3) Célèbre infirmière britannique. (N.d.É.)

 

© Flammarion 2014

© Photo : Grazia Ippolito/Opale/Flammarion

 

 

Quatrième de couverture > Avec Filles impertinentes Doris Lessing nous livre le récit poignant de sa genèse et de sa jeunesse. Elle s'y dévoile sous un jour nouveau et met toute sa puissance de conteuse au service d'un sujet universel: les relations mère-fille. Mordant, plein d'esprit et porté tout au long par une franchise hors du commun, Filles impertinente est également l'autoportrait saisissant d'un des écrivains les plus libres de son époque.

 

Doris Lessing est née en Perse en 1919. Devenue célèbre dès son premier livre, Vaincue par la brousse (1950), elle est l'auteur d'une cinquantaine d'ouvrages parmi lesquels le célèbre Carnet d'or (Prix Médicis étranger) mais aussi Les Grand-mères (2005) ou Un enfant de l'amour (2007). Lauréate du prix Nobel de littérature en 2007, Doris Lessing est décédée à l'âge de 94 ans en novembre 2013.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Doris Lessing, Filles impertinentes, traduction Philippe Giraudon, Flammarion, mars 2014, 144 pages, 14 €

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Quel choix pertinent ! Sobre , émouvant , sororal , hurlant d'impeccabilité muette , DORIS rejoint l'icône Annick GEILLE de ma vie parisienne . Hommage aux deux talents qui ont fécondé mes vingt ans .