Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Deville. Extrait de : Viva


EXTRAIT >

 

Tout commence et tout finit par le bruit que font ici les piqueurs de rouille. Capitaines et armateurs redoutent de laisser désœuvrés les marins à quai. Alors le pic et le pot de minium et le pinceau. Le paysage portuaire est celui d’un film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, grues et barges, mâts de charge et derricks, palmiers et crocodiles. Odeurs de pétrole et de cambouis, de coaltar et de goudron. Un crachin chaud qui mouille tout ça et ce soir la silhouette furtive d’un homme qui n’est pas Bogart mais Sandino. À bientôt trente ans il en paraît vingt, frêle et de petite taille. Sandino porte une combinaison de mécanicien, clef à molette dans la poche, vérifie qu’il n’est pas suivi, s’éloigne des docks vers le quartier des cantinas où se tient une réunion clandestine. Après avoir quitté son Nicaragua et longtemps bourlingué, le mécanicien de marine Sandino pose son sac et découvre l’anarcho-syndicalisme. Il est ouvrier à la Huasteca Petroleum de Tampico.

Au fond des ruelles du port où s’allument les lampes, les conspirateurs dans l’ombre d’une arrière-salle s’assemblent autour de Ret Marut le mieux aguerri. Celui-là est arrivé au Mexique comme soutier à bord d’un navire norvégien. Il se prétend marin polonais ou allemand, révolutionnaire. Sous la casquette de prolétaire, un visage quelconque et une petite moustache qui lui fait une tête de la bande à Bonnot. À la fin de la Première Guerre mondiale, Ret Marut a participé à la tentative insurrectionnelle à Munich. Condamné à mort, il a disparu, a souvent changé de nom, commencé à écrire des poèmes et des romans, à combattre la solitude par le crayon et à entasser les cahiers. Bientôt il enverra
en Allemagne Le Trésor de la Sierra Madre dont l’action est à Tampico, sous un autre pseudonyme, celui de Traven. Il en utilisera des dizaines. Auprès de la photographe Tina Modotti, à Mexico, il sera Torsvan.

 

Quant à Sandino, qui ressort de la cantina au milieu de la nuit, fort de ces conseils allemands ou polonais, la tête emplie des grands brasiers révolutionnaires, et se hâte sous la pluie oblique dans le cône orange des réverbères au sodium, nous pourrions le suivre. Nous le verrions regagner le Nicaragua, échanger la salopette d’ouvrier de la raffinerie pour les vêtements de cavalier, les cartouchières croisées sur la poitrine, le chapeau Stetson, et prendre le commandement de la guérilla, devenir le glorieux général Augusto César Sandino, le «Général des hommes libres» selon les mots de Henri Barbusse. Nous le verrions chevaucher à la tête de son bataillon de gueux qui jamais ne sera vaincu, repoussera vers la mer l’armée d’occupation des gringos et poursuivra le grand œuvre de Bolivar. Les cavalcades des troupes sandinistes lèvent à l’horizon la poussière jaune de la Nueva Segovia du Nicaragua. Mais nous ne le suivrons pas. Dans la brume de chaleur, un autre pétrolier norvégien, grande muraille rouge et noire, traverse le golfe du Mexique et approche du port de Tampico. À son bord, un autre révolutionnaire en exil entend les piqueurs de rouille et le cri des oiseaux marins.

 

© Le Seuil 2014

© Photo : Jean-Luc Bertini

 

 

Quatrième de couverture > En brefs chapitres qui fourmillent d’anecdotes, de faits historiques et de rencontres ou de coïncidences, Patrick Deville peint la fresque de l’extraordinaire bouillonnement révolutionnaire dont le Mexique et quelques-unes de ses villes (la capitale, mais aussi Tampico ou Cuernavaca) seront le chaudron dans les années 1930.

Les deux figures majeures du roman sont Trotsky, qui poursuit là-bas sa longue fuite et y organise la riposte aux procès de Moscou tout en fondant la IVe Internationale, et Malcolm Lowry, qui ébranle l’univers littéraire avec son vertigineux Au-dessous du volcan. Le second admire le premier : une révolution politique et mondiale, ça impressionne. Mais Trotsky est lui aussi un grand écrivain, qui aurait pu transformer le monde des lettres si une mission plus vaste ne l’avait pas requis.

On croise Frida Kahlo, Diego Rivera, Tina Modotti, l’énigmatique B. Traven aux innombrables identités, ou encore André Breton et Antonin Artaud en quête des Tarahumaras. Une sorte de formidable danse macabre où le génie conduit chacun à son tombeau. C’est tellement mieux que de renoncer à ses rêves.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Patrick Deville, Viva, Le Seuil, août 2014, 177 pages, 17,50 €

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