Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Christophe Donner. Extrait de : Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive


EXTRAIT >

 

Claude marche dans les rues de Neuilly à grands pas, s’éloignant le plus vite qu’il peut de cette maison, de ces gens, de cette famille dont il mesure la folie, la méchanceté, le pouvoir aussi, parce qu’ils ont de l’argent, ils sont libres. Est-ce que je dois accepter de me faire cracher dessus par ce révolutionnaire de salon ce fils à papa c’est facile pour lui de faire des films des bides des Godard il s’en fout de perdre du fric papa sera toujours là pour laisser une valise de dollars avant de repartir dans ses champs de pétrole toujours un émir pour lui laisser un chèque de la Ligue arabe au bar du Plaza moi l’argent je le gagne avec la recette de mes films et je le claque pas en bouteilles de haut-brion et en voyages à New York en première je compte moi je compte pour assurer l’avenir de mes fils éventuellement de leur mère si elle revient si elle quitte son amant ce qu’elle a promis de faire comment la croire j’ai tant de fois été trahi je dois devenir méchant riche faire des films n’importe lesquels mais des films qui rapportent je ne sais rien faire d’autre que des films bons ou mauvais je ne connais pas d’autre métier que le cinéma je dois prendre des risques c’est un métier de risques je déteste prendre des risques c’est contre ma nature je me force je me force toujours va savoir pourquoi je ne suis pas magnifique insolent grand seigneur Solal pourquoi je suis Adrien Deume juif indigne pourquoi je n’ai pas d’argent et pas d’humour pas cet humour ravageur qui les fait tellement mouiller ces connes ma sœur en tête ma femme et les autres femmes toutes Anne-Marie Anne-Marie il faut que tu reviennes Anne-Marie ça suffit assez d’échecs assez de défaites je vais gagner du fric et te reprendre et ce fric je vais aller le chercher dans la merde dans les films de merde dans ce qui me débecte le plus parce que c’est là où est le public l’autre salopard qui me parle de ses films difficiles ce qui est vraiment difficile dans le cinéma c’est d’aller chercher l’argent il est ça c’est difficile très difficile de faire ces films que personne ne veut faire et que le public attend des films pornos des films comiques avec les Charlots parce que c’est ça que les gens veulent voir et pas Jean-Pierre Léaud pas Juliet Berto c’est les Charlots c’est de Funès il faut faire des films avec les Charlots je vais faire des films vulgaires encore plus vulgaires que les autres et j’emmerde le bon goût de la famille Rassam c’est décidé c’est parti je vais en faire du fric et du fric et avec ce fric j’en ferai des films intelligents et difficiles des films comme il faut pour aller à Cannes recevoir les grands prix les honneurs facile très facile de faire ces films difficiles.

Il appelle Zidi, il rencontre Fechner, une nouvelle vie commence. Et pour Jean-Pierre aussi, qui est libre, détaché de celui dont il n’était que le beau-frère, le voilà animé d’un nouveau désir de vaincre, d’écraser. Un homme peut avoir envie de réussir et des- cendre très bas, encore plus bas, il y a toujours un moment il rencontre physiquement la limite de ses capacités d’abjection, toujours un moment il touche le fond de son dégoût, et c’est à ce moment-là qu’il identifie les fondements de sa morale. Les principes de Berri s’arrêtent ceux de Rassam commencent : ils feront tout à l’inverse de l’autre, moins par goût que par défi.

Pendant que Berri discute avec Fechner sur la production du prochain film des Charlots, Rassam s’en va trouver Lebovici, et sans prendre une longue cuiller, il propose à l’incontournable agent des stars un historique arrangement :

— J’ai l’argent, les idées, tu as les stars, à nous deux on tient tout le cinéma français, et on impose nos films aux distributeurs.

Lebovici n’est pas homme à se laisser dicter des stratégies. L’homme d’extrême gauche, imprégné de cette « morale d’instituteur » que méprise tant Rassam, l’éditeur de Guy Debord et de ses pamphlets incendiaires contre la société de  consommation est, par ailleurs, animé d’une avidité insatiable : si Rassam veut dépenser son fric pour engager ses stars, il est prêt à travailler avec lui. Berri comprendra, et s’il ne comprend pas, s’il prend ça pour une trahison, tant pis pour lui.

— Alors alors ? Qu’est-ce que tu as en magasin, monsieur le marchand d’esclaves ?

C’est ainsi qu’ils se mettent d’accord sur Yves Montand et Jane Fonda pour tourner le prochain film de Godard qui, après sa déroute palestinienne, s’est laissé convaincre par Rassam de revenir à un cinéma plus montrable, plus vendable.

S’il y a un acteur que les Français adorent, à cette époque, c’est bien Yves Montand. Il est de gauche, populaire, commercial et bien-pensant, il fait feu de tout bois : L’Aveu contre le stalinisme, Z contre les colonels grecs, Le Cercle rouge avec Delon et Melville, il ne crache pas non plus dans la soupe comique puisqu’il vient de tourner La Folie des grandeurs avec de Funès. Entre Claude Sautet et Gérard Oury, l’acteur préféré des Français, un président de la République en puissance. Godard sera la dernière corde à son arc, celle de cette Nouvelle Vague à côté de laquelle il est passé.

S’il y a une actrice que les Français adorent, c’est Jane Fonda. Belle avec Delon, sublimement cruche dans Barbarella, le film de son mari, Roger Vadim, elle a tout pour plaire.

Fonda, Montand, Godard, avec un casting pareil, Rassam est sûr d’intéresser les Arabes qui traînent au bar du Plaza. Sur la Croisette le festival de Cannes débute demain soir, il obtiendra un accord de distribution avec la Gaumont et la Paramount.

C’est vraiment un plaisir de traiter avec un type comme Lebovici ; le mépris étant réciproque, les deux hommes s’entendent sur l’essentiel : le fric.

Rassam organise une rencontre entre Godard, Montand et Lebovici au Fouquet’s. La veille encore, ils se seraient traités de renégat, de gauchiste irresponsable et de social-traître, ils se seraient envoyé des verres de whisky à la gueule comme ça se fait à la terrasse du Flore. La lutte des classes ne résiste pas à un cachet de cinq cent mille francs lourds.

Le sujet du film, Rassam ne veut même pas le connaître, on sait l’estime qu’il porte aux scénarios et ça tombe bien puisque Godard refuse d’en écrire. C’est d’ailleurs ce qui manque de faire échouer l’opération, Yves Montand exigeant au moins un semblant de synopsis.

— L’histoire du film c’est l’état actuel des choses, explique  Godard.

— Tu as un titre ?

— Du calme, tout va bien.

— Tout va bien ? Ça me plaît.

Une occupation d’usine ? L’ancien compagnon de route du Parti ne peut demeurer insensible à ce grand fantasme prolétarien, Godard le sait, il emporte le morceau. Montand signe. Et si Montand signe, Jane Fonda le suit. Et grâce à elle, Rassam vendra le film en Amérique.

Le 9 juin 1971, Godard part aux États-Unis pour signer le contrat avec la Paramount. Son avion est à quinze heures, il est déjà en retard, il y a des embouteillages. Qui a l’idée de demander à cette fille d’emmener Jean-Luc à l’aéroport sur sa moto ?

Peu importe. La moto fonce pour que Godard attrape son avion, une camionnette arrive sur la droite, la fille pressée lui refuse la priorité, le chauffeur de la camionnette n’a pas le temps de freiner, la moto valdingue, Godard est mort, ou tellement amoché que c’est une question d’heures, il ne survivra pas, les nécros sont prêtes dans tous les journaux, on attend. En tout cas, il ne refera plus jamais de film, c’est certain.

Mais Godard s’en tire, déjouant une fois de plus tous les pronostics.

Il ne reste plus à Rassam qu’à dissimuler aux yeux des coproducteurs et des assurances la gravité de ses blessures :

— Il se rétablit avec un courage inouï.

 

© Grasset 2014

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Qui se souvient de cette folle ambition : le cinéma va changer le monde ?

Démiurges au centre de l’intrigue, un trio de meilleurs amis qui vont devenir beaux-frères ennemis : Jean-Pierre Rassam, Claude Berri, Maurice Pialat. La sœur du premier, Anne-Marie, épouse le deuxième, dont la sœur, Arlette, vit avec le troisième. Ils ne vieilliront pas ensemble.

Autour d’eux, Christophe Donner fait tourner la ronde non autorisée des seventies : Raoul Lévy, Brigitte Bardot, Jean Yanne, Macha Méril, Jean-Louis Trintignant, Éric Rohmer, Sami Frey...

La grande histoire crève le grand écran : Mai 68 terrorisant le festival de Cannes ; Rassam et Berri à bord de la Mercedes de Truffaut allant sauver les enfants de Milos Forman dans une Prague envahie par les chars soviétiques ; l’improbable épopée de Godard dans les camps d’entraînement palestiniens.

Et puis, gueule de bois : après la grande bouffe des utopies, tous y en ont vouloir des sous !

Cinéastes grandioses, producteurs têtes brûlées, alcool à haute dose, parties de poker, de sexe et de drogue : des vies qui sont des films, des films qui mettent la vie en danger. Car on se tue beaucoup en ce temps-là, quand on joue encore vraiment sa peau

avec l’art… Orson Welles peut lâcher sa malédiction ironique : «Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive. »

Né à Paris en 1956, Christophe Donner est l’auteur d’une œuvre importante dont on rappellera notamment les derniers romans, publiés chez Grasset : L’Empire de la morale (2001, prix de Flore), Ainsi va le jeune loup au sang (2003, prix Jean Freustié), Bang ! Bang ! (2005), Un roi sans lendemain (2007), Vivre encore un peu (2011), À quoi jouent les hommes (2012).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Christophe Donner, Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, Grasset, août 2014, 304 pages, 19 €

 

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