Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Lydie Salvayre. Extrait de : Pas pleurer


EXTRAIT >

 

Au nom du Père du Fils et du Saint-Esprit, monseigneur l’évêque-archevêque de Palma désigne aux justiciers, d’une main vénérable où luit l’anneau pastoral, la poitrine des mauvais pauvres. C’est Georges Bernanos qui le dit. C’est un catholique fervent qui le dit.

On est en Espagne en 1936. La guerre civile est sur le point d’éclater, et ma mère est une mauvaise pauvre. Une mauvaise pauvre est une pauvre qui ouvre sa gueule. Ma mère, le 18 juillet 1936, ouvre sa gueule pour la première fois de sa vie. Elle a quinze ans. Elle habite un village perdu de la haute Catalogne où, depuis des siècles, de gros propriétaires terriens maintiennent des familles comme la sienne dans la plus grande pauvreté.

Au même moment, le fils de Georges Bernanos s’apprête à se battre dans les tranchées de Madrid sous l’uniforme bleu de la Phalange. Durant quelques semaines, Bernanos pense que l’engagement de son fils auprès des nationaux est fondé et légitime. Il a les idées que l’on sait. Il a milité à l’Action française. Il admire Drumont. Il se déclare monarchiste, catholique, héritier des vieilles traditions françaises et plus proche en esprit de l’aristocratie ouvrière que de la bourgeoisie d’argent, qu’il exècre. Présent en Espagne au moment du soulèvement des généraux contre la République, il ne mesure pas d’emblée l’ampleur du désastre. Mais très vite, il ne peut tordre l’évidence. Il voit les nationaux se livrer à une épuration systématique des suspects, tandis qu’entre deux meurtres, les dignitaires catholiques leur donnent l’absolution au nom du Père du Fils et du Saint-Esprit.

L’Église espagnole est devenue la Putain des militaires épurateurs.

Le cœur soulevé de dégoût, Bernanos assiste impuissant à cette infâme connivence. Puis, dans un effort éprouvant de lucidité qui l’oblige à rompre avec ses sympathies anciennes, il se décide à écrire ce dont il est le témoin déchiré.

Il est l’un des seuls dans son camp à avoir ce courage.

 

A mis soledades voy,

De mis soledades vengo.

 

Le 18 juillet 1936, ma mère, accompagnée de ma grand-mère, se présente devant los señores Burgos qui souhaitent engager une nouvelle bonne, la précédente ayant été chassée au motif qu’elle sentait l’oignon. Au moment du verdict, don Jaume Burgos Obregón tourne vers son épouse un visage satisfait et, après avoir observé ma mère de la tête aux pieds, déclare sur ce ton d’assurance que ma mère n’a pas oublié : Elle a l’air bien modeste. Ma grand-mère le remercie comme s’il la félicitait, mais moi, me dit ma mère, cette phrase me rend folle, je la réceptionne comme une offense, comme une patada al culo, ma chérie, una patada al culo qui me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui dormait depuis plus de quinze ans et qui me facilite de comprendre le sens des palabres que mon frère Josep a rapportées de Lérida. Alors quand on se retrouve en la rue, je me mets à griter (moi : à crier), à crier Elle a l’air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ? Plus doucement pour l’amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée. Ça veut dire, je bouillais ma chérie je bouillais, ça veut dire que je serai une bonne bien bête et bien obédissante ! Ça veut dire que j’accepterai tous les ordres de doña Sol sans protester et que je laverai son caca sans protester ! Ça veut dire que je présenterai toutes les garanties d’une perfecte idiote, que je ne rechisterai jamais contre rien, que je ne causerai aucune moleste d’aucune sorte ! Ça veut dire que don Jaume me payera des, comment tu dis ?, des clopinettes, et qu’en plus il me faudra lui dire muchísimas gracias avec cet air modeste qui me va si bien. Seigneur Jésus, murmure ma mère la mirade alarmée, plus bas, on va t’ouir. Et moi je grite encore plus fort : Je me fous qu’on m’ouit, je veux pas être bonniche chez les Burgos, j’aime mieux faire la pute en ville ! Pour l’amour du ciel, me supplique ma mère, ne dis pas ces bêtises. Ils nous ont même pas invitées à nous assir, je lui dis révoltée, ni même serré la main, je me raccorde (moi : je me rappelle), je me rappelle brusquement que je souffre d’un panadis au pouce et que j’ai le doigt bandé, panaris si tu veux, mais ne me rectifie pas à chaque mot sinon j’y arriverai jamais. Alors ma mère pour me pacifier me rappelle à voix susurrée les bénéfices considérables qui m’espèrent si je suis engagée : que je serai logée, que je serai nourrie et que je serai nettoyée, que j’aurai une vacation tous les dimanches pour aller danser la sardane sur la place de l’Église, que je toucherai un petit salaire et une petite prime annualle avec quoi je pourrai me constituer un petit trousseau, et même mettre de côté. À ces mots, je clame : Plutôt morir ! Dios mío, souspire ma mère en jetant des mirades angoissées sur les deux files de maisons qui bordent la ruelle. Et moi je me mets à courir à toute vélocité vers mon grenier. La guerre, heureusement, éclate lendemain, ce qui fait que je ne suis jamais allée faire la bonne ni chez les Burgos, ni chez personne. La guerre, ma chérie, est tombée à pic nommé.

 

© Le Seuil 2014

© Photo : Hermance Triay

 

 

Quatrième de couverture > Deux voix entrelacées.

Celle, révoltée, de Bernanos, témoin direct de la guerre civile espagnole, qui dénonce la terreur exercée par les Nationaux avec la bénédiction de l’Église contre « les mauvais pauvres ».

Celle, roborative, de Montse, mère de la narratrice et « mauvaise pauvre », qui a tout gommé de sa mémoire, hormis les jours enchantés de l’insurrection libertaire par laquelle s’ouvrit la guerre de 36 dans certaines régions d’Espagne, des jours qui comptèrent parmi les plus intenses de sa vie.

Deux paroles, deux visions qui résonnent étrangement avec notre présent et qui font apparaître l’art romanesque de Lydie Salvayre dans toute sa force, entre violence et légèreté, entre brutalité et finesse, porté par une prose tantôt impeccable, tantôt joyeusement malmenée.

Lydie Salvayre a obtenu le prix Hermès du Premier roman pour La Déclaration, le prix Novembre (aujourd’hui Prix Décembre) pour La Compagnie des Spectres et le prix François Billetdoux pour BW. Ses livres sont traduits dans une vingtaine de langues. Certains ont fait l’objet d’adaptations théâtrales.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Lydie Salvayre, Pas pleurer, Le Seuil, août 2014, 288 pages, 18,50 €

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Lydie Salvayre vient de remporter le Prix Goncourt 2014.