Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Dominique Fabre. Extrait de : Photos volées


EXTRAIT >

 

Elle était là dans la pénombre, comme si c’était fait exprès. Il faudrait beaucoup de ruse pour échapper au hasard, à nos anciennes amours. Elle paraissait frêle, mais protégée par cette pénombre, si on peut dire, car où nous nous trouvions il y avait beaucoup de bruit à cause des voitures au feu rouge, et, sur les trottoirs, les gens qui marchaient vers le métro. Et puis toutes les personnes qui parlaient seules à leur portable ou à elles-mêmes, sans arrêter. Elle n’avait pas changé, j’ai eu cette impression sur-le-champ. Elle avait cette douceur un peu éteinte que je me rappelais bien. Tu es pressée ? j’ai failli lui demander, comme si nous étions voisins de palier et qu’on se parlait à peu près tous les jours. Combien de temps avions-nous passé sans nous parler ? Ses cheveux étaient noirs, épais, elle avait toujours la même peau laiteuse et le même sourire. Ses ongles n’étaient pas rongés, comme avant. Sa petite cicatrice au menton, qu’elle suivait parfois de l’ongle, avant de se mettre à lire. Elle a levé la tête vers moi pour se laisser embrasser. Elle avait toujours ce beau sourire. J’ai eu beaucoup de petits malheurs dans ma vie. Les petits malheurs, pour douloureux qu’ils soient, permettent cependant d’avancer. Ils ne sont pas de l’autre genre de malheur, qui vous fait vous tenir coi ou vous empêche de parler pendant plusieurs années, parfois une vie entière.

— Je suis content de te voir, j’ai murmuré, ou du moins, je me le rappelle comme ça.

J’ai murmuré car cela, j’aurais sans doute souhaité le vivre il y a plusieurs années. Question de tempo, de géographie de rues qu’on croise, de pas qu’on ne fait pas au même moment, dans le même sens…

— Jean. Moi aussi. J’étais sûre qu’on se retrouverait un jour.

Je me demandais souvent…

Elle avait une voix rêveuse sur la fin. Sa peau très blanche à cause du lampadaire dont, sans y prendre garde, nous nous étions approchés pour mieux nous voir, comme des insectes. Cette image est idiote, évidemment. Je pense qu’elle n’avait jamais abandonné l’idée d’une carrière sur les planches. Elle m’a retenu le haut du bras avec l’air de calculer quelque chose sans cesser de sourire. Ma mère disait : « Ses yeux mangeaient sa figure. » Je ne sais plus de qui elle parlait, à ce moment-là. Peut-être d’une copine à elle dans un hôpital de banlieue ? Je n’ai pas pensé tout de suite à lui proposer de boire un verre. Elle n’aurait sans doute pas le temps. Elle n’avait jamais eu de temps pour moi. Je ne lui en voulais plus, c’était même quelque chose de bizarre, au bout du compte, et que je n’ai jamais compris tout à fait. Comment admettre que les gens dont nous avons été si proches n’inspirent plus que de la bienveillance, avec le temps ? que les plus grandes colères vous font sourire comme une vieille histoire belge ou une blague entre collègues de bureau, si usée qu’on la laisse au dernier arrivant ? C’était l’automne au bout de la rue de Rivoli. Pas mal de temps a passé depuis cette première rencontre. Le mot de retrouvailles ne convient pas.

 

Pour boire un verre, elle a choisi la brasserie Zimmer, elle préférait éviter le Sarah Bernhardt. Des gens d’un certain âge, des touristes, la ronde un peu surfaite des garçons de café et le maître d’hôtel qui vous demande d’attendre avant de vous placer. Puis, la manière dont elle a voulu changer de place, se retrouver assise près du mur. Le fauteuil trop lourd et ensuite, comment j’ai fermé mon portable dans la poche de mon imper, sans même le sortir. S’il n’avait tenu qu’à moi, à ce moment précis nous nous sommes retrouvés, rue de Rivoli et après le verre que nous avons bu dans ce café, nous aurions pu partir ensemble et je crois bien que j’aurais tout quitté. Tout quitté, cette expression fait sourire car en fait, elle n’est pas vraie. On ne quitte jamais tout, ni rien, en somme. Je ne me rappelle pas de quoi nous avons parlé. Je la regardais, l’avais-je si bien connue, finalement ? Elle jouait à celle qui ne se rappelait pas, comme si ça n’avait pas été si important. Pourtant, un peu plus tard, chez moi, me sont revenus des engueulades, des cris, des bruits d’assiettes cassées. Ça m’a longtemps fait rire, de me raconter comment j’avais été traumatisé par ce lancer d’assiettes. J’aurais fui en Patagonie si on m’avait expliqué comment faire. Les types à qui j’en avais parlé me regardaient avec un air blasé, ils avaient souvent connu ça en famille, cela fait partie des choses qui attendent les gens, dans une vie. À un moment, je ne sais plus de quoi nous parlions, elle a mis ses deux coudes sur la table de la brasserie. Les gens autour de nous. Les conversations si prévisibles dont on croit avoir fait le tour, chacun d’entre nous en aura tant entendu. Et pourtant, comme une vérité qui se déforme à force d’être répétée, ou peut-être un mensonge qui pourrait devenir autre que lui-même, nous ne pouvons arrêter de les dire, en espérant qu’ils sont vrais, ou presque.

— Qu’est-ce que tu faisais dans le coin ?

Elle a regardé vers la salle, un bref moment. J’ai aimé la voir faire ça comme si, après une longue éclipse, elle revenait sur scène pour un dernier tour de piste. Les lumières brillaient vrai- ment, peut-être à cause de mes lunettes. Elle s’est retournée vers moi et elle n’avait pas encore répondu, j’ai cru qu’elle n’avait pas entendu ma question.

— Nous sommes déjà venus ici ensemble, tu te souviens ? Je n’en avais aucun souvenir. Elle a le voir à mon air.

— Si, un matin, après avoir passé la nuit chez Élise, tu ne te rappelles pas ?

Je n’ai pas su ce qu’elle faisait dans le quartier de la rue de Rivoli, ce jour-là. Elle avait vieilli, en bien. Ses cheveux étaient plus longs, maintenant. Elle les avait coupés très court pendant longtemps et d’après elle, c’était pour cette raison qu’ils étaient si épais. Elle soulignait de rimmel ses yeux très clairs, c’était bizarre pour elle de se retrouver ici avec moi. Elle a commandé un thé, et moi aussi, d’ailleurs je n’avais envie de rien. Oui, nous revenions de chez Élise et son ex-mari. Nous avions pris le métro, elle s’était encore disputée avec les contrôleurs, tu te souviens ? J’ai souri. Elle avait le chic pour se faire arrêter par tout le monde, quand nous avions 20 ans. Les flics, les touristes qui cherchaient leur chemin, les clochards des environs.

— Tu as de leurs nouvelles ?

Elle avait des rides minuscules autour des yeux, des pattes-d’oie. Cela m’a rappelé ma mère vers la fin des années 70. Elle passait le doigt elle aurait voulu que ça disparaisse et rêvait d’une opération dans une clinique. Elle portait une robe vieux rose, elle en cousait avec ses copines dans des tissus qu’elle achetait autour du Sacré-Cœur. Je me souvenais de ça. Elles m’avaient proposé de les accompagner au marché Saint-Pierre. J’avais pris des photos. Je pense parfois à elles quand le train s’arrête vers Pont-Cardinet. Sous le boulevard des Batignolles.

— Non, pas tellement. La dernière fois qu’Élise a appelé j’ai tardé à lui répondre. Elle a mal le prendre. Elle a souri, comme si c’était un enfantillage d’avant. Pourtant nous avons tous dépassé la cinquantaine depuis pas mal d’années. Et Thierry ?

— Il a eu des soucis avec ses affaires. Je crois que ça va mieux. Elle a hoché la tête, elle a tourné la cuillère dans son thé que le garçon nous avait mal servi, comme s’il avait peur de se brûler. Tu veux mon sucre ? Ton sucre ? J’ai ri, je n’avais pas compris sur le coup. Non merci. Cela m’a encore rappelé des choses.

 

Des gens que nous avons connus, nous tenons des trésors. Ils ne savent pas qu’ils nous les ont donnés et nous-mêmes l’ignorons, la plupart du temps. Elle avait divorcé une deuxième fois, et depuis trois ans, elle vivait avec Orson. Oui, elle a ri, c’est ça, comme Orson Welles. Mais il n’est pas américain. Il a un passeport anglais, et un luxembourgeois, sa mère était russe. Elle est morte, de toute façon. Cela nous a éloignés : à côté de nous, deux femmes parlaient de leurs soucis de famille, de leur difficulté à gérer leur profession et le reste, et puis bien sûr les enfants. On aurait dit qu’elles récitaient une leçon bien apprise, elles ne s’écoutaient pas vraiment. Elle s’était renversée sur la banquette rouge du siège de la brasserie Zimmer. Nous n’avions peut-être plus rien à nous dire, quand on a fini le thé. Elle m’a demandé de lui parler de moi, je me suis renfermé, pourtant, ses yeux étaient encourageants ; comme si j’en avais eu besoin. On a regardé ensemble vers la grande salle. Les gens ne semblaient pas se rendre compte. Les deux bavardes sont parties. Alors je lui ai raconté un peu, pas tout. Non, la photo, c’était bel et bien terminé. Non, je suis seul. Je n’avais pas envie de lui dire. Juste rester encore assis avec elle. Dans la salle, ce qui est intéressant, ce sont surtout les garçons de café en chemise blanche et pantalon noir, leur agitation un peu inutile comme si, entre eux, ils ne cessaient de se mesurer d’une curieuse façon. Et toi, en ce moment, tu habites ? Ici elle vivait à Neuilly, dans le grand appartement, sa mère était dans une maison de retraite en Bretagne. Elle perdait la tête, mais elle n’avait pas encore oublié l’espoir de sortir un jour, quand ça irait mieux. De cette maison de retraite qui lui coûtait un bras, sa mère pouvait se rendre en cinq minutes près de la mer, Orson l’aidait à payer.

 

Nous ne sommes plus les mêmes, avec le temps. Nous ne nous reconnaissons qu’à moitié, mais cette autre moitié, elle nous échappe tout à fait. Elle suivait Orson, elle avait arrêté de travailler, il vivait la majeure partie de l’année à Londres. Elle ne connaissait presque plus personne maintenant quand elle venait par ici. Elle était contente de me voir pour cette raison aussi, car sinon, elle aurait pu croire que plus de quarante ans de sa vie avaient passé sans aucune trace dans la ville, ni dans la mémoire d’autres gens. Elle avait peur de perdre la tête en vieillissant, comme sa mère.

— Ne t’inquiète pas, ça saute une génération.

— Si seulement ça pouvait être vrai, elle a murmuré.

 

© Éditions de l’Olivier 2014

© Photo : Patrice Normand

 

 

Quatrième de couverture > « Je n'ai pas pensé tout de suite à lui proposer de boire un verre. Elle n'aurait sans doute pas le temps. Elle n'avait jamais eu, de temps pour moi. Je ne lui en voulais plus, c'était même quelque chose de bizarre, au bout du compte, et que je n'ai jamais compris tout à fait. Comment admettre que les gens dont nous avons été si proches n'inspirent plus que de la bienveillance, avec le temps ? »

Jean, à 58 ans, vient de perdre son emploi. Il entreprend de mettre un peu d'ordre chez lui, et en profite pour trier les photographies accumulées lorsqu'elles étaient sa passion et son métier. Ses amours et ses pertes, ses amis, ses déambulations urbaines, ses regrets, ses espoirs : c'est sa vie tout entière qui soudain se révèle à lui.

Mais ce dévoilement laisse intacte la part de mystère qui demeure en lui comme en chacun de nous. Roman de l'inachèvement, Photos volées nous rappelle que l'évocation du passé peut rendre le présent moins volatil.

 

Dominique Fabre a publié une douzaine de romans, dont Moi aussi un jour, j'irai loin (Maurice Nadeau, 1995), Ma vie d'Edgar (Le Serpent à plumes, 1998), J'aimerais revoir Callaghan (Fayard, 2010), Il faudrait s'arracher le cœur (L'Olivier, 2012) et un récit, Des nuages et des tours (L'Olivier, 2013). Il publie également en septembre 2014 un recueil de poésie aux éditions Fayard, Je t'emmènerai danser chez Lavorel.

 

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Dominique Fabre, Photos volées, Éditions de l’Olivier, août 2014, 320 pages, 18,50 €

 

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