Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Julia Deck. Extrait de : Le triangle d’hiver


EXTRAIT >

 

Bérénice Beaurivage. Je le tourne, le retourne et n’y discerne pas un pli. Oui, ce nom m’irait à la perfection, réfléchit-elle en pivotant vers la fenêtre qui encadre une rue morne. Rectangle où cependant se distinguent, quand on insiste un peu, une bande de trottoir plantée de potelets à boule, un parallélogramme de chaussée désert et le parement jaunâtre de l’immeuble adverse. Puis le regard bute obstinément contre la plinthe.

 

— Mademoiselle, cessez de contempler la prise électrique.

 

Bérénice Beaurivage. Il suffit de prononcer ce nom et tout de suite la perspective se déploie, l’horizon s’élargit.

 

— Mademoiselle, ouvrez les yeux, on croirait que vous dormez.

 

Je vais prendre ce nom. Je vais l’adopter, m’y glisser, l’arborer sous toutes les coutures, devenir en tout point la femme suggérée par ces sons.

 

— Mademoiselle, je vous parle.

 

Se profile un léger embarras. Car ce nom, je ne l’ai pas inventé, il appartient à une autre, quoique pour ainsi dire à moitié. Mon nom est occupé par une actrice dans un film d’Éric Rohmer, la comédienne Arielle Dombasle y interprète le rôle de la romancière Bérénice Beaurivage.

 

— Écoutez, Mademoiselle, ça fait trois mois que je vous reçois en entretien individuel. D’abord j’ai fait preuve de compréhension parce que votre dernière expérience professionnelle ne s’était pas tellement bien passée, puis je vous ai dégoté des annonces, des offres de formation, et vous avez fait la difficile. Mais il va falloir y mettre du vôtre, faire preuve de créativité, de polyvalence, parce que sans diplôme ni qualification, vous n’allez tout de même pas devenir ministre.

 

Romancière. Une activité séduisante. Bien davantage que les postes vantés par la conseillère pour l’emploi.

 

— Très bien, Mademoiselle, j’aurai fait de mon mieux. Puisque vous ne voulez rien entendre, j’appelle mon supérieur. Monsieur Geulincx, par ici, s’il vous plaît !

 

Les romancières, je les ai vues dans les magazines de salles d’attente, sur les pages de Madame Figaro. Elles y ouvrent les portes de leurs salons parisiens, posant à leur bureau, devant la bibliothèque, au fond de baignoires d’angle elles barbotent pour trouver l’inspiration.

 

— Oui, Solange, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

 

Les romancières ignorent les réveils à l’aube pour emprunter d’épouvantables transports en commun. Levées à l’heure qui leur plaît, elles se promènent sous les volutes de longues cigarettes à la poursuite du meilleur mot, de la meilleure phrase, et transcrivent ce qui leur est ainsi venu dans de beaux carnets reliés en cuir.

 

— C’est Mademoiselle, monsieur Geulincx. Nous l’avions déjà convoquée la semaine dernière.

 

— Oui, je me souviens. Un cas difficile doublé d’une absence totale de motivation.

 

Alors ça ne peut pas être bien compliqué, romancière, lorsqu’on a comme moi exercé de nombreux métiers avec créativité, polyvalence.

 

— Exactement, monsieur Geulincx. Avec elle, j’ai tout essayé, l’accompagnement personnalisé, les ateliers, les stages d’insertion. Et maintenant, des efforts, j’en ai assez fait.

 

Et maintenant, des métiers, j’en ai assez fait,

 

— Mademoiselle, il faut vous ressaisir ou nous serons obligés de vous couper les vivres, et vous finirez au revenu de solidarité active, soi-disant, en réalité sous les ponts, oui Mademoiselle.

 

dans des bureaux, des magasins, pour me glisser une fois de plus sous une nouvelle peau.

 

— Il n’y a vraiment rien à en tirer. Mais voyez- vous, Solange, le plus embêtant à mes yeux, c’est encore cette histoire de harcèlement.

— Précisément, monsieur Geulincx. Menacer son chef de rayon avec un ustensile, et la probabilité de retrouver un emploi dans la branche après ça !

 

Il suffit de partager certaines caractéristiques avec la comédienne Arielle Dombasle,

 

— Vous avez raison. Vu son dossier, elle ferait mieux de quitter la Normandie.

 

posséder de l’aplomb en toute circonstance, et puis un corps gracile, de grands cheveux blonds,

 

— Allons, c’est sans espoir, fermez le guichet. Et vous, Mademoiselle, je ne veux plus vous voir dans nos bureaux, vous êtes impossible.

 

ce qui est acquis.

  

Le Havre (début décembre)

 

Mademoiselle est rentrée à son logis dans l’air bleu et doux de cinq heures du soir. Elle a longé les bassins du Commerce, du Roi et de la Manche pour arriver quai de Southampton, elle s’est arrêtée au pied du grand ensemble qui fait face au terminal des croisières.

Insérée dans l’embouchure du fleuve comme la dent d’une fourchette, la pointe de Floride accueille les navires de passagers en escale. Un paquebot est venu pendant que la jeune femme honorait son rendez-vous à l’agence pour l’emploi. C’est un navire de croisière moderne, trois cents mètres de long et dix étages érigés sur l’eau calme. Quatre mille personnes circulent peut- être à l’intérieur de ses superstructures, mais la paroi étincelante ne laisse rien deviner de cette agitation, parfaitement étrangère à la ville qui s’étend au-delà du quai.

Lorsqu’un paquebot fait naufrage, a-t-elle entendu aux informations, les couples rescapés présentent un taux de divorce sensiblement plus élevé que la moyenne. Ce phénomène s’explique, avait commenté le reporter, par la propension de chacun à marcher sur les pieds de l’autre pour sauver sa propre peau. Mademoiselle ne s’expose pas à ce genre de problème c’est l’avers de sa médaille –, qui grimpe seule les deux étages menant au studio elle vit également seule, aussi privée de liens avec la terre ferme que les passagers du navire. Celui-ci barre la vue de sa porte-fenêtre, qui ouvre à présent sur une grille de hublots.

Les aménagements intérieurs du studio, tout en angles droits, équipements fonctionnels et baies verticales, témoignent du style qui prédominait à la Reconstruction. Le plancher exhibe quant à lui les marques d’un désastre plus récent ouvrages de la médiathèque écrasés pages contre terre, pots de yaourt, emballages de plats cuisinés, rouleau essuie-tout, vernis à ongles, coton hydrophile, cotons-tiges, c’est dégoûtant, rien à foutre.

Une banquette est orientée vers l’estuaire. Mademoiselle dort dessus, parfois l’après-midi, bercée par le roulis de l’eau et des nuages. Ferait mieux de répondre aux offres de l’agence pour l’emploi. Il y a nécessité de trouver rapidement un travail. Les lettres amoncelées dans sa boîte le rappellent tous les jours, factures impayées, bons souvenirs du Trésor public, débiteurs qui ne tarderont pas à prendre des mesures au cas elle ne régulariserait pas sa situation. Mais Mademoiselle n’ouvre plus son courrier.

Elle observe le paquebot, baptisé Sirius d’après les lettres géantes peintes à l’étrave (Alpha Canis Majoris, dira l’Inspecteur). La coque réfléchit les derniers rayons roses et jaunes pendant qu’une à une s’éclairent les cabines, les passagers s’apprêtant pour dîner dans l’un des huit restaurants du navire, lanterner près du bar ou claquer à la roulette trois salaires minimum interprofessionnels de croissance.

Des dizaines de paquebots viennent accoster sous ses fenêtres. Il en passe deux ou trois par semaine, parfois les mêmes car les navires – comme les trains dans la campagne, les avions dans le ciel –, ne sont pas en nombre illimité sur la mer. Ils vont et viennent, s’abritent un moment puis reprennent leur course, et celui-ci est peut-être venu reposer sous ses yeux il y a quelques jours ou quelques mois.

Comme si cette idée lui déplaisait, elle tire les rideaux qui masquent aussitôt la vue avec un raclement de ferraille, se dirige vers la kitchenette où elle remplit la bouilloire électrique et actionne l’interrupteur disposé sur l’anse. Fouille les placards à la recherche d’un petit quelque chose à grignoter, déniche un paquet de madeleines de marque Saint-Michel, « la vraie recette aux œufs extra-frais ». Tiens, je ne me rappelle pas avoir acheté ça, mais ma mémoire, une vraie passoire. Dès que l’appareil frémit, elle ramène l’interrupteur à la position off, ébouillante la théière et y jette une pluie de feuilles roulées en billes. Tout en surveillant la trotteuse sur l’horloge murale, elle coule un regard vers la fenêtre de la cuisine. De cet angle, le paquebot se présente par l’arrière, aplati pour offrir une surface maximale aux hublots et augmenter ainsi la rentabilité du navire. Quelques passagers prennent le frais sur les coursives, elle suit distraitement leurs trajectoires pendant que le breuvage infuse puis retourne s’installer sur la banquette, sa tasse dans la main droite, une madeleine dans la gauche.

 

© Les Éditions de Minuit, 2014

© Photo : Hélène Bamberger

 

 

Quatrième de couverture > Mademoiselle ne veut plus travailler. Mademoiselle est criblée de dettes. La vie serait tellement plus simple sous une nouvelle identité. Qu’à cela ne tienne, elle emprunte celle de la romancière Bérénice Beaurivage, change de ville et rencontre l’Inspecteur, dont elle tombe aussitôt amoureuse. C’est sans compter la journaliste Blandine Lenoir, éprise du même homme et résolue à la confondre. Bientôt le soupçon gagne sur tous les côtés du triangle que forment ces trois-là, parfaitement équilatéral.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Julia Deck, Le Triangle d’hiver, Les Éditions de Minuit, septembre 2014, 174 pages, 14 € 

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