Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Marie Gil. Extrait de Roland Barthes : Au lieu de la vie


EXTRAIT >

 

L’apprentissage de la liberté

 

Il rencontre à ce moment-là un jeune étudiant, Jean-Louis Bouttes, chez le philosophe Henri Lefèvre. Bouttes, qui prépare un article sur l’œuvre et l’écriture de Barthes, est séduit par l’homme « par cette façon de mettre l’amitié dans les rapports théoriques et de faire théorie sans cesse du rapport amical, de ses dissensions, de ses faiblesses, souvent parlant des autres en s’adressant allégoriquement à soi ». Il est de ceux qui rapportent le manque d’aisance de Barthes dans la conversation, son manque de confiance manifeste qui contraste avec – ou produisent – un discours d’autant plus brillant et sérieux, toujours pensé. S’est ouverte une période dans la vie de Barthes où les relations sociales sont cloisonnées, où il évolue entre différents groupes d’amis qui ne se rencontrent pas. Si ce n’est lors d’occasions, comme le dîner organisé à la Closerie des Lilas pour les trente-cinq ans de Sollers – auquel assistent Julia Kristeva, Severo Sarduy, Marcel Pleynet et Pierre Guyotat, ainsi que Jean-Louis Houdebine.

Il tournera avec Bouttes dans Les Sœurs Brontë de Téchiné, qu’il rencontrera au Festival de Cannes en mai la même année. Le jeune Téchiné présente alors son premier film, resté longtemps invisible, en marge du festival, Pauline s’en va. Barthes le revoit à Paris au Studio 28 à Montmartre, et une amitié naît entre les deux hommes. Téchiné, rapporte  Louis-Jean Calvet, témoigne à son tour sur « l’absence de volonté de   puissance » chez Barthes, manifeste dans sa voix (douce) et son écoute (offerte). S’il n’y a pas volonté d’emprise sur autrui, il y a cependant volonté de puissance au sens d’expansion du moi, de volonté de vie. Il y a également désir d’accomplissement dans la réalisation de ce pour quoi on est fait – écrire, combler un manque. André Téchiné fréquente le séminaire, s’intéresse aux textes, et Barthes réciproquement s’intéresse à ses films. Téchiné pour lui relève d’une attitude essentielle, qui a partie liée à ce qu’il nommait « geste emphatique » à la suite de Baudelaire : la « légèreté » : « Avec Téchiné commence la légèreté : avènement qui importe autant à la théorie du cinéaste qu’à la pratique du spectateur. » C’est le « n’appuyez » pas de la grand-mère de Sartre, qui flirte avec l’imposture mais ouvre un pan du style : la façon de lire, de lire des livres mais aussi des films, est bien ici une façon d’être, a quelque chose à voir avec la vie – cette « légèreté », qui est celle de la mère, recherchée en toutes choses comme remède à l’angoisse du manque.

La légèreté se répand dans la prose, dans l’affirmation assumée pour un goût et un amour de la littérature sans partage : Les Nouveaux Essais critiques publiés en 1972 accompagnent la réédition au Seuil du Degré zéro. Ces textes fins, littéraires, sont fondés sur l’expérience intime de la lecture qui détermine, à partir de cette date, une attitude de vie : le plaisir (Proust, Chateaubriand), la pénétration dans le texte, la dimension ontologique de ce que lui fait le texte (La Rochefoucauld) et le cryptogramme, l’archaïque inscrit dans le texte sur Verne (« Par où commencer ? »), auquel il faudrait ajouter l’étude sur Loti, écho du séminaire au Maroc reliant récit d’aventures et récit de voyages. C’est à ce moment également qu’il publie son premier texte sur Panzéra et « Le grain de la voix », sollicité ici pour expliquer l’autre partie du texte de la vie, adolescence et jeunesse.

Jack Lang est nommé à la fin de l’année à la direction du théâtre de Chaillot par le président Pompidou. Il imagine une nouvelle forme visant à écrire l’histoire politique pour la scène, de la dramatiser. Il cherche pour cela des plumes et s’adresse à Barthes à  cause de sa double compétence de critique théâtral et d’auteur des Mythologies, coïncidence entre sociologie et théâtre qu’il lui faut précisément pour son projet. En réalité, c’est L’Empire des signes qui a révélé Barthes à Lang, qui le fascine. Louis-Jean Calvet rapporte leur première rencontre dans un café de Saint-Germain-des-Prés, où Barthes fixe désormais la plupart de ses rendez-vous, au Flore ou au Bonaparte. Barthes pense que Lang cherche des « scripteurs », des êtres capables d’écrire le réel » pour la scène. Le projet est abandonné en 1974 lorsque, en juillet, la direction du théâtre est retirée à Lang par le nouveau secrétaire d’État à la culture, Michel Guy. Barthes et Lang restent amis et se rencontreront à de nombreuses reprises jusqu’au dernier déjeuner, le jour de l’accident de février 1980.

 

Dans le fragment inédit du Roland Barthes cité, il applique la lecture de la vie comme texte à une « tranche » de vie textuelle particulière : 1972-1973. Il va en « boîte » avec le groupe de Bouttes et Youssef, avec Sarduy ou Compagnon, et c’est le moment où se radicalise son organisation de la journée en progression par paliers, du travail vers l’érotisme : matin réservé à l’écriture, milieu de journée studieux et rendez-vous à partir de l’après-midi échelonnés en fonction de leur degré d’érotisme, d’éventuels rendez-vous avec des gigolos succédant aux sorties avec les amis – d’après Jean-Louis Bouttes. Et selon Hervé Landry, compte tenu de ses fréquentations de fin de soirée ou de milieu de nuit, il ne sortait jamais qu’avec un seul chèque. Le « charivari » textuel est donc plutôt rare, il est bien une brisure, une exception. L’apprentissage de la légèreté se fait au sein d’un cadre très rigide, fixe, obsessionnel qui en est la condition même comme dans une fugue de Bach.

 

Les deux chambres ou l’espace structural de la légèreté


Le caractère obsessionnel informe l’espace de travail –  « comme un texte », disait Éric Marty, mais il s’agit d’une forme particulière de texte, peut-être devrait-on dire « comme le fichier », son fichier : rapport maniaque à la spatialité comme à la graphie, et aux objets de la graphie : stylos, crayons, feutre. Il s’est acheté en 1973 une machine à écrire électrique et il en intègre l’apprentissage dans ses « emplois du temps » – une demi-heure par jour. La formalisation imaginaire de l’espace en un lieu divisé selon une organisation du travail est rattachée sous sa propre plume à sa nature de « structuraliste » : « (Ce n’est pas pour rien que je suis structuraliste, ou qu’on m’attribue ce qualificatif !) Pour que je puisse fonctionner, il faut que je sois en mesure de reproduire structuralement mon espace laborieux habituel. » Le rapport à l’espace obsessionnel et « structuraliste » date de l’enfance : « Il y avait aussi dans mon adolescence une ressource de plaisir », rappelle-t-il dans un entretien autobiographique de 1976, « une manière d’être seul que je meublais […] parce que j’ai aimé une sorte de bricolage […] me construire, me réaliser des espaces de la maison pour travailler […] j’aimais arranger disons des structures […] d’habitation, arranger la chambre, etc. » Il reviendra de manière plus humoristique sur l’idée en 1977, expliquant qu’il est un bon structuraliste parce qu’il a deux chambres identiques. Autant dire que l’obsessionalité spatiale est aussi, comme Éric Marty le soulignait, de nature textuelle – et, en ce sens, cette vie-texte manque l’improvisation, la liberté et l’aléatoire ; l’hôtel, par exemple, ne peut être un lieu de travail car il est un lieu de passage, un lieu ouvert à l’aventure : « Je suis incapable de travailler dans une chambre d’hôtel. Ce n’est pas l’hôtel en soi qui me gêne. Il ne s’agit pas d’ambiance ou de décor mais d’organisation de l’espace. » L’hôtel est le lieu de « ce qui peut arriver », par opposition aux agenda, au « ce qu’il faut faire ». Mais en échange, l’espace peut être le lieu, à son tour, d’une production chez le névrosé obsessionnel.


« À Paris, le lieu où je travaille (tous les jours de neuf heures trente à treize heures : ce “timing” régulier de fonctionnaire de l’écriture me convient mieux que le “timing” aléatoire qui suppose un état d’excitation continu) se situe dans ma chambre à coucher (qui n’est pas celui où je me lave et prends mes repas). Il se complète par un lieu de musique (je joue du piano tous les jours à peu près à la même heure : quatorze heures trente) et par un lieu de “peinture”, avec beaucoup de guillemets (environ tous les huit jours, j’exerce une activité de peintre du dimanche ; il me faut donc une place pour barbouiller).

Dans ma maison de campagne, j’ai reproduit exactement ces trois lieux. Peu importe qu’ils ne soient pas dans la même pièce. Ce ne sont pas les cloisons mais les structures qui comptent. »


Deux choses importent : l’exactitude et la minutie de la dispositio de l’espace (« exactement »), qui est aussi une division, une mathématique : on retrouve le détail, ce fondement du romanesque et du biographème qui joue autant sur les plans factuels, textuel ou spatial.  Ce « goût » du  détail, qu’il appelle ailleurs « goût de la division » (« les parcelles, les miniatures, les cernes, les précisions brillantes » qui rappellent les « vives lueurs romanesques ») « le trait », « l’écriture », « le fragment » ou encore « tout le matériel du  fétichiste », n’est pas seulement un goût esthétique ni poétique mais aussi politique : ce « goût » « réputé progressiste : l’art des classes ascendantes procède par encadrements (Brecht, Diderot, Eisenstein) ».

Le second point important est que l’espace est compris comme étant du temps (« timing ») ; l’emploi du temps et l’emploi de la chambre se confondent et forment les coordonnées d’une vie – sorte de vie-texte, en effet, vie-fichier.


« Mais ce n’est pas tout. Il faut que l’espace laborieux proprement dit soit divisé, lui aussi, en un certain nombre de microlieux fonctionnels. Il doit y avoir d’abord une table (j’aime bien qu’elle soit en bois, j’ai un bon rapport avec le bois). Il faut un dégagement latéral, c’est-à-dire une autre table où je puisse étaler les différents “pense-bêtes”, “microplannings” pour les trois jours à venir, “macroplannings” pour le trimestre, etc.  (Je ne les regarde jamais, notez bien. Leur seule présence suffit.) Enfin, j’ai un système de fiches aux formes également rigoureuses : un quart du format de mon papier habituel. C’est ainsi qu’elles se présentaient, jusqu’au jour (c’est pour moi l’un des coups durs du Marché européen) où les normes ont été bouleversées dans le cadre de l’unification européenne. Heureusement, je ne suis tout de même pas totalement obsessionnel. Sinon, j’aurais dû reprendre de zéro toutes mes fiches depuis l’époque où j’ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans. »


La limite de l’obsessionnalité est donc fixée par l’acceptation du changement de format de la fiche, diagnostic rassurant. La relation du support écrit, de la forme matérielle de l’écrit au psychisme est posée comme le signe d’autre chose – de cette réduplication de la vie dans la graphie, dans la fiche, que les « Lectures » de cette biographie cherchent à révéler. Il le dit encore différemment dans la métaphore du vaisseau Argo qui reste identique à lui-même, inchangé tout en étant modifié pièce à pièce : la substitution totale des pièces ne met pas en cause la nomination de l’objet : et c’est par son nom que l’objet est lui-même, et le vaisseau des  Argonautes anticipe le principe du pouvoir de nomination divine, dans la Genèse. Ce qui peut être dit du point de vue symétrique : « À force de combiner à l’intérieur d’un même nom, il ne reste plus rien de l’origine. » C’est à cette mutabilité immobile que Barthes rapporte ses deux lieux de travail asymétrique de Paris et Urt : « Ces lieux sont identiques. […] c’est la structure de l’espace qui en fait l’identité. Ce phénomène privé suffirait à éclairer le structuralisme : le système prévaut sur l’être des objets. » La chambre fonctionne comme une matrice, elle est un espace vide : ce n’est plus que dans l’espace, après 1975, qu’il vit le structuralisme : « Structuraliste, qui l’est encore ? Cependant, il l’est au moins en ceci : un lieu… » : la structure dans son principe de variation se fonde sur deux pôles, le principe dualiste, les deux chambres identiques. Elle est « un gage (modeste) de liberté ».

 

Au printemps 1973, il est souvent à Urt, ce lieu jumeau. On le lit dans sa correspondance – il manque notamment de se rendre à une invitation de Lévi-Strauss pour le « passage » de l’œuvre de ce dernier chez Plon.

En juillet, il revient cependant à Paris pour la soutenance de Julia Kristeva à l’EHESS. Elle présente une thèse d’État sur la poésie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, publiée en 1974 (La Révolution du langage poétique), devant un jury composé de Barthes, Jean-Claude Chevalier et Jean Dubois. Cette thèse, comme la première, manifeste un souci de la perspective historique ; Barthes, devenu un de ses plus proches amis, lui a consacré un article en 1970 dans La Quinzaine littéraire (« L’Étrangère »). « Avec cet article, écrit Kristeva, Roland Barthes a su insister sur mes défauts pour les retourner en autant de promesses d’analyses impitoyables de moi-même, du langage et des autres (ce qu’il appelle joliment “la famille française”), lorsqu’ils se figent dans une passion endogamique, fermeture sans remède. En décelant dans mes précipitations juvéniles une “étrangeté” fertile, il me faisait cadeau d’une originalité que je n’ambitionnais nullement. Et il ouvrait, au-delà, les signes si jalousement gardés du Temple des Lettres françaises à ces décloisonnements qui ne font que commencer, et dont des migrants venus de Russie, d’Inde ou de Chine ne cesseront de bouleverser le bon goût, au risque de choquer, mais aussi avec la chance de faire passer l’esprit de l’Hexagone dans le troisième millénaire. » À ses propres yeux, elle demeure étrangère en France : « Mon inconscient est une terre orthodoxe enveloppée d’une atmosphère française », dit-elle à Pierre-Louis Fort.

« Nulle part on n’est plus étranger qu’en France », écrit-elle aussi dans un essai en 1988. Barthes cerne pleinement son élève – il la connaît depuis 1968. Mais il a été profondément influencé par son exposé et leurs échanges sur Bakhtine et l’intertextualité, et il se pose par conséquent en élève lors de la soutenance. Cette attitude d’apprenti, il l’adoptera désormais même au sein de son séminaire.

 

© Flammarion 2012

© Photo : J Gil (Wikimedia Commons)

 

 

Quatrième de couverture > « Roland Barthes », « Au lieu de la vie » : la conciliation de ces deux paradigmes donne forme à cette biographie. « Roland Barthes » : c’est une figure d’exception parmi les intellectuels français du XXe siècle, tant par son caractère marginal et la qualité inclassable de son œuvre, que par le succès paradoxal de sa pensée et de son écriture – celles-ci sont parfois mal comprises ou critiquées, ailleurs vénérées, mais toujours au centre, aujourd’hui encore, du « monde des lettres ». Barthes n’a cessé d’aller de l’avant, de chercher du nouveau au sein même des avant-gardes. Figure éclectique s’il en est, mais mue à chaque étape de sa vie par la passion du « neutre », de l’indifférenciation, le maintien de deux postulations opposée.

Quel est donc le texte qu’écrit cette vue complexe et mouvante, tendue vers l’avenir et immobile dans son oscillation dualiste, souvent assimilée à l’œuvre qui s’est constituée en son lieu… au lieu de la vie ? Car « au lieu de la vie », il y a un texte : le texte que dessine la vie de Barthes. Le texte que dessine toute vie : un commencement, un milieu et une fin fondée sur un retournement. Une structure tragique chez Barthes, qui fonctionne sur un mécanisme de compensation du manque, matrice aussi bien de la formation des actes que de l’écriture. Il a fallu mettre à distance l’apparent, le saillant, pour trouver le secret de ce texte, mettre au jour son mouvement, en faire un système formel. Il a fallu poser sur le même plan l’écriture et le factuel, cette écriture que l’écrivain place « au lieu de la vie », dont il fait la matière même. Il n’y a pas la vie d’un côté, l’écriture de l’autre, mais il y a la seule biographie.

 

Ancienne élève de HEC, agrégée de Lettres modernes, Marie Gil est spécialiste de la littérature française du XXe siècle. Elle a enseigné aux universités de la Sorbonne et de Franche-Comté et a publié deux essais et de nombreux articles sur les théories de l'intertextualité et de la lecture.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Marie Gil, Roland Barthes : Au lieu de la vie, Flammarion, coll. « Grandes biographies », janvier 2012, 560 pages, 27 €

 

1 commentaire

Artz

Que dire des" similitudes "entre ce livre et celui de L-J Calvet (1990) ?