Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Michel Crépu. Extrait de : Un jour


EXTRAIT >

 

Mon père est mort la semaine dernière. L’enterrement a eu lieu à Étampes, dans la collégiale Notre-Dame-du-Fort qui date du XIIIe siècle, douce et glaciale comme le Moyen Âge, avec des feux. Il y avait du monde. Les cousins du Nord étaient là. Depuis dix ans que nous étions sans nouvelles. Élisabeth, l’amie de toujours, quatrevingt-dix ans, était aussi. En revanche, les copains de la grande époque, les titans légendaires de l’entre-deux-guerres : un Jacky Anglade, un Jacques Bonin, un Guy Pelluard, eux étaient absents. Et pour cause, ils sont déjà morts. Mon père a été le dernier à fermer la marche. Il s’appelait Roger. Roger Crépu.

Bon. Quelles qu’aient été les difficultés de ces derniers mois, je ne trouve pas à y redire. C’est dans l’ordre. Mon père avait quatre-vingt-neuf ans. Je ne suis pas de ceux qui, ayant reçu le coup de hache en plein milieu de la nostra vita, en portent inguérissable la marque à travers les ans. En ce qui   me concerne, j’estime que le cahier des charges a été rempli, et même un  peu  au-delà. D’un  certain  point de vue de bon sens, le seul qui vaille dans ce genre de situation, je dirais  volontiers  que  nous  avons  eu du pot. « Nous », je parle du « nous » de la petite bannière familiale, quelque frontière qu’on lui donne, enfants, petits-enfants compris, avec ses armoiries privées, son héraldique à elle, faite de manies, de souvenirs, de bonheurs et de malheurs. Rien que de commun mais rien qu’à nous. Un « nous » d’équipe, au fond. Le temps de quelques matchs, nous  avons porté le même maillot, mon père, ma  mère,  mon frère et moi, avant que notre quatuor se désagrège comme prévu et que l’histoire se prolonge d’une autre manière. J’aime ce terme  d’« équipe »,  qui  a son parfum d’aventure, de stade, de vestiaire du dimanche matin. Je m’y reconnais mieux que dans l’épais mot de « famille », avec son armoire, son notaire, ses piles de draps dans l’ombre. Et puis les familles se moquent  peu  d’elles-mêmes. La  mienne, je  peux  en  témoigner, ne  s’en  est  pas privée.

Longtemps, j’ai été à me dire : « Quand mon père mourra, ce sera énorme.» Je voyais ça comme une rupture d’ordre cosmique. Je n’arrivais pas à imaginer mon père absent du monde. Lui et le monde, ça faisait tout un. Cela était peut-être au fait que mon père, toute sa vie, a construit des maisons. D’abord commis d’architecte à la Libération, puis tout seul à partir des années 70, cela sans jet d’éponge. Toute sa vie, mon père s’est débrouillé pour faire tenir debout des volumes dans l’espace. Quelques jours avant sa mort, il s’échinait à entasser des cartons les uns sur les autres. Il fallait que ça tienne, nom d’un chien. Crayon, T, équerre, gomme, compas, table : voilà pour les munitions, le carquois. Mon père en blouse blanche, noyé dans les calques, les devis, les plans, est une des images cardinales que je garde de son passage sur cette terre. Vous l’avez sûrement croisé. On ne pouvait pas le rater.

Maintenant que la rupture cosmique a eu lieu, je ne la trouve pas si impensable. Des voix amies me souhaitent bon courage dans cette « terrible épreuve». Je les comprends, à leur place je dirais la même chose. Cependant, je n’ai nul besoin de courage. Ce que j’éprouve est une peine infiniment douce, lointaine. Et par lointaine, je veux dire venant très près de très loin. Je suppose qu’il s’agit de la grande nuit de l’espèce humaine dont on a tant entendu parler. Il me semble que je pourrais me laisser guider par une telle douceur, m’y endormir. Quoique insistante, elle n’est pas si douloureuse. L’image me vient d’un pavillon chinois par un jour de pluie. Cette lenteur, cette voix dans le jardin, à la nuit tombante, les derniers papillons du soir.

 

Il faut dire que nous avons eu le temps de nous préparer. Cela faisait au moins un an que mon père avait perdu la raison. La chose est venue à bas bruit, par dislocations progressives. La « vieillesse », en ce qui concerne mon père, n’a pas été une  extinction lente mais plutôt un effondrement erratique, comme quand les soubassements, d’ordinaire solides, viennent à se désagréger sous l’effet de pluies trop abondantes. Mon père s’est désagrégé sous nos yeux au fil des mois, des années. Il est parti par bouts, par détachements de plaques, comme sous l’effet d’un courant irrésistible. Si je remonte au premier  épisode de l’« attaque » cardiovasculaire d’il y a presque huit ans, je peux dire que tout est allé ensuite de travers, selon un déroutant processus, à la fois inéluctable et absurde. D’abord un premier  uppercut jailli des profondeurs, d’une violence extrême, puis n’importe quoi. L’orage se déchaîne, il renverse les maisons les mieux fondées, il se  calme  on  ne  sait pas pour quel motif. Comme s’il se fichait des résultats. Ainsi cet  arbuste  épargné,  quand  tout  alentour a été détruit, est-ce que la tempête ne pouvait pas l’achever proprement au lieu  de  le  laisser  pendre au bord du vide ? L’orage s’en fout d’être un orage ; il s’en fout du branchage. Il n’y  a  pas  de  plan, ni non plus de déclaration de guerre. Tout ce  que  l’on peut dire, c’est qu’un beau jour mon père prend une énorme mandale en pleine poire. Ensuite il fait avec, tel l’arbuste à  demi  déchiqueté : le  tâton, l’avancée au radar, la débâcle, les nuits blanches. Au  fond, nous n’avons rien su, si peu, de ces fameuses nuits blanches,  si  ce  n’est  par  éclairs  spasmodiques. Ces appels à deux heures du matin, mon frère débarquant dans le chaos, le feu dans la cuisine, les robinets ouverts, l’eau en cascade dans l’escalier qui mène aux chambres, etc. Puis les mesures médicales appropriées, calmants, cachets, visites régulières d’infirmiers : mais tout cela n’était qu’écume, surface, petit jour. Le fin du fond de la vie quotidienne, ma mère de plus en plus faible, mon père de plus en plus incontrôlable, nous n’en avons rien su, rien vu surtout. Non par ignorance ni désinvolture, mais parce qu’il est tout à fait impossible d’être présent comme on voudrait l’être, à la fois noblement et sentimentalement. J’écris « noblement » parce que je tiens à distinguer les choses, contrairement à certaine fausse évidence, laquelle voudrait qu’il n’y ait pas plus de différence entre la politesse et l’hypocrisie qu’il n’y en a entre l’attachement à autrui et une forme perverse de charité affective. Simplement, il y a toujours un moment où il faut s’en aller. C’est le moment où l’on voit bien qu’elle est inepte, une utopie romanesque, l’idée qu’on pourrait vivre à la place de l’autre et partager en vrai sa peine. La vérité est que l’on ne peut pas ne pas d’abord s’occuper de soi-même, quand bien même nous désirerions sincèrement inverser cette loi, ne fût-ce que quelques instants. Et c’est d’ailleurs ce qui se produit, finalement, par prêts de soi momentanés plus ou moins réussis, selon l’humeur, pouvant même accéder à une forme d’amour, de noblesse, voire de  sainteté pourquoi pas. Ça s’est vu. Mais, même en cas de miracle, vient toujours le moment il s’agit de remettre son manteau et de fermer sur soi la porte. Et c’est bien entendu toujours à ce moment-là que les choses importantes arrivent. À croire que ces fameuses choses se tiennent tapies dans l’ombre, attendant que nous ayons le dos tourné pour faire leur sale travail. C’est comme ça. En ce qui concerne l’attaque cardiovasculaire, l’offensive a été déclenchée un beau midi, à l’heure du déjeuner avec ma mère. Un mardi ou un mercredi. La radio diffusait un air de Jelly Roll Morton et mon père a soudain piqué du nez dans son assiette. Quand il a relevé la tête, il y avait du nouveau. La joue droite lui pendait comme un vieux gant de toilette. On était un jour de mai, les oiseaux chantaient, la baie du salon donnait sur la splendeur du printemps, avec cette sorte de complicité étrange qu’ont les choses dans leurs relations intimes avec la nature. C’est mystérieux ce qui se passe, dans une journée, entre un coin de table sont déposés des objets, un à coudre, une paire de ciseaux et le jeu lumineux des arbres au-dehors. Il y a de quoi étudier. Des événements se produisent. Par exemple, un homme qui ne faisait rien de mal, amateur de jazz, vient de perdre sa joue. Sur le mur d’en face, il y a un tableau de Matisse, une reproduction de La Sieste : une femme en sommeil, parmi les fleurs, les oiseaux. Elle dort, elle n’est pas au courant. Mais si l’on écoute bien, on se rend compte que le salon vibre encore de l’uppercut. Les objets l’ont senti, comme les animaux la foudre. L’ordre général du monde est légèrement modifié, en raison d’une histoire de joue. Cette joue menait sa vie de joue, elle appartenait à mon père, nanti par ailleurs de grandes oreilles qui elles, fort heureusement, n’ont pas été touchées. Et voilà que soudain son dossier est à l’étude. On le réclame au parloir. Ainsi en a-t-on décidé « là-haut » dans ce que ma mère appelle les « hautes sphères » quand elle prend de mes nouvelles, persuadée qu’elle est du niveau stratosphérique de mes relations mondaines. Mais l’expression vaut aussi bien pour ce qui concerne le train général, métaphysique et organique, de l’espèce humaine. Cette sorte de caprice fabuleux qui a jeté mon père la tête dans son potage. Qui m’en fournira le pourquoi du comment ? Bon Dieu, est- ce que mon père méritait de se retrouver d’un seul coup avec une tête de mandrill ? Est-ce que je ne trouve pas cela, eu égard aux services rendus par mon père à la communauté, spécialement humiliant ? Merde, à la fin.

 

© Gallimard

© Photo : C Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Longtemps, j’ai été à me dire : « Quand mon père mourra, ce sera énorme. »  Je voyais ça comme une rupture d'ordre cosmique. Je n'arrivais pas à imaginer mon père absent du  monde. Lui et le monde, ça faisait tout un. Cela était peut-être dû au fait que mon père, toute sa vie, a construit des maisons. Des années entières, il s'est débrouillé pour faire tenir debout des volumes dans l'espace. Crayon, T, équerre, gomme, compas, table à dessin : voilà pour les munitions, le carquois. Mon père en blouse blanche, noyé dans les calques, les devis, les plans, est une des images cardinales que je garde de son passage sur cette terre. Vous l'avez sûrement croisé. On ne pouvait pas le rater. M. C.

 

Michel  Crépu est écrivain et, depuis 2001, directeur de la Revue des Deux Mondes.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Michel Crépu, Un jour, Gallimard, janvier 2015, 160 pages, 13,90 €

3 commentaires

Albertine D.

Depuis janvier, c'est Valérie Toranian qui est à la Revue des Deux Mondes. Michel Crépu est à la direction de la NRF.

Cdlmt

Effectivement, vous avez raison. Mais nous avons reproduit, comme indiqué, la quatrième de couverture.

Cordialement.

Récit empoignant. Il se veut être un témoignage de la perte, naturelle, d'un être cher mais difficilement acceptable.  Il décrit l’écroulement, sous ses yeux, de cet Édifice, son père et en dresse son panégyrique.  Le "Je" domine dans la narration. Le narrateur est omniprésent. Il est au centre de l'évènement.  Il substitut la famille qui a des prolongements dans le temps et dans l'espace à équipe  qui prend ici le sens de solidarité.