Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean Teulé. Extrait de : Héloïse, ouille !


EXTRAIT >

 

— Relevez un peu le bas de votre robe qui traîne trop sur la terre et les mers du carrelage de cette chambre, Héloïse, mais uniquement si vous en êtes d’accord, bien sûr... Oui, voilà. Que vous avez de jolis petits pieds nus aux orteils gracieusement alignés. Remonter encore ce vêtement serait possible ? Ah, la finesse de vos chevilles... Moi, restant assis et penché en avant, coudes aux genoux et joues entre les paumes, devant vous, fesses posées au bord du lit, avec votre permission évidemment, pourrais-je voir vos mollets ? Non, pas à moitié, entièrement. Ah, ces ensorceleurs délicatement galbés à la peau frissonnante semblant si douce. Et vos genoux, comment sont-ils vos genoux ? Accepteriez-vous de les montrer à votre nouveau précepteur ? Oh, mais les voici, adorables également. Le spectacle de ces jambes sagement serrées l’une contre l’autre est à s’en mordre les doigts. Accepteriez-vous de les écarter un peu ? Non, pas encore ? Alors peut-être qu’en revanche et seulement s’il vous sied comme il se doit, m’offrirez-vous la découverte de l’amorce de vos cuisses. Oh, elles s’étirent, tendues et fuselées, pareilles à celles d’une grenouille. Puis-je en voir un peu plus ? Ah oui, rainette vraiment que vous êtes ! Quoi, vous me regardez d’un œil interrogateur. Ce que je cherche ? En stratège, je manœuvre un camp retranché dont je rêve d’investir la place pour m’en rendre maître. Écartez vos cuisses ! Ou levez-vous et giflez-moi avant d’aller avertir votre oncle ! Regardez, quand vous desserrez les jambes, le tissu de la robe remonte tout seul vers le ventre. Desserrez-les davantage. Allez, petite orpheline à la vertu incertaine née à la bascule du siècle, si ce jeu vous amuse, osez faire tomber les derniers obstacles de la pudeur devant le vieux barbon que je deviens. Basculez le dos en arrière pour vous accouder sur les coussins aux tons acidulés. Allez, mon Héloïse, putain de Babylone. Tu es la tendre brebis offerte à un loup affamé. Jeune fille menue et svelte, séduisante avec sa peau blanche et rosée par endroits, ses yeux rieurs sous son front lisse, pas l’ombre d’un sentiment dans ce que je te demande. Que le désir ! Accepterais-tu de me laisser découvrir s’il y a du cresson à ta cressonnière ? Par ma foi, diras-tu, c’est une jolie question formulée bien opportunément ! Mais je voudrais voir se craqueler ta prune où suinte déjà peut-être un jus doré tel le sucre des abeilles. Oui, voilà... Une chance que la gent féminine de ce temps ne porte jamais de braies sous la robe. Regarde, maintenant je vais entre tes jambes comme à l’appel de la Terre sainte. J’approche de ce qui ressemble aussi à un coquillage, mon Saint-Jacques-de-Compostelle. Mes lèvres te disent au bord des poils : « Mon Dieu ! Jesu bone, tu es là ! » Sens-tu ma respiration ? Je reste à genoux, un peu tremblant et incrédule tel un homme qui a des visions. Héloïje, j’aime ’e goût de fleur de ’on ’exe !

Abélard articule mal car il a plongé sa bouche dans un fouillis sombre fendu par l’éclat d’une longue lueur rose où il lance de haut en bas sa langue. Et ça n’en finit pas. De par la fenêtre, il entend d’abord le clapotis de l’eau contre les rives de l’île de la Cité puis l’incessant mouvement de batellerie sur la Seine, l’agitation au port Saint-Landry du va-et-vient sans fin des rames de barques chargées de marchandises diverses où des commerçants, attirés par la grève, accostent aisément. Emportement de la passion, vertige, fièvre et félicité ! À la jointure des cuisses de sa scolare rendue à merci, le maître actuel le plus écouté au monde, qui exerce sur la jeunesse une influence, ne veut vraiment plus d’autres paradis que cet endroit aux senteurs de vétiver dont s’est fait oindre l’élève revenue des étuves publiques. En son sexe crémé au lait d’ânesse et arrosé d’essence, il laisse sa bouche errante et s’abîmant à l’aventure en quête d’ombre et de goût et d’un travail charmant où il s’attarde en un long stage pour des dévotions. Aussi affairé qu’un merle dans un jardin, il s’excite à vouloir honorer la poupée, la rosée, le doux con d’Héloïse. Il lui fait moult petites bichoteries où elle prend grand plaisir en murmurant : « Langue magique » puis, sainte auréolée, elle jouit en s’arc-boutant !

Sur la table de nuit, le sablier d’une durée d’une heure, renversé dès l’arrivée du maître afin qu’il ne soit pas en retard à l’école Notre-Dame, écoule ses grains dans le bulbe du dessous et Abélard s’allonge sur le dos à droite d’Héloïse.

Cheveux lâchés aux épaules, front cerné par un bandeau orné de perles, celle-ci pivote vers le bientôt quadragénaire qui découvre pendant qu’elle lui défait sa ceinture d’argent la douceur de ses mains. Elle remonte la tunique du maître le long d’interminables jambes telle qu’en quête de spectacles et de nouveautés comme s’il était montreur d’animal savant. Et, coutil du vêtement rabattu contre la taille de l’homme, dans l’ivresse d’une découverte, elle plonge sa bouche gourmande. Son long cou flexible balance. Il porte sa tête ainsi que le lotus porte la fleur en ondoyant avec la vague. Elle entend dans une éclaboussure de la Seine qu’un corps nu, lancé du Petit-Pont, s’y est coulé entièrement puis nage en des clapotis. Abélard gémit sous la courtine du ciel de lit piqueté d’étoiles. Héloïse l’amène où elle veut, sait comment, grâce à sa langue tournoyante, le faire chanter plus grave ou plus aigu. Elle l’écoute avec déférence puis, avide, déchaîne les sens de son précepteur. Tout halète alors, tout n’est qu’effort et mouvement. Elle a dans le don quelque chose de pur, d’absolu, de presque violent qui élève Abélard à des joies. Au port Saint-Landry, les commerçants méditerranéens débatellent les marchandises de leurs navires et le maître décharge en la bouche de la scolare tandis que des foudroiements lui secouent le corps par saccades.

Nuque aux oreillers parfumés à la violette, alors que le bulbe inférieur du sablier continue de s’emplir, le précepteur reprend son souffle en s’étonnant :

— J’ignorais que tu savais faire cela qu’on ne doit guère apprendre au couvent d’Argenteuil...

— C’est la première fois, déglutit Héloïse.

Dans sa fierté de mâle, il en est heureux mais elle ajoute :

— Avant, ça n’entrait jamais dans ma bouche. Par exemple, le dernier, un jeune jongleur rencontré en allant aux étuves, ses deux génitoires étaient aussi gros que les boules de couleur qu’il lançait en l’air. Cet étalon relevait très haut la tête. Son membre ressemblait au rayon d’une roue de char dont j’ai seulement pu sucer le bout du gland.

Déception... Abélard, humilié, débande bien qu’Héloïse justifie :

— C’est parce que j’ai une petite bouche.

— Tu n’as pas une petite bouche, grogne le précepteur en se tournant dans le désordre des couvertures fourrées et des draps froissés où, fataliste se prétendant philosophe, il caresse la poitrine de son élève qu’un bandeau de toile maintient à sa surprise.

— J’ajoute des petits sacs sous mes seins pour en augmenter le volume car je ne les juge pas assez développés comme raffolent les hommes, sourit gentiment la demoiselle consolante.

Ils écoutent, provenant du sud de l’île de la Cité, des chocs ferrés de sabots à Saint-Denis-du-Pas, nommé ainsi parce qu’un gué permet d’y traverser la Seine à cheval, et la scolare questionne le maître :

— Pourquoi t’appelle-t-on Abélard ?

— À l’est de Vannes, j’étais un enfant obèse dont on se moquait en l’appelant « Gros Lard ». Gros lard, Abélard... Heureusement qu’en grandissant ça m’est passé mais le sobriquet est resté.

— Te voilà mince, maintenant.

— Sauf du ventre. Je considère que j’ai encore trop de ventre, se désole le précepteur en poussant sa tunique pour le cacher, alors que j’aurais préféré être gros d’ailleurs, petite gourgandine friande de queues anormales.

L’étudiante sourit :

— Tu es donc celte ?

— Je suis né au bord de la Bretagne, région barbare dont je ne lis ni ne parle la langue.

Il contemple les étoiles du ciel de lit.

— Dans notre manoir du Pallet à côté duquel vit encore ma sœur, moi, premier-né de la fratrie, mon père prit soin de me former avec d’autant plus d’attentions qu’il me chérissait davantage. Mes progrès et mes facilités dans l’étude des lettres augmentèrent mon ardeur pour cette matière. J’y fus si attaché que j’ai vite abandonné à mes frères, Raoul et Dagobert, la pompe de la gloire militaire avec l’héritage et les prérogatives du droit d’aînesse.

Héloïse, silencieuse, vient se lover contre Abélard qui, du bras gauche, l’enlace en poursuivant :

— J’ai préféré la discipline des disciplines : la dialectique nommée aussi « l’art de raisonner ». J’ai voulu devenir ce disputeur qu’on dit fameux et qui attire en foule des élèves plutôt que de porter les armes. J’ai pensé que la tunique de maître m’irait mieux que la cotte de mailles. C’est une affaire de style.

— Moi, c’est sans habit du tout que je te préfère, plaisante Héloïse, glissant une main sous la robe d’Abélard et se mettant à le branler doucement.

— J’ai quitté le manoir familial quand mon père a décidé de terminer son existence dans un cloître, raconte le masturbé. Ma mère, ainsi que la loi l’exige, s’est donc également retirée dans un couvent après que son époux eut prononcé les vœux monastiques. Ce fut pour eux deux l’occasion de se préparer à l’au-delà et pour moi celle d’aller vivre ma vie. J’ai fait avec. Ouh, mais quoi, s’étonne soudain le précepteur ayant tourné la tête vers la table de chevet, le bulbe supérieur du sablier s’est déjà entièrement vidé ? Ce n’est pas possible, ça ! Les grains qui l’emplissent doivent être trop fins. Soit le temps s’accélère en ta compagnie et je vais être en retard à l’école, soit il est mal réglé, conclut-il, se levant précipitamment.

Héloïse, qui en fait de même, se souvient :

— J’ai aussi une bougie-horloge dont les graduations gravées dans la cire donnent sans doute une indication plus précise du temps écoulé mais ne sais plus où je l’ai rangée.

Elle redescend le bas de sa robe jusqu’au carrelage face à Abélard qui baisse sa tunique puis les deux s’enlacent. Mains baladeuses de l’un et l’autre contre les fesses et entre les jambes, le précepteur remonte à nouveau la robe de la scolare :

— Retourne-toi, félonesse moult amère, bossue laide et hideuse !

De dos, Héloïse se penche un peu, bras tendus et paumes plaquées à même les draps, maladroite et embarrassée, ne sachant comment s’installer. Elle se retrouve à genoux au bord du lit. Lui, resté debout, la saisit par les hanches :

— Et tes crétins d’amants montés comme des poulains, ribaude, ils y entraient, là, tes jeunes amants ? Ce sentier a-t-il déjà été frayé par eux ?

— Ah oui, là, ça rentrait.

Il pousse la soie jusqu’aux épaules de la fille dont il contemple le dos, la taille fine, le joli cul, et la baise en regardant sa bite coulisser en elle. Il la hurtebille à la sauvage. Ramoneur, le précepteur housse le conduit de sa ravissante élève. La chatte en haut, la tête en bas, parce que s’étant ensuite posée sur les coudes puis les épaules, en toute honnêteté et sans rien d’infâme, la scolare écoute le maître dire pour toute prière à voix basse :

— Dieu s’est introduit dans mes génitoires.

Il polissonne la bagasse, bélute la donzelle. La doulce élève semble apprécier que son professeur la besogne et que, soudain, il éjacule au fond d’elle. Il redescend sa tunique. Elle, à nouveau debout, en fait autant. Elle sent le sperme couler le long de ses cuisses et ils sortent en riant de la chambre :

— Oh, ben ça, précepteur, je ne m’y attendais pas !

— Moi non plus. À ce soir après mon cours...

Ils ont trompé, sans remords et sous son propre toit, la confiance du chanoine qu’Abélard croise au rez-de-chaussée de la demeure en se dirigeant vers la porte extérieure qu’il ouvre sur la ruelle.

— Ça se passe bien avec ma nièce, maître ? Vous en êtes satisfait ?

— Ah oui, vraiment ! Elle me paraît être une élève très douée. Même un peu trop à mon goût...

— Comment ça, un peu trop ? s’étonne Fulbert. Pourquoi a-t-il dit ça ? demande le parrain à sa filleule qui arrive au bas des pierres usées de l’escalier à vis.

— Je n’en sais rien, mon oncle.

 

© Julliard 2015

© Photo : Philippe Matsas/Opale

 

 

Quatrième de couverture > À la fin de sa vie, Abélard écrivait à Héloïse : « Tu sais à quelles abjections ma luxure d’alors a conduit nos corps au point qu’aucun respect de la décence ou de Dieu ne me retirait de ce bourbier et que quand, même si ce n’était pas très souvent, tu hésitais, tu tentais de me dissuader, je profitais de ta faiblesse et te contraignais à consentir par des coups. Car je t’étais lié par une appétence si ardente que je faisais passer bien avant Dieu les misérables voluptés si obscènes que j’aurais honte aujourd’hui de nommer. » Depuis quand ne peut-on pas nommer les choses ? Jean Teulé s’y emploie avec gourmandise.

 

Jean Teulé est l’auteur de quinze romans, parmi lesquels, Je, François Villon (prix du Récit biographique) ; Le Magasin des suicides (traduit en dix-neuf langues) a été adapté en 2012 par Patrice Leconte en film d’animation ; Darlinga également été porté sur les écrans, avec Marina Foïs et Guillaume Canet ; Mangez-le si vous voulez a d’abord été mis en scène pour le Festival off d’Avignon puis repris au théâtre Tristan-Bernard en 2014 ; Charly 9 s’est joué en avril 2014 à l’Opéra-Théâtre de Metz ; Les Lois de la gravité, déjà adapté au cinéma en 2013 par J.-P. Lilienfeld sous le titre Arrêtez-moi !, avec Miou-Miou et Sophie Marceau, se jouera à partir du mois de février 2015 au Théâtre Hébertot ; Le Montespan (prix Maison de la presse et Grand Prix Palatine du roman historique), Longues peines et Fleur de tonnerres ont également en cours d’adaptation cinématographique. Quatre de ses romans ont été adaptés en bande dessinée. La totalité de l’œuvre romanesque de Jean Teulé est publiée aux éditions Julliard.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean Teulé, Héloïse, ouille !, Julliard, mars 2015, 352 pages, 20 €

 

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