Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Léonor de Récondo. Extrait de : Amours


EXTRAIT >

 

Le soir même, Anselme se glisse dans le lit conjugal. Le plus souvent, il dort dans son bureau, attenant à la chambre. Il aime être seul, pouvoir feuilleter le journal, fumer sa pipe à toute heure sans avoir de comptes à rendre et, surtout, profiter du silence. Victoire ne peut s’empêcher de caqueter. Il ne se doute pas qu’elle utilise ce babillage pour reculer l’instant de l’enchevêtrement immonde, comme elle l’appelle. Un mur de mots, un mur de son pour se protéger de la copulation. Parfois, elle y parvient. Elle l’abrutit tellement d’absurdités qu’il bat en retraite, et retourne d’un pas désabusé vers son bureau. Ce soir, elle n’y échappera pas, qu’elle parle ou ne parle pas.

Il entre dans la chambre, elle est assise à sa coiffeuse et brosse ses cheveux encore et encore. Gagner du temps. Elle frissonne quand il s’approche pour lui caresser la nuque.

« Que penses-tu de mon idée de tableau ? Tu es si belle. »

Le geste sur son cou se fait insistant.

« Ton idée est excellente ! Mais pourquoi dépenser tant d’argent alors que nous pourrions faire venir un photographe ? C’est ce qui se fait maintenant. »

Elle brosse, brosse, brosse sans se lasser.

« Une peinture traverse le temps. Ces photographies, on ne sait pas encore comment elles vieilliront. Et puis je veux que mon enfant puisse voir un tableau de sa mère. Un portrait dans toute ta splendeur.

— Quel enfant ?

— Celui qui viendra.

— Et s’il ne vient pas ? »

Le regard de Victoire s’assombrit. Pourquoi lui parle-t-il de cela ? Anselme réalise que la conversation prend une mauvaise tournure et qu’il risque, en la prolongeant, de gâcher son plaisir.

« Tes cheveux sont parfaitement coiffés. Allons nous coucher ! »

Il lui tend la main. En se levant, elle renverse le petit tabouret d’acajou. D’un geste nerveux, elle le ramasse. Il la regarde. Sous sa robe de chambre en soie rose nouée à la taille, une chemise de nuit ornée de dentelles et, en dessous, une petite chose à bretelles dont le nom lui échappe. Il connaît toutes ces épaisseurs. Il faut faire avec. Sa femme ne se dévêt jamais entièrement. Il ne l’a jamais vue nue, ne l’a jamais touchée complètement. Il hausse les épaules. Il ira à l’essentiel comme toujours. L’essentiel se situant entre ses cuisses, qu’elle rechigne à écarter, il lui faut toujours forcer un peu. Et quand, enfin, au milieu des draps, de la soie, des dentelles, des fioritures, de la petite chose sans nom relevée jusqu’au nombril, il arrive à entrer en elle, tout va très vite. Il jouit aussitôt comme pour s’excuser de cette intrusion, pour que le silence dans lequel elle s’est soudain murée s’arrête, pour qu’elle reprenne son babillage si réconfortant.

Ce soir, tout est pareil. Leurs corps froissent le C de Champfleuri et le B de Boisvaillant entrelacés, patiemment brodés lorsqu’elle confectionnait son trousseau. Un espoir d’amour qui lentement s’est mué en désillusion.

Après l’avoir possédée, Anselme se lève prestement. Il n’aime pas rester là à attendre que le silence s’épuise. Alors, il l’embrasse sur le front et, tout en se dirigeant vers son bureau, lui souhaite une bonne nuit.

« Bon repos, ma chérie. Beaucoup de repos... »

Elle le remercie, arrange d’un tour de main sa chemise de nuit, et s’endort aussitôt.

Le lendemain matin, Anselme se réveille vers cinq heures. Quand il ouvre ses volets, la nuit est encore là. Il s’habille rapidement, il a envie de profiter de l’aube, d’aller marcher. Pourquoi ne pas voir le soleil se lever sur le Cher ? Il adore cette rivière aux reflets changeants. En traversant le jardin, il aperçoit une petite lumière chez Pierre et Huguette. Anselme s’approche et voit Pierre attablé, un verre d’eau-de-vie à la main.

Pierre passe souvent des nuits sans dormir, à courir, désespéré, après le sommeil et à ne récolter que la lumière éblouissante, fracassante de l’obus. Il ne comprend pas pourquoi il n’a pas perdu plutôt la vue. Il se souvient des minutes juste avant la détonation. L’agitation des soldats, leur nervosité, et puis les secondes précédant l’explosion, l’attente qui s’installe, un instinct animal qui les prévient. Ils ne savent pas de quoi. Quelque chose va se passer. Trop tard pour bouger, trop tard pour se cacher. Alors, se figer et faire le mort.

Pierre a de la chance, il n’a pas été touché, mais, quand il ouvre les yeux après la déflagration, et qu’il comprend que le poids qui écrase sa poitrine n’est pas celui de son propre cadavre mais celui du soldat Dumoulin, il crie. Quand il voit qu’il tient dans sa main des bouts de cervelle, ainsi que des débris de crâne éclaté, Pierre hurle pour se dégager, pour ne plus voir. Il hurle à la mort, une dernière fois.

Depuis, il n’entend rien, ne dit rien. Un silence intérieur s’est fait dans son corps, à l’image du cratère. Et la nuit, quand il n’est pas attablé à boire de l’eau-de-vie, il serre Huguette contre lui en se maudissant d’être encore vivant.

Anselme frappe doucement aux carreaux. Pierre ne réagit pas. « Quel imbécile ! À chaque fois, j’oublie qu’il est sourd ! »

Anselme attend que le regard de Pierre veuille bien se porter vers la fenêtre. Il fait de grands gestes dans l’espoir d’attirer son attention, et les yeux embrumés de Pierre finissent par se tourner vers lui. L’homme se précipite aussitôt vers la porte et laisse entrer Anselme, qui s’installe comme s’il était chez lui. Huguette dort encore. Dans la quiétude de la maison, Pierre prépare un café. Bientôt, ils sont assis tous les deux. L’un avec un verre, l’autre avec une tasse. Si Pierre est sourd et muet, il a parfaitement appris à lire sur les lèvres.

À la première gorgée, Anselme se brûle. À la deuxième, il commence à parler.

 

© Sabine Wespieser éditeur 2015

© Photo : Émilie Dubrul

 

 

Quatrième de couverture > Nous sommes en 1908. Léonor de Récondo choisit le huis clos d’une maison bourgeoise, dans un bourg cossu du Cher, pour laisser s’épanouir le sentiment amoureux le plus pur – et le plus inattendu. Victoire est mariée depuis cinq ans avec Anselme de Boisvaillant. Rien ne destinait cette jeune fille de son temps, précipitée dans un mariage arrangé avec un notaire, à prendre en mains sa destinée. Sa détermination se montre pourtant sans faille lorsque la petite bonne de dix-sept ans, Céleste, tombe enceinte : cet enfant sera celui du couple, l’héritier Boisvaillant tant espéré.

Comme elle l’a déjà fait dans le passé, la maison aux murs épais s’apprête à enfouir le secret de famille. Mais Victoire n’a pas la fibre maternelle, et le nourrisson dépérit dans le couffin glissé sous le piano dont elle martèle inlassablement les touches.

Céleste, mue par son instinct, décide de porter secours à l’enfant à qui elle a donné le jour. Quand une nuit Victoire s’éveille seule, ses pas la conduisent vers la chambre sous les combles…

Les barrières sociales et les convenances explosent alors, laissant la place à la ferveur d’un sentiment qui balayera tout.

 

Née en 1976, Léonor de Récondo vit à Paris. Violoniste baroque, elle se produit avec de nombreuses formations, et avec L'Yriade, ensemble de musique qu'elle a fondé en 2004. Après Rêves oubliés (2012), roman sur l'exil familial pendant la guerre d'Espagne, Pietra viva (septembre 2013), qui évoque six mois dans la vie de Michel-Ange, a remporté un très beau succès public et confirmé son talent d'écrivain. Avec ce nouveau livre, Léonor de Récondo, dont on retrouve la phrase juste et précise qui conduit le lecteur au plus près de ses émotions, impressionne aussi par l'amplitude de ses sources d'inspiration.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Léonor de Récondo. Amours, Sabine Wespieser, janvier 2015, 280 pages, 21 €

 

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