Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Michel Déon. Extrait de : Les Gens de la nuit


EXTRAIT >

 

La courte nuit qui suivit fut presque tolérable. Comme un gisant, j’écoutai mourir en moi les échos de ces heures où je m’étais inconsciemment allégé de ma peine. L’alcool détendait mes nerfs. Les seins nus de la vendeuse de cigarettes, la voix rauque de Gisèle, le rire des Brésiliens, le refrain d’une mélodie sud-américaine que je cherchai longtemps, brisaient le cours de mes obsessions. Je ne fermai pas l’œil, mais n’eus plus peur. Ce n’était pas la guérison, ce n’en était même pas l’annonce, pourtant je ne doutais pas d’émerger un jour et de reprendre goût aux êtres et aux choses. Je respirais, je vivais. Dans la soirée, une fille murmurait encore qu’elle aimerait danser avec moi. Un rien, et cependant je ne pouvais me méprendre.

J’avais oublié de fermer les volets. Au petit matin, une grisaille triste envahit ma chambre. Ouvrant la fenêtre, je me trouvai devant un paysage inconnu : le boulevard Saint-Germain borné de poubelles, les platanes aux feuilles timides, les chaises entassées les unes sur les autres à la devanture des cafés, la chaussée déserte. Ma ville, ce décor tremblant parcouru de silhouettes furtives ? Comment ose-t-on regarder une femme qui s’éveille à cette heure indécise ? Une âme sensible se doit un instant de timidité au moment de découvrir un secret aussi bien caché. Le Paris de l’aube hésite entre le sordide et le glorieux. Il faut être son amant depuis longtemps pour n’en pas être déçu. Je décidai de le devenir.

Le soir, je trouvai Gisèle, assise à la terrasse du Flore. La beauté de ses mains osseuses, longues, tachées de petites cicatrices mauves qui pouvaient être des brûlures de cigarette m’avait échappé. Pour la première fois, je voyais son visage à la lumière du jour. Une expression lasse contredisait la jeunesse des traits, la délicatesse presque enfantine du nez, la bouche entrouverte sur des dents jolies et un peu désordonnées. Cette lassitude aurait pu paraître empruntée si la voix avait été moins rauque, mais dès les premiers mots je retrouvai l’accent de la veille. Elle ne marqua aucune surprise de mon arrivée et j’évitai de lui dire que j’avais déjà plongé dans cinq ou six bars avant de l’apercevoir. Je ne sus pas si elle m’attendait et dès cette minute je compris que Gisèle était de ces êtres dont il ne faut tirer de l’ombre qu’un seul visage. Je l’emmenai dîner comme si nous en étions convenus. Entre les services, elle me quitta pour téléphoner trois fois et revint aussi indifférente, reprenant la conversation où nous la laissions. Je me demandais si elle avait couché avec un des Brésiliens.

Frémont m’avait assuré qu’ils étaient très contents de leur sortie « parisienne », que l’affaire s’accrochait. Donc oui sans doute. Mais pas pour de l’argent, car au début du dîner elle m’avait emprunté cent francs pour acheter des jetons de téléphone. Son amie s’appelait Maggy et habitait un hôtel de la rue Saint-Benoît. Je lui dis que le visage de Maggy m’était très connu sans pourtant que je puisse le situer. Ce n’était pas étonnant : Maggy avait beaucoup posé pour les magazines de mode. Depuis deux ans, elle ne faisait rien. Et Gisèle elle-même avait posé pour des illustrés américains qui présentaient la mode française. Depuis deux ans, elle ne faisait rien non plus.

Nous ne sortîmes du restaurant que pour aller dans un club voisin de la place Furstenberg. On y descendait par un escalier étroit en grosse pierre, pour aboutir dans une haute cave, éclairée à la bougie. Des banquettes et des tables basses entouraient la piste dallée. Deux Noirs en gilet rouge servaient à boire et invitaient les femmes à danser. Elles étaient généralement en face de ces hommes si souples qu’ils semblaient modeler la musique avec leurs hanches et leurs jambes – d’une gaucherie pitoyable. Gisèle ne voulut pas danser, ni avec un Noir ni avec moi. Elle parlait – ou plutôt elle se parlait à elle-même – penchée sur son verre comme pour en scruter le fond. L’alcool ambré n’y restait pas longtemps. Je ne sais pas tout ce qu’elle disait, mais avec les bribes je reconstituai une histoire qui était, peut-être, la sienne. Cette histoire ne m’intéressait pas encore. Des garçons, des filles nous faisaient un signe amical en passant. Gisèle répondait à peine. Elle téléphona encore deux ou trois fois, probablement en vain. Ses mains tremblaient en allumant des cigarettes. La cave s’était remplie, mais on ne voyait bien que ceux qui dansaient, les autres, affalés sur les banquettes, serrés dans les coins disparaissaient derrière un rideau de fumée. Les bougies s’éteignaient. J’avoue avoir éprouvé une étrange sensation d’engourdissement à me trouver là, enterré, secoué malgré soi par les rythmes alternés de jazz noirs et d’orchestres brésiliens que diffusait un haut-parleur invisible. Je regardai trembler les mains de Gisèle et je caressai doucement sa nuque dégagée par les cheveux courts. Un moment, elle me parla de Maggy et me dit qu’elle l’aimait sans que je puisse saisir le sens véritable qu’elle donnait au verbe aimer.

— Changeons ! dit-elle. J’ai faim.

Un coup de vent frais nous cueillit dans la rue étroite. Gisèle chancela et s’appuya sur mon épaule. Je pris son menton pour la forcer à relever la tête : elle avait déjà les yeux vitreux. Nous marchâmes lentement vers la brasserie du Royal où la lumière au néon, les cuivres rouges nous aveuglèrent. Gisèle refusa de s’asseoir et commanda un sandwich au comptoir. Des Nord-Africains, des Noirs, des Américains, des voyous aux fesses moulées dans des pantalons obscènes, buvaient de la bière ou chipotaient dans des assiettes de frites dont l’odeur graisseuse sautait au nez. Dès que Gisèle eut mordu dans la mie épaisse, un sourire revint sur son visage qui, même aveuli, gardait son air enfantin.

— Ça va mieux, dit-elle. Tout à l’heure, je n’étais pas bien dans ma peau.

« Pas bien dans ma peau ! » je devais l’entendre souvent cette phrase, répétée par elle, par d’autres... Il semble qu’il y a eu toute une époque où les hommes et les femmes de moins de trente ans ne trouvaient pas dans leurs corps le personnage qu’ils désiraient. Les premières heures de la nuit accentuaient ce divorce bête, puis vers l’aube, à bout de fatigue, trop las pour courir après eux-mêmes, ils se reconnaissaient enfin. Je m’imaginais assez bien ce qu’ils signifiaient par ces mots en apparence absurdes, en réalité profondément vrais. Mais je ne les comprenais pas. Il y avait eu toute ma vie accord entre mes attitudes et mon ambition d’homme. Même entaillé, coupé de mes racines, je demeurais mon propre personnage. Je voulais vivre et refusais la caricature qu’un jour de haine elle avait dressée devant moi.

— C’est curieux, dit Gisèle, avec toi je me sens bien. Je ne peux t’expliquer comment. Je suis bien et j’ai envie de rester bien.

— Moi aussi, je suis bien avec toi.

— Nous n’allons pas nous quitter trop vite.

— Cette nuit ?


— Non, je parle en... en général... dans les jours qui vont venir.


Elle esquissa un geste très vague, pour mesurer le temps et cette série de nuits qui nous réuniraient ou nous sépareraient sans que, semble-t-il, notre volonté y fût pour quelque chose. Elle finit son sandwich et nous ressortîmes. L’église sonna deux heures. Une voiture de pompiers passa en rafale dans la rue de Rennes. De petits groupes discutaient sur le bord des trottoirs près de la station de taxis où les chauffeurs attendaient, dans leurs voitures illuminées, en lisant le journal. Gisèle habitait au bas de la rue Bonaparte. Nos pas s’accordèrent.

— Tu ne parles pas beaucoup, dit-elle.


— Je ne sais pas encore ce que je vais te raconter.

— Je comprends ça. Je voudrais, moi, te dire quelque chose, mais c’est difficile.


— Dis-le quand même.
Elle sembla faire un grand effort, mordit sa lèvre, hésita une bonne minute, puis lâcha, très bas :


— J’ai horreur de faire l’amour quand j’ai trop bu.

— Moi aussi.


— Tant mieux ! J’avais peur que tu sois fâché.

Nous arrivions devant sa porte. Elle tendit son visage. Je l’embrassai au coin des lèvres.


— Demain après-midi, j’aurai peut-être besoin de toi, dit-elle.


— Appelle-moi.


— Quel numéro ?


Comme je ne trouvais pas de papier sur moi pour le lui écrire, elle retroussa la manche de son chandail et tendit son bras nu. À même la chair, j’inscrivis à l’encre bleue les numéros de l’appartement et du bureau.

— À bientôt, dit-elle.

La porte se referma lourdement. Les pas décrurent dans le couloir. Quelques minutes après, la minuterie s’éteignit. Une brise fraîche venait de la Seine. J’avais les tempes serrées. Une amère fatigue s’incrusta soudain en moi, comme si un poids impitoyable attendait cette minute pour retomber sur mes épaules. Longtemps, je marchai au bord des quais, indifférent à l’eau moirée sur laquelle dormaient les péniches bariolées, à la mastoc silhouette de Notre-Dame. De lourds camions encadrés de rouges feux follets roulaient vers les Halles. La gare d’Austerlitz surgit de la nuit, tapie au bord du quai silencieux. Devant le hall du départ, des cônes de lumière jaune éclairaient la chaussée déserte. Un soir nous avions pris un de ces trains, en direction d’Irun. Elle portait un manteau de tweed vert.

Le petit jour se leva à la hauteur du Luxembourg. Encore une semaine et les marronniers se couvriraient de feuilles. À travers les grilles, on apercevait les larges allées ratissées, désertes, les murs noirs et les fenêtres muettes du Sénat. Je rentrai par Saint-Sulpice. Des agents en pèlerine, le mégot à la bouche, battaient la semelle devant le commissariat. Un paquet de séminaristes indochinois aux soutanes courtes traversa la place en courant et s’engouffra dans l’église.

Ma fatigue s’effaçait, mais je n’en pouvais plus de me parler d’elle. Quand donc cela finirait-il ? Une douche chassa les miasmes de la nuit. Mon corps acquérait une résistance infinie au froid, à l’épuisement. Puis, en descendant vers huit heures au bar-tabac du coin pour tremper distraitement un croissant dans un mauvais café, je me souvins avec plaisir de Gisèle qui ferait, peut-être, l’amour à jeun.

L’après-midi Gisèle ne téléphona pas et le soir elle demeura invisible. Incapable de m’ennuyer pour m’ennuyer, saisi d’angoisse à l’idée d’un retour de flamme de mon désarroi, je rentrai pour me bourrer d’un soporifique violent dont une seule pastille avait, paraît-il, pour vertu d’endormir un régiment. Au matin, j’émergeai du sommeil dans un état voisin du délire. Cependant, ce n’est pas à elle que j’avais rêvé. Des cauchemars barbouillés de couleurs traversaient ces nuits artificielles. Je m’en éveillais encore gluant, nauséeux, terrifié.

 

© La Table Ronde 2015

© Photo : Hélène Bamberger

 

 

Quatrième de couverture > « Les Gens de la nuit ne sont pas un roman autobiographique. Pourtant comment n’y reconnaîtrai-je pas ce noctambulisme qui fut le mien pendant de si longues années, ces marches dans Paris, ces cafés, ces bars, ces restaurants, ces boîtes et ces bouges où, grâce à une complicité subtile et tacite, nous nous rencontrions à quelques-uns sans jamais nous donner de rendez-vous ? Si la trame de ce roman lui est propre, en revanche ce qui l’habille appartient au Paris nocturne des années 50, aux lendemains de la guerre quand, après une longue privation, nous redevenions prodigues au point même de jeter par les fenêtres ce qui ne nous appartenait pas.

Le Paris de ces années folles a plus ou moins disparu. (...) C’est donc déjà une image du passé qu’évoquent Les gens de la nuit. À quelques détails on situera cette histoire dans le temps qui fut réellement le sien, le temps des phonos et des disques, des séminaristes “indochinois”, des voitures décapotables, de la passion pour le whisky. On me pardonnera une tirade contre la vodka. Je n’en connaissais pas les finesses. J’étais sectaire et fais amende honorable sur ce point qui n’est pas absolument capital. (...) Je laisse aussi le lecteur sourire du portrait peu flatteur que je fais d’un académicien. Il y verra que, dans ma jeunesse, je ne suis pas parti avec l’idée arrêtée de porter le bicorne, de traîner une épée et de me faire présenter les armes par la Garde républicaine. C’est arrivé. Mea culpa. La vie vous joue de ces tours. »

 

Né à Paris, Michel Déon vit en Irlande après avoir longtemps séjourné en Grèce. Prix Interallié en 1970 pour Les Poneys sauvages (dont il a publié une version « revue et corrigée » en 2010) et Grand Prix du roman de l’Académie française en 1973 pour Un taxi mauve, il est l’auteur de plus de quarante livres - romans, récits, nouvelles, souvenirs – parus pour la plupart chez Gallimard et à La Table Ronde.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Michel Déon, Les Gens de la nuit, La Table Ronde, coll : « Vermillon », mai 2015, 192 pages, 17 €

 

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