Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Valérie Toranian. Extrait de : L’Étrangère


EXTRAIT >

 

CONVOI D’AMASSIA – SARI KICHLA Août 1915


La clairière surgit brusquement au détour de la route. Comme une surprise que la montagne aurait réservée au promeneur fatigué, un gîte creusé dans ses flancs rocailleux. Une simple clairière pas plus grande qu’un champ, à la terre sèche, entourée de buissons. Les bergers et leurs moutons y faisaient sûrement halte sur le chemin de la transhumance au printemps. Mais l’étrange troupeau qui défile maintenant et traverse la clairière pour continuer sa route dans les sentiers de montagne poussiéreux est une cohorte disloquée de femmes et d’enfants, ivres de chaleur et de fatigue. Comme le reste des déportés, Aravni, Méliné et la petite Mariam ont dû abandonner leur charrette à bœufs à la sortie de Sari Kichla. Des dizaines de charrettes, que chaque famille avait payées le prix fort aux miliciens de l’Organisation spéciale au départ d’Amassia, sont reparties en sens inverse, après avoir déchargé leur cargaison humaine au bord de la montagne. Les sentiers escarpés sont trop étroits. Désormais le chemin s’effectuera à pied. Aravni a serré Moustafa dans ses bras. Il est reparti le cœur lourd.

Voilà trois jours qu’ils ont commencé l’ascension, toujours encadrés par les soldats. Après des semaines de privation alimentaire, ces marches forcées sous la chaleur caniculaire sont une façon d’achever rapide- ment un grand nombre d’entre eux. Les plus faibles se laissent tomber sur le bord de la route. Celles qui ont des enfants trop petits pour marcher les portent dans leurs bras ou sur leur dos. Titubantes de fatigue, elles les voient s’éteindre lentement. Quand il en meurt un, on attend la halte du soir pour lui faire une sépulture de fortune entre deux pierres et quelques branchages. Dans cette zone montagneuse, la terre et la pierre ne font plus qu’un, on ne peut pas creuser de tombe.

À l’entrée de la clairière, quelques arbres font ce qu’ils peuvent pour tempérer la violence des rayons du soleil. Leurs branches convergent pour former une voûte ombragée, où la température est plus supportable. Non loin des arbres, quelque part dans la roche, un filet d’eau, inattendu en ce mois d’août, a trouvé une faille et s’écoule au ras du sol.

C’est ce petit ruisseau qui a dû donner l’idée aux mères. Un ridicule petit cours d’eau, même pas bon à faire boire les bêtes, juste de quoi transformer la terre en boue et attirer des légions de moustiques. Mais l’eau, pour une colonne de déportés, c’est la vie. La denrée la plus rare, la plus convoitée, la plus chère, aussi, puisque les Tcherkesses sur le chemin leur vendent le verre d’eau jusqu’à cinq kurush.

Peut-être que la première femme qui a aperçu la clairière et le point d’eau s’est approchée avec son tout-petit, dans un ultime réflexe de survie, pour recueillir du liquide trouble dans ses mains et le faire glisser dans la bouche de l’enfant. Peut-être que l’idée lui est venue à ce moment-là. Elle n’avait plus de lait à son sein, plus rien à manger, et monter dans la montagne pendant des jours avec un petit agonisant dans les bras était impossible. Quitte à l’abandonner, autant le faire près d’un point d’eau, parce qu’on imagine naïvement que ses chances de survie seront meilleures. Il y a des villageois dans la montagne. Peut-être qu’ils auront le cœur serré en découvrant son bébé. Peut-être qu’ils l’emmèneront, lui donneront du lait de chèvre et l’habilleront. L’hiver est rude par ici, mais dans l’étable on a chaud. Le petit se refera des forces. Elle a dû prier Dieu pour qu’il sauve son enfant ou qu’il lui apporte une mort douce. Elle s’est redressée, le laissant à terre près du filet d’eau. À cet instant, elle a tourné la tête et a vu d’autres mères à ses côtés faire les mêmes gestes, réciter les mêmes prières muettes et déposer leur enfant au sol. Puis d’autres encore. Une procession de femmes déposant leur offrande à la terre.

Le spectacle s’étend sous les yeux horrifiés d’Aravni. Un champ entier de bébés. Des dizaines de bébés. Des dizaines et des dizaines de tout-petits. Des enfants d’un an, deux ans. Certains, debout, sucent leurs doigts boueux en pleurant. D’autres tentent de se mouvoir à quatre pattes ou en rampant. Quelques-uns sont agglutinés, comme une portée de chiots endormis. Beaucoup, hélas, sont déjà immobiles. Définitivement silencieux.

Aravni pousse un long cri d’épouvante. D’autres femmes tombent en arrêt, comme elle, à la vue de ce champ de bébés attendant sagement la mort. Certaines approchent avec le leur. Et le ballet macabre se poursuit. Les mères cherchent un endroit, au plus près du ruisseau, pour y déposer leur fardeau. Aravni tente de leur barrer le chemin, en proie à la fièvre, courant de l’une à l’autre, les suppliant d’arrêter : « Vous ne pouvez pas faire ça. C’est horrible. Quelles mères êtes-vous ? Quelle mère peut abandonner ses petits ? Même les animaux n’abandonnent pas leurs petits. »

À deux pas d’elle, indifférente à ses cris, une femme s’est accroupie. Son enfant doit avoir un peu plus d’un an. Il repose, immobile, dans ses bras. Elle l’allonge délicatement au sol et se met à chanter une berceuse à mi-voix, pour rassurer le petit corps assoupi. Qu’il ne se réveille pas. S’il pouvait partir comme ça, tout doucement, en s’endormant, ce serait une jolie mort. Une mort sereine. Et la berceuse enveloppe l’enfant comme un linceul. Une berceuse de rien, qui dit : « Endors-toi, mon tout-petit, endors-toi doucement, la lune veille et éclaire ton berceau. » Une prière pour que son âme trouve le chemin du ciel. Et quand la berceuse est finie, la femme se relève et regagne la cohorte des vivants. Chacune la regarde en silence, hantée à jamais par la démence de son geste.

Aravni a repris sa marche, les larmes coulent sur ses joues jusqu’à ce que la poussière et la sécheresse de la route les tarissent complètement.

Les soldats leur ordonnent de faire halte à la tombée du jour, plus haut dans la montagne. Les femmes s’installent comme elles peuvent, sur le sol, contre les rochers. Les enfants s’endorment, pressés contre leur mère, le ventre vide.

C’est Méliné la première qui les entend. Elle pâlit, prend la main d’Aravni et la broie presque dans la sienne. Aravni se redresse, inquiète, cherchant la menace autour d’elle. Des soldats excités, des Tcherkesses, des Kurdes ? Mais rien ne bouge aux alentours. Puis soudain elle comprend. Elle aussi les entend. Des cris de chiens, des hurlements de bêtes affamées dont l’écho résonne dans la montagne. Et, au milieu, d’autres cris. Plus aigus. Comme des glapissements. Ou des miaulements de chatons. Des cris effrayants. Des cris humains. Des cris de bébés.

 

© Flammarion 2015

© Jean-Luc Bertini

 

 

Quatrième de couverture > « Elle tricote. Je sors mon carnet.

— Raconte-moi précisément ce qui s'est passé dans les convois...

— Plus tard...

Je rêve de recueillir cette histoire qui est aussi la mienne et elle s'y oppose comme une gamine butée.

— Quand plus tard ?

— Quand tu auras eu ton bébé. »

Aravni garde farouchement le silence sur son passé. Sa petite-fille, Valérie, aimerait pourtant qu'elle lui raconte son histoire, l'Arménie, Alep, Constantinople et Marseille. Dans ce récit qui traverse le siècle, elle écrit le roman de la vie, ou plutôt des vies d'Aravni : de la toute jeune fille fuyant le génocide arménien en 1915 jusqu'à la grand-mère aussi aimante qu'intransigeante qu'elle est devenue, elle donne à son existence percutée par l'Histoire une dimension universelle et rend hommage à cette grand-mère « étrangère » de la plus belle façon qui soit.

 

Valérie Toranian est née en 1962. Ancienne directrice de Elle, elle est aujourd'hui directrice de La Revue des deux mondes. L'Étrangère est son premier roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Valérie Toranian, L’Étrangère, Flammarion, mai 2015, 240 pages, 19 €

 

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