Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Quentin Mouron. Extrait de : Trois gouttes de sang et un nuage de coke


EXTRAIT >

 

Une jeune pianiste s’épuise à jouer une fugue de Bach que personne n’apprécie. Les lumières sont violentes. Les invités parlent fort et plusieurs tableaux de maître leur sont offerts en pâture. Dans la salle principale, Evia Le Carré fait aux côtés de Franck le tour des convives – qui sont pour lui autant de stations ineptes et douloureuses. Il y a d’abord le président Malcolm, qui a failli être juge fédéral; il a sincèrement combattu le crime toute sa vie avant qu’une dépression nuancée d’alcoolisme ne le fasse passer aux mains des réseaux mafieux de la ville. Il est grand, chauve, titube légèrement et semble toujours grave, préoccupé. Ils passent devant les von Wirt, un couple de banquiers qui a connu de belles heures avant la crise de 2008 mais qui, désormais, traîne de salon en salon, maugréant, clabaudant, répétant partout que c’est bien mieux ailleurs. Surgit ensuite, d’un couloir, un moine dominicain noir enveloppé dans un scapulaire de laine blanche, Jack Loewy III, connu pour sa prodigalité, ses mœurs sévères et sa participation à de nombreuses œuvres de charité. Il ne soupçonne pas que Lance Le Carré puisse être un ponte de la mafia. La plupart des invités, d’ailleurs, ignorent cette circonstance. « Cette société de naïfs à lingots, pense Franck, que certains enragés aimeraient voir périr dans les flammes pour de vertueux motifs, a en fait bon teint, bon genre et bon cœur. Les jeter au feu ? Sans doute ! Mais par ennui, par caprice, par pur divertissement ! Pour ce qui est de la moralité, les agités briseurs de vitrine, les casseurs de flics et autres cahotés de la calebombe ne sont guère plus reluisants. D’ailleurs, rien ne saurait être reluisant dès lors qu’il est transposé sur le plan de la morale. Tout s’éteint. C’est l’éclipse. » Evia et Franck saluent ensuite le professeur Caron, physicien spécialisé en quantique dont la chevelure rousse et les lunettes à fortes montures laissent entrevoir une enfance marquée au fer des moqueries et des brutalités. Franck le reconnaît : hier après-midi, il l’a vu en ville et a eu la nette impression qu’il le suivait. Il a en outre lu son dossier : cousin de Lance Le Carré, solitaire, tendance au bizarre, placé en retraite anticipée (motifs inconnus). Caron rougit au moment où ils se serrent la main. « Vraiment, je suis enchanté, j’ai beaucoup entendu parler de vous, enchanté ! » Franck se demande comment et à quel titre il a pu entendre parler de lui. Mais Evia l’emporte loin du rouquin qui continue, seul, à se dire enchanté. « C’est un parent de mon mari », explique-t-elle à Franck qui le sait déjà et a eu le temps de se le représenter en pique-assiette, en Cousin Pons, toléré par convenance et fui par l’ensemble des convives. Cette dernière circonstance le lui rend presque sympathique. « Ah ! Voici Lyllian ! » Lyllian est un flûtiste texan tenant à la fois du jeune prince de sang et du cow-boy. Moins de trente ans, d’une distinction parfaite, il fait tout de suite à Franck l’impression d’un homme supérieur. Leur poignée de main est cordiale, mais contient suffisamment de chaleur pour donner envie aux deux hommes de se connaître au-delà des salutations rituelles. Ils saluent encore plusieurs éminences, des industriels informes, des hauts fonctionnaires, un avocat fameux, une jeune harpiste russe, deux traders gominés, une actrice de série B, deux mannequins mâles légèrement camés, un grand type en burnous qui semble tombé du ciel et un romancier branché qui explique à Franck, en trois minutes, pourquoi le genre du polar exige que le protagoniste soit un flic alcoolique et divorcé en bisbille avec sa hiérarchie. Franck, plutôt porté vers le flûtiste, le moine dominicain noir ou le type en burnous, ne se sent pas à l’aise parmi ces industriels, ces juges, ces mannequins, ces photographes – comédiens de boulevard qui s’échinent à jouer les esthètes. Le Beau ne les attire que parce qu’il existe un marché de l’art. Sans celui-ci, les curiosités devant lesquelles ils se pâment seraient depuis longtemps abandonnées dans une décharge publique. Mais ils ont entendu dire que cela vaut cher. Ils évaluent les œuvres plus qu’ils ne les regardent. Ils sont respectueux. « Venez Franck, dit Evia, j’aimerais vous montrer notre pièce de résistance.» Elle l’emmène dans un salon attenant, au centre duquel se dresse une gigantesque statue de marbre à l’antique, peinturlurée en rose bonbon, dont les épaules sont mouchetées de chiures d’oiseaux, ce qui lui fait un genre de châle.

– Un chef d’œuvre d’exécution ! jubile Mme Le Carré.

– Et qui s’accorde à merveille avec le reste de la maison, répond Franck.

Evia embraye sur la vie et l’œuvre de l’artiste – un unijambiste cirrhosé « quelque part entre Michel-Ange et Giacometti » – avant de déclarer, presque sentencieusement, que le repas est sur le point d’être servi. Franck appréhende le moment de passer à table, quand il faudra subir le contact de cette foule de crétins, lui faire croire qu’on partage son amusement, son sérieux, ses enthousiasmes de dilettante, où l’on parlera à coup sûr de politique, de réformes et d’imbécilités du même tonneau. Et il pense qu’il aura encore droit aux fulminations tièdes du genre de celles servies par le barman de l’hôtel à propos de l’assassinat soi-disant barbare de Dieu sait quel ivrogne. Ces gens lui sont familiers. Il les reçoit dans son bureau de Madison Avenue, il les écoute étaler leurs petites jalousies, leurs petites passions. Il connaît ces visages moulés en masques, cireux, épais, qui ne disent que le stupre et la mort. Il connaît ce que l’on dissimule, ce que l’on tente de fuir. Il connaît les embrouilles que l’on file comme une toile sur un gouffre. Il connaît tous les ravaudages de la conscience. « Et le pire c’est qu’ils y croient ! Ils sont sincères ! » Comme ils franchissent la porte de la salle à manger, l’écœurement gagne Franck. Il s’excuse.

Après avoir verrouillé la porte de la salle de bain dont le sol et les murs sont revêtus de marbre, il sort son miroir de poche en nacre noire et le pose à côté de l’évier. Il dispose la cocaïne en deux traits fins, parallèles, espacés de quelques centimètres. Puis il les prise voluptueusement à l’aide d’une paille en verre. Il se regarde dans la glace. Ouvre grand les yeux. Se frotte le nez à la racine, puis essuie soigneusement le pourtour de ses narines avec un mouchoir en tissu.

Quand il ressort, les invités des Le Carré sont en train de prendre place. Franck s’assied en face de Lyllian. Evia et Lance viennent à sa gauche. Tout en balbutiant une série de phrases incompréhensibles, le cousin roux s’assied à sa droite. Franck l’étudie du coin de l’œil. Le roux baisse la tête comme un chien redoutant d’être battu. Sans doute l’humiliation a-t-elle fait partie de l’ordinaire de cet homme. Ça aura commencé au jardin d’enfant. À l’école, on lui aura fait subir tous les sévices et les avanies qui peuvent tenir le temps d’une récréation. On l’aura suivi à la fin des cours, jusqu’à sa maison, criant son nom, l’injuriant, lui balançant des détritus ou des pierres. S’il a fréquenté un internat, alors les choses auront été encore plus noires. Puis le regard de Franck se porte sur Lyllian, dont la beauté le trouble et trouble son analyse – beauté d’autant plus remarquable, en contraste avec la laideur du physicien et des autres invités. Voilà une nature puissante, pense-t-il, engendrée dans l’un de ces bastions de la déliquescente noblesse du Sud. D’où lui vient la passion de la flûte ? Est-ce l’héritage familial ? Le résultat des soirées de réveillons que l’on s’inflige en famille, où de jeunes filles vêtues en rouge tirent de leurs pauvres instruments des gémissements cacophoniques – faisant dire aux hommes, lorsqu’ils se trouvent entre eux, qu’elles aspirent sans doute mieux qu’elles ne soufflent ? Evia Le Carré parlerait sûrement de prédestination. Mais Franck n’aime pas ce mot. Si le hasard n’a pas fait ses preuves, force est de reconnaître que le destin non plus. Plus loin, les mannequins gloussent et tremblent. Ils parlent d’une expo sur Sunbird Avenue, où l’un d’eux s’est trouvé con de stationner en Jaguar quand tout le monde avait son italienne de sport ou son coupé Bentley. Ils affirment ne pas avoir compris grand-chose mais que c’était quand même dément, qu’il y avait Tierce Johns, Peter Paul et tout le gratin – « le ragoût » pense Franck – de Boston. Il croit ensuite saisir qu’ils se sont copieusement défoncés dans les toilettes de l’hôtel où avait lieu l’expo, mais il ne parvient pas à savoir avec quoi – et d’ailleurs il s’en fout. De l’autre côté de la table, le romancier pérore. Franck l’entend dire : « Mais un flic alcoolo, ça suffit pas, messieurs-dames, il faut encore lui trouver un partenaire. Ça permettra d’éviter à votre pandore de délirer tout seul. Les monologues, ça fait toujours chier le lecteur. » Les convives s’esclaffent tandis que Franck tente de se concentrer sur ce que dit Lyllian, qui lui raconte son parcours, comment il est passé du Texas au conservatoire de New York, puis à l’orchestre philarmonique de Boston. Il n’est pas prétentieux, seulement conscient de sa valeur. « Quel plaisir de l’écouter parler, pense Franck, et comme il tranche avec les abrutis autour de moi.» Il ne peut s’empêcher de les entendre, bourdonnant. Les mannequins racontent comment ils sont rentrés ivres morts dans la limousine de Cody Roy, tandis que le célèbre designer faisait tourner une pipe de crack en les appelant « mes petits lutins ». Le romancier étale ses secrets d’atelier : « C’est l’urbain qui compte, il faut faire de l’urbain ! Leur croquer des camés et des prolos, des quartiers déshérités, des ruelles sombres fourmillantes de violeurs et d’assassins. Croyez-moi ! Ça les met en transe ! » Franck sent sa tête tourner. Le parasitage des convives l’agresse de plus en plus vivement. Il a des sueurs froides. Le romancier continue: «Surtout, une morale irréprochable! Moi, quand j’écris, j’imagine que je suis Michael Moore : je ridiculise les conservateurs, les richards, je condamne la guerre, le racisme, le sexisme. N’oubliez pas l’homophobie ! Les pédés sont de plus en plus nombreux, alors autant se les mettre dans la poche (il jette un coup d’œil à Lyllian)... Ou dans la jaquette ! (cette saillie lui vaut plusieurs rires gras). » Les mannequins, de l’autre côté racontent la suite de leur soirée : « Et puis, finalement, on a traîné avec nous la fille de Lili Wagner, cette petite pute expulsait des boulettes de coke par sa chatte.

– Tu déconnes, mec !

– Juré ! Ça faisait comme un distributeur de bonbons, tu sais, ces trucs qui ressemblent à des flingues en plastique et que tu bourres de pastilles à la menthe ? Elle nous en a fait jaillir au moins huit grammes !

– Pas possible !


– Si, si, je t’assure. J’ai son numéro, là !


– Quelle salope ! »


Ces propos risquent de compromettre les Le Carré. Au bout de la table, le couple von Wirt chuchote avec véhémence. Le cousin roux est devenu rouge et se tord les doigts. Franck, quant à lui, est partagé entre le plaisir de voir le cénacle souffrir de ses propres contradictions et le dégoût inconditionnel que lui inspirent les trois mannequins, avec leurs longs membres maigres et leurs airs de toxicomanes crânes. D’un air agacé, Evia dit :

– Merci, messieurs, je crois qu’on a compris.


Elle prend l’initiative du changement de sujet.


– Avez-vous lu les journaux ? Ce meurtre à quelques rues d’ici... J’en ai froid dans le dos.


« Voilà nous y sommes ! pense Franck. Celui-là n’est pas pire que ceux que finance ton mari. »
Mme von Wirt prend la parole, pour la première fois depuis le début du repas.


– Oui, Evia, j’ai vu ça ce matin dans les journaux... Mon Dieu ! Quelle horreur !
Les mannequins disent en chœur que c’est vraiment terrible ce qu’il se passe de nos jours, tandis que le romancier pose en connaisseur – il s’est dûment documenté auprès de psychiatres reconnus et d’officiers du FBI en retraite afin de camper des personnages « ayant une psychologie crédible, ce qui est la clef d’un roman réussi ».

– Vous voyez, poursuit-il, ces types-là sont avant tout des malades, de grands malades. Mais des malades d’un genre particulier, pour qui le seul remède est l’injection létale.

Il ricane.

 

© La Grande Ourse 2015

© DR

 

 

Quatrième de couverture > Watertown. Banlieue de Boston, novembre 2013. Un retraité sans histoire est retrouvé dans son pick-up sauvagement assassiné. L’enquête est confiée au shérif McCarthy, pugnace, humaniste, déterminé. Au même moment, Franck, jeune détective dandy, décadent et cocaïnomane, double sombre du shérif, mène l’enquête en parallèle, parcourant la ville en quête de sensations nouvelles.

Un mafieux de renom, un jeune musicien ambitieux, un romancier vulgaire, des flics besogneux ainsi que tous les autres, les « largués », les «paumés» sont mis en scène et embrasent cette fresque sans concession d’une Amérique hantée par la crise des subprimes.

À mi-chemin entre le roman social et le thriller, Trois gouttes de sang et un nuage de coke, roman au ton vif et au style léché, laisse le lecteur sans voix.

 

Le point de vue de l’éditeur > L’aventure entre Quentin Mouron et la Grande Ourse démarre fin septembre 2014,  lorsque nous recevons un e-mail d’Olivier Morattel, l’éditeur suisse du jeune auteur (Au point d’effusion des égouts, prix Alpes-Jura 2011 ; Notre-Dame-de-la-Merci, 2012 ; La Combustion humaine, 2013).

Notre maison d’édition lui a été recommandée par Valérie Debieux, journaliste à La Cause littéraire, et c’est sur son conseil qu’il a pris la décision de nous contacter. Nous faisons donc la connaissance d’Olivier Morattel qui d’emblée défend avec passion et conviction le nouveau roman de Quentin, confie son ambition pour son « poulain », et avoue qu’il souhaite trouver un éditeur français pouvant assurer une plus grande diffusion et visibilité dans les pays francophones, à la hauteur du talent de ce jeune auteur prometteur.

Après lecture du texte (titré Jeux de miroirs), nous entrons rapidement en contact avec Quentin, car l’univers du roman, le style, l’esprit, l’écriture nous ont séduits. Nous avons plongé sans résistance au cœur d’une société qui, au lendemain de la crise des subprimes et des attentats de Boston, part en vrille.

Rapidement,  l’équipe de la Grande Ourse se réunit et la décision d’une publication est prise à l’unanimité : le roman rebaptisé Trois gouttes de sang et un nuage de coke est sorti le 3 juin.

L’équipe de la Grande Ourse est fière de compter désormais  parmi ses auteurs un jeune écrivain suisse et canadien à la plume acérée et troublante.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Quentin Mouron, Trois gouttes de sang et un nuage de coke, La Grande Ourse, juin 2015, 224 pages, 18 €

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