Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Mo Yan. Extrait de : Professeur singe


EXTRAIT >

 

Par un dimanche torride, vers midi, le professeur Wang San, du département de lettres chinoises de l'Université de la ville, penché sur le petit bureau dans son appartement du cinquième étage d'une barre d'immeuble du campus, rédigeait quelques articles du volume intitulé « Styles poétiques et lyriques » du Grand dictionnaire de poésies et chants chinois. Un ami le lui avait proposé, histoire de lui faire gagner un peu d'argent. Il venait de finir l'article sur le style « majestueux » et attaquait celui consacré au « baroque ». Ce terme peut se définir ainsi : insolite et fabuleux. C'était un style plutôt rare dans la poésie classique. Les poèmes de ce style exprimaient l'étrangeté, l'absurdité, le sur- réel... Soudain, une main poisseuse lui donna une tape sur la nuque. Il sursauta et renversa son encrier : l'encre bleue coula le long du pied de la table jusqu'au sol. L'appartement, une pièce d'à peine douze mètres carrés, était meublé d'un lit à deux places, d'un réfrigérateur, d'un téléviseur, d'un canapé, d'un lit d'enfant, d'un petit bureau, d'une grande armoire, plus quelques bricoles comme des jouets d'enfant. Il était plein comme un œuf : l'encre risquait de tacher quelque chose.

C'était sa femme qui lui avait tapé sur la nuque. Wang San était un petit maigre du nord du Jiangsu, sa femme, grande et grosse, venait du Shandong. Ancienne joueuse de volley-ball, elle était, avant sa retraite, seulement grande, pas grosse, et puis elle avait enflé de façon terrible, surtout après la naissance de leur fils : chaque nuit, le vieux lit à ressorts à moitié cassé gémissait de douleur sous son poids. Comme c'était l'étudiant Wang San qui avait jadis poursuivi la volleyeuse de ses assiduités, avec acharnement, aujourd'hui encore le professeur d'université éprouvait pour la prof de gym du Centre sportif la crainte révérencielle que l'on voue à une tigresse. Chaque fois qu'il se tenait face à elle, il se sentait minable, rabougri, tel un singe : les jambes pliées, les bras pendants, comme s'il était plus difficile de se tenir sur deux jambes qu'à quatre pattes. Pour être juste, la chute de l'encrier n'était pas de sa faute, mais il tremblait de tout son corps, le dos courbé en forme d'hameçon, les yeux levés vers les seins de sa femme, gros comme des ballons de volley, et vers son visage écarlate, rond comme la lune. Il posa son regard sur le duvet au-dessus de ses lèvres, qui ressemblait fort à de la moustache, et demanda craintivement :

– Pourquoi tu m'as tapé ?

– J'allais te demander de venir avec moi aux toi- lettes pour que tu me frottes le dos. Tant pis, va donc acheter une vadrouille, répondit-elle.

Wang San enjamba prudemment la flaque d'encre, et se faufila devant sa femme.

– Attention en traversant la route, ne te fais pas écraser !

Il trouva cette recommandation, lancée dans son dos, rafraîchissante. L'image fugace de la superbe championne de volley-ball d'antan lui apparut, et il ne put s'empêcher de secouer la tête.

Ils habitaient au bout du bâtiment et, pour parvenir à la cage d'escalier, il fallait franchir dans le cou- loir de multiples obstacles constitués de bonbonnes de gaz, de vaisseliers et de vieux cartons. Il y flottait un remugle où se mêlaient l'ail, l'oignon et la tomate pourrie, dans un vacarme assourdissant de bébés qui pleuraient, d'épouses qui criaient, de radios qui chantaient. La lumière était faiblarde. Ce couloir, éclairé en plein jour, était pourtant aussi sombre qu'un tunnel. Après soixante marches d'escalier et six virages, Wang San arriva enfin au bord de l'avenue. Le soleil brillait si fort qu'il avait du mal à ouvrir les yeux. Il porta sa main au-dessus de ses lunettes en guise de pare-soleil et, profitant de ce peu d'ombre, ouvrit l'œil et chercha le passage zébré.

C'était à la campagne qu'il avait appris à mettre sa main ainsi, à l'horizontale ; lorsqu'il avait fait la connaissance de la volleyeuse, elle se moquait de lui en disant qu'il ressemblait à Sun Wukong, le Singe pèlerin du Voyage vers l'Ouest, et elle lui avait demandé de perdre cette habitude. Il avait essayé de s'en défaire, sans y parvenir.

Ainsi, la main en visière, les jambes arquées, le dos voûté, le cou tendu en avant, le menton relevé, il avait assurément quelque chose du singe.

Lorsqu'il eut trouvé le passage zébré, il regarda à gauche puis à droite et, comme il ne semblait pas y avoir de voitures, s'engagea timidement. Il n'avait pas fait trois pas qu'il entendit un rugissement jaillir de la guérite voisine :

– Halte-là !

Il ne put réprimer un frisson et s'arrêta tout net, tirant par habitude la tête en avant de façon exagérée, comme un cheval efflanqué essayant d'attraper du foin. Deux policiers en uniforme blanc dans un tricycle à moteur avec fanion rouge passèrent en trombe devant lui. Il mit sa main sur sa poitrine et sentit son cœur battre à tout rompre, tel un lièvre poursuivi par un chien de chasse. Il voulut se dépêcher de traverser et atteindre l'autre côté pour se rendre à la droguerie et accomplir la tâche que lui avait confiée sa femme, mais à peine eut-il avancé un pied qu'il entendit de nouveau rugir :

– Halte-là !

Il ramena précipitamment son pied en arrière, se redressa, s'étirant vers le haut, pour se faire le plus mince possible et ne pas gêner la circulation. De la guérite, une voix cria :

– Vous, là, le type à lunettes !

Il toucha ses lunettes et se retourna pour regarder, inquiet, en direction de la guérite. Un policier cos- taud, l'air bougon, lui criait quelque chose, agitant une main gantée de blanc qui semblait lui faire signe de venir vers lui. Ses jambes se mirent à trembler.

Les yeux rivés sur cette main, incapable de résister à son injonction, il commença à se diriger, tout qui- naud, vers le policier. Il n'avait pas fait deux pas qu'un cri lui claqua aux oreilles, comme l'explosion d'une mine :

– Halte ! Oui, vous, là, le type à lunettes !

Il s'arrêta pile, et vit un cortège de voitures de luxe foncer devant lui. Vroum – une Toyota Crown – vroum – une Mercedes – vroum – une Audi – vroum – une Nissan – vroum – une Drapeau Rouge – ces voitures de toutes les couleurs filèrent devant lui comme un éclair, si vite qu'il n'eut même pas le temps de réfléchir. Il se sentit aspiré par leur tourbillon, et le souffle chaud dans lequel se mêlaient les odeurs de goudron fondu, de caoutchouc brûlé et d'essence lui donna la nausée. À chaque passage il avait l'impression qu'on l'écorchait et que son corps deve- nait aussi mince qu'une feuille de papier, incapable de tenir debout, incapable de se redresser, penchant une fois en avant, une fois en arrière, ballotté dans le flux des gaz d'échappement. Les gravillons que pro- jetaient les voitures semblaient mitrailler cette feuille de papier et son corps menaçait à tout moment d'être aspiré sous les roues d'une voiture pour finir réduit en chair à pâté ou aplati comme une galette. Plus cette impression était vive, plus ses jambes flanchaient, plus il sentait le sol se dérober sous ses pieds, comme s'il n'y avait plus d'attraction terrestre. Il aurait voulu trouver quelque chose sur quoi s'appuyer ou à quoi se raccrocher, comme un arbre, un mur, l'épaule d'un homme, même un brin d'herbe un peu épais. Mais devant lui il n'y avait qu'un flot de voitures de luxe. Vroum vroum vroum vroum – une verte une rouge une noire une bleue, vroum vroum, une enfilade de voitures aux couleurs de l'arc-en-ciel, tel un dragon kaléidoscopique, des nuages de fumée noire et blanche dans son sillage, à vous faire claquer des dents ; inutile de songer à traverser : impossible, même avec des ailes.

Le soleil dardait des rayons impitoyables sur les carrosseries, l'aveuglant, piquant ses yeux et son corps de papier, le transperçant de mille parts. La sueur commençait à le ramollir, il allait se renverser d'un moment à l'autre, d'une seconde à l'autre même.

Désespéré, il ferma les yeux. Cela ne fit que rendre son corps encore plus vaporeux. Le dragon multicolore du cortège et le courant d'air kaléidoscopique semblaient à présent l'encercler dans un tourbillon, la feuille de papier – son corps – lui parut s'entortiller et devenir un fil ténu entre le flot des voitures et la colonne d'air, de plus en plus chaud, jusqu'à ce qu'il rompît, qu'il brûlât, qu'il se transformât en nuée de vapeur, en volute de fumée. Le professeur Wang San, du département de lettres de l'Université, appela à l'aide :

– Je m'évapore ! Je brûle !

Il eut ensuite la sensation que son esprit s'était séparé de son corps, lui-même transformé en bouse de vache à demi sèche, collée au milieu de la route sur le passage zébré. Son esprit, lui, flottait trois mètres au- dessus de la circulation, tel un gaz, surplombant les voitures en tournoyant. Le convoi et la colonne d'air ne firent plus qu'un et prirent l'aspect d'un anneau de lumière, sans la moindre faille : plus difficile de le percer que de grimper au ciel.

Son esprit planant en l'air se souvint soudain d'une brève histoire : un enfant avait tué un petit serpent dans un champ. Un groupe de serpents adultes s'en était aperçu et s'était lancé à sa poursuite. L'enfant courut se réfugier chez lui, prévenant sa mère du danger. Dans l'urgence, celle-ci eut l'idée de le cacher dans une grande jarre. Les serpents entrèrent dans la maison et firent quelques tours autour de la jarre, puis s'en allèrent. La mère souleva le couvercle et ne découvrit qu'un tas d'os desséchés.

Il eut la vision de son corps réduit à un tas d'os des- séchés, et poussa un cri de désespoir et de terreur. Il tomba lourdement sur son postérieur. Cette chute dissipa ses illusions, mais la réalité – ces voitures de luxe défilant comme un dragon – était toujours aussi effrayante.

Finalement une grosse limousine ferma la marche devant lui et le feu passa au vert. La marée des piétons qui s'étaient accumulés déferla sur lui. Il se rendit compte qu'il était assis au milieu de la route, désemparé, et il se leva, ses jambes flageolantes le soutenant à peine. Il sentit une humidité entre ses cuisses, dont il ne sut identifier la cause sur le moment.

L'esprit confus, il ne savait plus pourquoi il était au milieu de la route ; il leva les yeux et vit le policier à l'air bougon, celui qui lui faisait signe tantôt, agiter encore la main vers lui. Sur son visage, qui semblait couvert d'une couche de goudron fondu, était figé un sourire, ce qui rafraîchit un peu les sens brûlants de Wang San. Il se dirigea vers lui avec empressement.

Dès qu'il bougea les jambes, il eut l'impression de sortir brutalement la tête de l'eau: un formidable rugissement et un vacarme assourdissant lui percèrent les oreilles ; il entendit le policier crier :

– Le type aux lunettes, venez ici !

Il se faufila, prudent comme un singe, parmi les corps humains, et se trouva enfin face au policier. À sa ceinture pendait un long gourdin noir en forme de trachée-artère, qui lui arrivait au genou. À peu près au niveau de son appendice intestinal pendait un étui de pistolet de cuir brun. Il eut devant ce policier la même impression que lorsqu'il faisait face à sa femme, et il réagit comme il faisait d'habitude avec elle : il sourit niaisement. Le policier renfrogné avança la main, attrapa le professeur d'université par le bout de son menton en galoche, brisant net son sourire.

La douleur lui fit prendre immédiatement conscience d'une différence éclatante entre le policier et sa femme : la main du policier était aussi dure qu'une pince d'acier.

Celui-ci le tira par le menton derrière sa guérite sous un platane feuillu, relâcha sa prise et demanda d'un ton furibard :

– Vous en avez assez de vivre ?

Il répondit en toute candeur :

– Non, pas encore, j'espère élever mon fils jusqu'à

l'âge adulte avant de mourir.

Peut-être que le policier prit cette réponse sincère

pour une blague irrévérente, qu'il crut que le professeur se moquait de lui ; il frappa légèrement du poing l'épaule de Wang San, qui faillit se renverser en arrière, grimaça de douleur et dit d'un ton pleurnichard :

– C'est vrai, je ne mens pas, je n'ai pas encore envie de mourir, à la Fête nationale je n'aurai que quarante ans, mon fils vient d'en avoir six, je ne peux pas partir maintenant !

Le policier, ne sachant s'il fallait en rire ou en pleurer, se fâcha :

– Si vous ne voulez pas mourir, pourquoi vous grillez le feu rouge ?

– Ma femme m'a envoyé acheter une vadrouille...

– Je vous parle pas de votre femme !

– C'est une ancienne joueuse de volley, maintenant elle est entraîneur au Centre sportif...

– Je vous ai demandé pourquoi vous êtes passé au rouge ! s'emporta le policier.

– Je... Je suis daltonien... mentit comiquement le professeur d'université.

– Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?

– Je suis professeur d'université, j'enseigne la littérature classique. J'étais en train d'écrire un livre chez moi quand ma femme m'a frappé sur l'épaule, et en me levant j'ai renversé mon encrier, et ma femme...

Le policier l'interrompit :

– Votre femme vous a battu, puis vous a envoyé acheter une vadrouille ! Et rentré à la maison c'est vous qui allez essuyer le sol, je parie !

– Oui, répondit-il, j'espère que vous n'allez pas me donner une amende.

Le policier fit un geste impatient de la main.

– Allez, filez, et si vous ne distinguez pas les cou- leurs, suivez les autres piétons !

Il fit une courbette respectueuse au policier, qui lui avait déjà tourné le dos. Il attrapa prudemment le pan de sa veste, et l'homme se retourna, sévère :

– Quoi encore ?

Il refit une courbette, et demanda timidement :

– Puis-je m'en aller ?

Le policier grimaça et dit d'une voix forte, mais empreinte de compassion :

– Vous ne voulez tout de même pas que je vous fasse traverser en vous portant sur mon dos ?

Il répondit en faisant des ronds de jambe :

– Pas la peine, pas la peine, je peux traverser tout seul, je peux traverser tout seul.

– En voilà un numéro ! fit le policier, qui tourna les talons comme s'il fuyait un serpent venimeux. Wang San le suivit des yeux, gagné par un sentiment de victoire, de fierté, et, plein de gratitude envers ce policier qui lui avait témoigné de la sympathie, regagna le bord de la route.

 

© Le Seuil 2015

© Photo : B. Cannarsa-Opale

 

 

Quatrième de couverture > Professeur singe. Wang San est un professeur d'université, du genre malingre, distrait et myope. Son épouse, ancienne joueuse de volley, prend parfois son visage pour un ballon. Ce matin-là, elle l'envoie en ville chercher de quoi nettoyer la maison. La traversée de l'avenue est un effroyable cauchemar. Passant devant un grand panneau publicitaire sur lequel figure un singe joyeux, le professeur, aussitôt, se change en singe. Le narrateur, ami du couple, tire une courte morale de l'incident... et l'histoire rebondit avec les tentatives désespérées de l'épouse pour redonner forme humaine à son mari. Quel rude chemin devra-t-elle parcourir ? 
Le Bébé aux cheveux d'or. Une vieille femme aveugle vit à la ferme avec sa toute jeune bru. Son fils, militaire grognon et renfermé, est au loin, dans sa caserne, et ne se soucie guère de la jeune femme. Ne l'a-t-il pas épousée pour qu'elle s'occupe de sa mère ? Un grand jeune homme aux cheveux jaunes vient aider la bru aux travaux des champs et la séduit. Le mari rentre chez lui et chasse l'amant. Mais le ventre de sa femme s'arrondit déjà. La vieille sait bien, elle, que les enfants arrivent où ils veulent et comme ils peuvent... Deux fables sur la famille, les contraintes sociales et politiques de la Chine rurale de la fin des années 1980. Deux histoires d'amour incroyables, inattendues, drôles et tragiques, où les sentiments se cachent sous le burlesque et l'ironie.

 

Mo Yan est né en 1955 dans le Shandong. Écrivain universellement reconnu, il a reçu le prix Nobel de littérature en 2012. Les Éditions du Seuil ont publié une quinzaine de ses ouvrages, dont Le Veau suivi de Le Coureur de fond en 2012 et Le Clan du sorgho rouge en 2014.

 

Pages choisies par Annick geille

 

Mo Yan, Professeur singe, suivi de Le Bébé aux cheveux d’or, traduction de François Sastourné et  Chantal Chen-Andro, Le Seuil, mars 2015, 244 pages, 19 €

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