Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Loup Trassard. Extrait de Neige sur la forge


EXTRAIT >


Le sol de la forge se creusait un peu aux endroits où commis et forgeron se tenaient le plus souvent, autour des enclumes surtout, auprès de l’établi aussi. Alexandre dit qu’après la guerre et sa libé- ration, il a rechargé une fois le sol de sa forge avec de la glaise, choisie pour coller mieux à la terre, battue ensuite avec une dame, une sorte de masse en pierre, circulaire et plate dessous, le manche au-dessus se manœuvre verticalement, on la laisse tomber quoi. Quand j’étais enfant, je ne pouvais même pas trop la soulever. On ne le voit plus cet outil-là. Combien d’outils à main qui furent tellement utiles ont peu à peu disparu ! Un autre soin apporté au sol était de ranger tout ce qui traînait, de balayer la boutique avec un balai de bouleau assez usé pour gratter dur et puis d’arroser copieusement. Ce petit terrain qu’était le sol de la forge ainsi comme un champ travaillé puis tassé par une forte pluie. Alexandre ne pouvait le faire que s’il fermait la porte pour un couple de jours, au moment de l’assemblée, la fête annuelle du bourg, ou une autre occasion vraiment rare, de manière que le sol fût bien sec quand il revenait travailler. 

J’entends encore une petite fierté chez Alexandre, c’est à propos de l’habileté qu’il estimait avoir dans la soudure à chaude portée. Depuis que le fer est aciéré, les forgerons ne procèdent pas souvent de cette façon, ce serait difficile, ils se servent plutôt de la plaque à souder faite d’autres métaux qui aident la prise, agissant comme une colle si on veut, ou alors ils emploient un arc électrique. Mais avant que l’électricité n’arrive, la chaude portée était nécessaire, depuis Héphaïstos sur l’Olympe jusqu’aux artisans revenant de la Seconde Guerre mondiale. C’est seulement après 1944, en effet, qu’on a électrifié les campagnes, où étaient rares ceux qui recevaient les fils pour le courant. Avec le fer de mauvaise qualité du temps où Alexandre débutait, celui qu’il nomme le vieux fer, la soudure était facile parce que ce métal-là « fondait comme de la bougie » et collait très bien. Le vrai travail intéressant, c’était avec le bon fer, le Lancashire. 

Mettons deux bouts de fer à réunir, bien chauds ils sont vite portés sur l’enclume et bang, bang, bang, bang, ils deviennent le même, aucune couture n’est visible ! Il faut savoir chauffer. Les pièces une fois mises au feu, le forgeron ne se contente pas de les regarder, avec ses grosses pinces il les tourne au milieu du charbon jusqu’à ce que le fer en devienne blanc et juste quand il est prêt à fondre, hop, c’est le bon moment pour souder à chaude portée ! 

Alexandre m’a donné même ce qui pourrait être le secret de ses soudures « à la forge », comprendre sans autre intervention que feu et marteau. Je ne sais pas si certains forgerons l’ont aussi, ce secret, en tout cas je peux vous le révéler, vous n’allez pas vous en servir. Quand les deux fers étaient pris l’un dans l’autre, qu’ils ne pouvaient plus se séparer, Alexandre remettait à la forge pour une bonne chauffe que les forgerons disent ressuante, comme si la nouvelle pièce, maintenant unique, allait suer dans le feu, et là il jetait sur le fer une poignée de ce qu’il nomme la terre de meule. Dans l’auget de la meule doit toujours y avoir de l’eau qui mouille la pierre, mais au fond de cette eau se dépose une poudre qui est un mélange entre les parcelles infimes que la meule arrache au métal et les parcelles non moins infimes que le métal arrache à la meule d’émeri, puisque celle-là visiblement s’use petit à petit. Alexandre recueillait de temps à autre cette poudre, la mettait à sécher dans une boîte qui restait sur la forge, pas loin des charbons, aussi n’avait-il qu’à y plonger la main pour saisir une grosse pincée qu’il jetait dans le feu sur le fer soudé et, d’après lui, cette « terre de meule », où il n’y a pas de terre à vrai dire, offrait une soudure « plus gracieuse », qui donnait l’aisance de chauffer plus dur sans que le fer brûle, et après, pour la finition, pour mettre la pièce propre, « ça se travaillait tout seul ». 

Depuis le temps que vous vous demandiez comment avec deux morceaux de fer on en fait un seul, vous voilà utile- ment renseignés (oui, je vous mets au plu- riel, j’imagine avec optimisme plusieurs lecteurs !). 

Parler d’une chauffe « ressuante » me rappelle que selon Alexandre le fer sue par moments, il serait sensible au temps. Supposons, dit-il, que dans la nuit il gèle, l’air étant sec encore dans la matinée, et puis vers midi arrive un changement subit et toute la soirée le temps devient doux, c’est le dégel. Le lendemain l’enclume sera toute mouillée et les outils aussi, trempés ! Quand je lui suggère que cela puisse être la condensation de l’humidité sur le métal froid, « non, non, répond-il, ça sort de d’dans, ça sort du fer, c’est l’eau qui est dans le fer, on ne le croirait pas mais l’enclume sue ! ». 

À l’époque où il y avait des chevaux, qui a quand même été presque toute la vie d’Alexandre, il était souvent dérangé par des juments à ferrer surtout le matin, les gars arrivaient, valets ou patrons, il ne pouvait pas les faire attendre. Ils partaient de la ferme, il faisait nuit encore, parce que certains venaient de loin, quatre ou cinq kilomètres, de Bois Rocheux, sur Juvigné, de La Ronceraie, du Plantis, de La Jaulinière... ils prenaient au plus court par les vieux chemins qui maintenant n’existent plus quand les haies ont été abattues, en terre argileuse de l’eau restait là mais avec un tombereau, les moyeux des roues presque à toucher les talus, le conducteur passait en se baissant de temps à autre sous une branche, comme celui qui était à cheval sur la première avec une ou deux juments attachées aux crins par-derrière. Dans les saisons où les fermiers venaient moins restaient encore les transporteurs dont les attelées usaient beaucoup sur les routes. Quelquefois fallait l’après-midi pour que le forgeron trouve le temps de s’occuper des socs, des haches, des chenets rongés par le feu ou des pentures d’une porte d’étable qu’on lui avait commandés. 

La forge où Alexandre a travaillé pendant quarante-cinq ans est un peu en retrait de la route, presque à l’entrée du bourg qui est plutôt un hameau, rattaché si on veut à la mairie de notre commune, avec une très petite église et une école pour peu d’enfants, où ceux qui venaient de loin arrivaient les pieds trempés, dit la femme d’Alexandre, à cause des mauvais chemins, deux épiceries auxquelles des boulangeries concurrentes livraient leur pain, un café-tabac, le charron, un marchand de cochons qui habitait là, et encore quelques maisons, le cimetière par-derrière l’église. Tout autour une campagne agricole jugée profonde parce que éloignée des villes, pas mal boueuse en tout cas une longue partie de l’année. Les juments avaient les pattes sales en arrivant pour être ferrées, mais autrefois il y avait une mare à l’entrée du bourg, c’est à ce côté bas surtout que venaient les vieux chemins, même si depuis Saint-Ouën il s’en trouvait aussi, « alors les gars faisaient traverser la mare aux juments pour leur laver les pattes et puis on les essuyait, on avait des vieux sacs à grain pour ça. Ah ! Celui qui tenait les pieds n’était jamais bien propre ! ». En plus, certaines juments, puisqu’on leur soulevait une jambe, s’abandonnaient complètement de ce côté-là, il fallait en supporter le poids avec la sangle passée sur une épaule. 

Au printemps, c’est sûr il y a de belles journées, très fleuries de plantes sauvages et de certains arbres, surtout les grands poiriers à cidre, mais l’été est bref, les chemins ne parviennent même pas à sécher. Du ciel bleu, on en voit, mais on ne le tient pas, la pluie, le vent vite revenus et il fait sombre dans la forge, pourtant voilà le théâtre de ce combat entre fer et feu que je vous montre, rythmé par le marteau, ébruité par l’enclume sonnante. Je me figure un combat sans savoir, peut-être une alliance plutôt entre ces éléments, scellée par l’eau qui crache et feule ! 

Comme je l’ai dit déjà, Alexandre forgeait ses fers à cheval avant la guerre, aidé par le commis. Il achetait en barres du fer de maréchal et le coupait d’un coup sec sur une tranche logée pour la circonstance dans l’œil de l’enclume, le trou prévu exprès sur sa partie épaisse. Il se souvient encore de chaque longueur nécessaire selon la taille du fer, entre vingt-huit et quarante centimètres et toujours un peu plus pour les fers avant que pour ceux d’arrière parce que le pied avant est plus étalé que le sabot arrière. Quand un cheval tire une charge, c’est le pas avant qui compte, les pattes arrière ne font que suivre. 

Après la guerre et ses années de prison- nier, Alexandre a retrouvé ses clients, se souvenir qu’ils sont presque tous revenus lui fait encore plaisir, c’est l’estime pour son travail qui était en jeu ! Pourtant il n’a pas repris d’aide, il n’avait plus assez d’ouvrage pour payer et nourrir un commis. 

 

© Gallimard 2015

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > C'était hier, au XXe siècle, le forgeron d'un petit hameau de l'Ouest profond - la Mayenne - m'a permis d'entrer dans sa forge et pendant plusieurs jours d'un été incertain m'a conté son amour du métier et surtout montré son travail, les péripéties du combat entre le fer et le feu, avec l'eau qui feule sous la trempe et la corne fragile des chevaux dont le maréchal ferre le pied. Cette confiance de l'artisan me permet de vous murmurer à mon tour, dans la pénombre et l'odeur de ferraille, le poème des éléments. J.-L. T.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Loup Trassard, Neige sur la forge, Gallimard, mai 2015, 144 pages, 14 €

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