Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Amélie Nothomb. Extrait de : Le crime du comte Neville


Sélectionnée en 2014 par le jury Renaudot pour son excellent Pétronille, Amélie Nothomb utilise l’humour et des dialogues ciselés afin d'atténuer la mélancolie du propos.

Parfois, les filles tuent le père pour s'affirmer. L'héroïne du Nothomb 2015 veut que son père la tue. Qu'il aille jusqu'au bout de l'oeuvre entreprise lorsqu'il lui a donné la vie. Ne l'a-t-il pas faite telle qu'elle est ? Impertinente. Songeuse. Décalée. Impropre à la vie en société ?

Une artiste en somme.

 

EXTRAIT >

 

Si l’on avait annoncé au comte Neville qu’il se rendrait un jour chez une voyante, il ne l’aurait pas cru. Si l’on avait précisé que ce serait pour y chercher sa fille qui aurait fait une fugue, cet homme sensible se serait évanoui.

Un genre de secrétaire lui ouvrit et le conduisit jusqu’à une salle d’attente.

– Madame Portenduère va vous recevoir très vite.

On se serait cru chez le dentiste. Neville s’assit, très raide, et regarda avec perplexité les motifs tibétains qui décoraient les murs. Quand il se retrouva dans le cabinet de la voyante, il demanda aussitôt où était sa fille.

– La petite dort dans la pièce d’à côté, répondit la dame.

Neville n’osa parler : allait-on exiger de lui une rançon ? La voyante, une femme sans âge, énergique, rondelette, d’une extrême vivacité, reprit la parole :

– Hier, après minuit, je me promenais dans la forêt non loin de votre domaine. La lune éclairait presque comme en plein jour. C’est là que je suis tombée sur votre fille, roulée en boule, qui claquait des dents. Elle n’a rien voulu me dire. Je l’ai convaincue de m’accompagner : elle allait mourir de froid si elle restait dehors. Arrivée ici, j’ai voulu vous appeler tout de suite pour vous rassurer : elle a dit que c’était inutile, que vous n’aviez pas remarqué sa disparition.

– C’est exact.

– J’ai donc attendu ce matin pour vous téléphoner. Comment est-il possible que vous n’ayez pas remarqué l’absence de votre fille, monsieur ?

– Elle a dîné avec nous et puis elle est montée dans sa chambre, comme chaque soir. Elle a dû sortir quand nous étions déjà couchés.

– Comment était-elle, au dîner ?

– À son habitude, elle n’a pas prononcé un mot, n’a guère mangé et n’a pas semblé en grande forme.

La voyante soupira :

– Ça ne vous inquiète pas, d’avoir une fille dans cet état ?

– Elle a dix-sept ans.


– L’explication vous suffit ?


Neville fronça les sourcils. De quel droit cette femme l’interrogeait-elle ?


– Je me doute que mes questions vous choquent, mais c’est moi qui ai trouvé votre fille dans la forêt en pleine nuit. Comprenez mon étonnement. Je lui ai demandé si elle avait un rendez-vous amoureux, elle m’a regardée avec stupéfaction.

– Ce n’est pas son genre, en effet.

– C’est quoi son genre ?

– Je ne sais pas. C’est une adolescente taciturne.

– Vous n’avez jamais pensé à lui procurer une aide psychologique ?

– Elle est renfermée. Ce n’est pas une maladie. 


– Quand même, elle a fugué. 


– C’est la première fois. 


– Monsieur, je vous trouve étrangement peu 
inquiet.


Neville réprima sa colère d’être jugé par une 
inconnue. Ce matin, quand la voyante lui avait appris la nouvelle au téléphone, il avait été bouleversé. Mais il n’était pas homme à montrer ses émotions. 


– Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, d’accord, reprit-elle. Vous l’auriez vue, grelottant seule dans la forêt. Elle n’avait pas même emporté une couverture ou un manteau. Cette petite me touche, elle est si mal dans sa peau. Je me demande si vous vous intéressez assez à ses ressentis. 


Le dernier mot frappa le comte comme une gifle. Ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait. Depuis quelques années, pour d’obscures raisons, les gens ne se satisfaisaient plus des termes sentiments, sensations ou impressions, qui remplissaient pourtant parfaitement leur rôle. Il fallait qu’ils éprouvent des ressentis. Neville était allergique à ce vocable aussi ridicule que prétentieux.

La voyante perçut son irritation et se dit que le coup avait porté : ce père prendrait désormais ses responsabilités plus au sérieux.

Neville se leva, l’air de penser qu’il en avait assez entendu. La voyante le rejoignit et lui saisit la main en un geste d’enthousiasme, comme pour lui signifier qu’elle était de son côté, mais elle changea d’expression en lui touchant la paume.

– Vous allez bientôt donner chez vous une grande fête, dit-elle.

– En effet.

– Lors de cette réception, vous allez tuer un invité.

– Pardon ? s’écria le comte qui blêmit.
La voyante lâcha sa main et sourit.


– Rassurez-vous. Tout se passera à merveille.

Suivez-moi, nous allons réveiller votre fille.

Sans cette prédiction de dernière minute, Neville aurait réservé à cet instant un trésor d’effusions. Mais quand il entra dans la pièce, il était plus raide que jamais.
La jeune fille, allongée sur un lit de camp, ne dormait pas.


– Bonjour papa, dit-elle posément.


– Bonjour ma chérie. Comment vas-tu ?


Sans écouter la réponse, il se retourna vers la voyante dans l’espoir qu’elle les laisserait seuls. Visiblement, elle tenait à assister à ces retrouvailles : elle allongeait le cou et écarquillait ses yeux ronds.

Comme absent à cette scène, le comte s’efforça de mimer l’émotion qu’il aurait éprouvée s’il n’y avait pas eu cette prophétie et cette prophétesse. Il vint serrer dans ses bras son enfant qui avait l’air aussi indifférente que d’habitude.

– Allons-y, suggéra-t-il.

Madame Portenduère voulut alors leur servir un petit déjeuner mais la petite l’aida à tenir bon :

– Merci, madame. Maman va s’inquiéter.

– Appelle-moi Rosalba et tutoie-moi, d’accord ?

– Oui, dit-elle, l’air d’espérer qu’aucune de ces deux possibilités ne se présenterait.

– Si tu as besoin de parler à quelqu’un, je suis là, ajouta la femme en remettant une carte de visite à la jeune fille.

Elle entraîna encore Neville dans son cabinet, comme si cet épisode lui donnait un droit de regard sur sa conduite.

– Vous devriez vous montrer plus chaleureux avec votre enfant, dit-elle.

Il était sur le point de protester que c’était entièrement de sa faute à elle s’il n’y avait pas réussi quand elle le désarçonna par cette question :

– Pourquoi l’avez-vous appelée ainsi ?

– Comment cela ?


– On n’appelle pas sa fille Sérieuse, voyons.

– Et pourquoi non ? dit le comte qui pensait : « Vous vous appelez bien Rosalba, vous. »


– On n’est pas sérieuse quand on a dix-sept ans.


– Vous commettez une faute de français. « On » entraîne l’invariabilité.


La voyante hocha la tête :


– Je crois que vous avez un problème, monsieur.


– Il suffit, madame. Vous avez sauvé ma fille et je vous en suis sincèrement reconnaissant. Si vous y consentez, nous en resterons là.

 

© Albin Michel 2015

© Photo : Olivier Dion

 

 

Quatrième de couverture > « Ce qui est monstrueux n’est pas nécessairement indigne. » Amélie Nothomb

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Amélie Nothomb, Le crime du comte Neville, Albin Michel, août 2015, 144 pages, 15 €

 

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