Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Tristan Garcia. Extrait de : 7. Romans


Dans 7, la structure du roman devient un principe ludique. Tristan Garcia s’amuse à illustrer la dimension sacrée de ce chiffre à l’aide de sept miniatures. Sept nouvelles liées par le même fil rouge : une réflexion sur le destin. C’est aux flux de conscience et à l’identité que songe l’auteur en ce beau rêve éveillé.

Sept courts-métrages fondus-enchainés en un seul et même film, qui pourrait s’intituler “Journey from the Past”. Tel un dieu cruel, le romancier fait revenir ses créatures en arrière. Pose, “action !”, ça saigne ! Puis Tristan Garcia réembobine. Gros plan, intérieur-nuit. Arrêt sur image. Pouvoir redevenir ce que nous fumes. Devenir ce que nous avions rêvé d’être ! Le romancier sait ; “Les hommes n’ont pas de désir plus profond que de soumettre celui qu’ils sont au jugement de celui qu’ils ont été”, rappelle-t-il. L’immortalité ? “Un homme à la fois ; quand quelqu’un devenait cet homme, celui qui l’avait été cessait de l’être.” “Les pièces éparses du destin”, sous-titre de 7 ? Une fiction que Bergman aurait voulu tourner.

 

EXTRAIT >

 

Il n’y a pas d’autre tribunal que celui de sa jeunesse. À la fin, beaucoup se pardonnaient et jamais, dans ma vie, je n’ai vu les hommes heureux comme sous hélicéenne.

Mais après un mois, il y eut une telle foule au château qu’il était devenu impossible pour Laurianne et Émilien de continuer à travailler tranquillement au sous-sol. Les étudiants, les militants, les alternatifs, les freaks et les curieux se mêlaient aux clients, en échange de services rendus en cuisine. Les nouveaux arrivants s’entassaient à quatre ou cinq dans les chambres non aménagées ; comme ils étaient chacun deux ou trois de plus sous H, la cohérence de l’ensemble menaçait de voler en éclats.

Le château était halluciné et la joie débordante. C’était le chaos, mais aussi le Paradis.

(Du moins, jusqu’à ce que le stock de H baisse et qu’on commence à manquer.)

 

La première fois que je fus réveillé par le manque, il devait être deux heures du matin, j’étais couvert de sueur et je ne cessais de cauchemarder. Dans mon sommeil, celui que j’avais été à l’âge de vingt ans me reprochait avec amertume de « ne pas lui faire assez de place ». Cette version de moi se plaignait de vivre à l’étroit sous ma peau, elle poussait, poussait, poussait pour atteindre bientôt ma taille sous le masque de mon visage. Elle voulait, il voulait, je voulais (je ne sais pas comment dire) remonter à la surface, afin de respirer l’air frais du présent.

Peut-être que j’avais pris trop de H.
En moi-même, une concurrence sauvage commençait à régner. Je ne parvenais plus à dormir, hanté par la guerre civile qui couvait à l’intérieur de mon crâne.

Je sortis de la chambre. Dans les ténèbres du couloir, deux petites cousines défoncées se demandaient l’une à l’autre leur âge du moment pour se raconter des ragots de lovers et de tcheklala sur d’autres versions d’elles-mêmes.

« Tu sais qu’elle a couché avec...

— Est-ce qu’il vous en reste? coupai-je les gamines du nord de Paris.

— Y en a plus.»

Contrarié, je descendis l’escalier en me grattant la peau du cou, quand j’aperçus une Laurianne qui cherchait son Émilien.

« Si je le vois, je lui dis de te retrouver. T’es en 21.2, c’est ça ? » (Désormais, on se donnait rendez-vous en âge.)

Trop tard : elle venait de lécher des miettes de H qui lui restaient dans la paume de la main. Du sang coulait sur les croûtes de sang séché à la base de son nez.


« Putain, t’as encore changé, maintenant t’es Laurianne combien ? »
En moins de cinq secondes elle basculait, et c’est à peine si on remarquait le léger tressautement de sa tête, les yeux fermés, les yeux rouverts.

« Qu’est-ce que je fous là ? »

Agacé, je tirai de la poche avant de sa blouse le bristol sur lequel étaient enregistrées toutes ses versions. La liste s’arrêtait au numéro soixante-quinze.

« T’as quel âge ?


— Dix-neuf ans. »


Elle se démultipliait tellement qu’il fallait préciser le mois après un point. Entre deux lignes, je griffonnai donc : « Laurianne 19.4 (v76) ». Mais elle me retint par le poignet, avec ce regard de sorcière qui tenait peut-être à la coupe au carré qu’elle avait arborée durant des années, et que ses cheveux longs d’aujourd’hui striaient étrangement. Laurianne simulait souvent et on ne savait jamais tout à fait qui ni quand elle était. Pour me narguer, elle sortit de sa poche une tuile entière.

« File-moi ça ! »

Et j’avalai la


(...)


aucune idée de ce que je fis dans l’intervalle en v je-ne-sais-trop-combien. À l’étage, je tombai sur des couvertures étalées par terre et des marginaux venus d’autres pays d’Europe, ramassant à quatre pattes des miettes de tuiles brisées d’hélicéenne, qui traînaient avec le sol mal lavé. Le rez-de-chaussée avait été loué par des particuliers. De petits studios avaient été aménagés : tentures, organdi, fauteuils, bougies et, derrière les rideaux mal tirés, de riches vieillards nus, des femmes rondes et mûres comme sur un tableau de maître flamand, qui se filmaient avec leur iPhone. Ils se faisaient des selfies à travers les âges : moi à vingt-deux ans dans mon corps de soixante-dix. Est-ce qu’ils organisaient des orgies? Est-ce qu’ils baisaient entre les générations?

« Accès interdit » : un homme petit, chauve, fatigué et v1 referma la porte et me raccompagna jusqu’à la cage d’escalier. C’était un gars des Renseignements généraux. Il m’offrit une cigarette : « Là-dedans, il y a des personnalités.

— Qui?

— Vous ne les connaissez pas. Des gens vraiment importants. Pour l’instant, ils s’amusent, mais ça ne va pas durer. Imaginez qu’une personne en bute une autre sous l’influence de votre drogue. Ou la viole. Vous ne pouvez pas la condamner sans mettre en prison toutes les versions suivantes et toutes les versions précédentes, alors qu’elles n’ont rien fait. (Je compris que le malheureux se faisait sincèrement du souci pour la loi.) Un juriste assez malin pourrait faire annuler toutes les décisions de justice. Toutes. Est-ce que vous... »

Il fallait que je prévienne Milan de la présence des flics. Mais je n’entendais déjà plus le mec sentencieux des RG, emporté malgré moi par une bande bruyante de fêtards de la jeunesse dorée qui déboulait du premier étage, en chantant et en me poussant devant eux dans le fumoir. Je reconnus l’un des richards en Armani, hilare et blanc comme un linge, qui me sourit : « On a des réserves pour tenir toute la nuit. C’est soirée VIP! T’en veux?

— Non, merci. » Je me retins. « À quoi ça te sert ? » Il ne portait pas de bristol au revers de sa chemise bleue. « T’as quoi, dix-sept ans ? T’as pas besoin de ce truc.

— Trois ans de moins! Je suis au collège. Je t’ai bien eu ! »

C’était vraiment un divertissement de privilégiés : voilà une bande de puceaux qui se payaient tout de même un rab de jeunesse, alors que des vieux sans le sou en auraient eu cent fois plus besoin qu’eux.

« Salut. »

Une beauté de terminale trop maquillée, qui portait un décolleté à paillettes et gardait les mains sur ses seins comme pour les écraser : elle n’avait pas l’habitude de sa propre poitrine.

« T’as quel âge ?


— Onze ans, m’sieur. »


Un crevard l’intercepta et entreprit de la chauffer. La gamine rougit. Je la pris par la main : « Toi, tu vas venir avec moi. » D’abord, il fallait mettre les enfants à l’abri. Je n’avais pas envie d’assister à une initiation sexuelle collective de gosses de l’école primaire qu’on aurait munis de l’appareil biologique d’adolescents en rut. J’avais la gorge sèche, je toussais en me frayant un chemin parmi les jeunes de je ne sais trop quel âge, et Blanc-comme-un-linge qui avait tellement envie de devenir mon pote de collège me tendit un verre d’alcool, les yeux brillants : « Tu peux y aller, les parents ne sont pas là ! » Je bus un coup. Dégueulasse : merde, de la H en poudre! C’était aussi pâteux et plâtreux qu’un absorbant intestinal qu’on avale contre la nausée. Ses camarades en v1 qui avaient encore l’âge d’être cons s’éclataient à gaspiller tout ce qui restait dans des sortes de space-cocktails H-vodka, qu’ils distribuaient en ricanant comme des fouines. Debout sur le canapé, deux filles avaient commencé un strip-tease, un verre à la main, et enlevaient un vêtement par an.

« Non, non, non, attendez ! » protestai-je, en sachant que j’allais

(...)

mal au ventre, je titubai jusqu’à la buanderie. Au pied des machines à laver, enveloppés dans des draps blancs et sous des couvertures usées, des dizaines d’enfants dormaient. Bien sûr, ils avaient des corps et des visages d’adultes, mais certains suçaient leur pouce, d’autres respiraient difficilement, la bouche grande ouverte, et c’était Milan qui les recueillait afin de les mettre à l’abri du bruit et de la fête des grands.

Voilà à quoi ils ressemblaient : des adolescents dégingandés, des hommes et des femmes en habits de soirée, portant des bijoux, tatoués, et pourtant plongés dans le sommeil avec des poses et des airs d’écoliers innocents traînés par leurs parents à un dîner chez des amis qui se serait éternisé; alors ils s’étaient assoupis, une peluche ou un jouet imaginaire dans le poing, un filet de bave au coin des lèvres. À quoi rêvaient-ils?

Recroquevillée comme un petit chat sur les étagères en bois, par-dessus les tas de torchons propres, Laurianne était là. Je vérifiai sa fiche. Sept ans et trois mois. Elle se rapprochait dangereusement du Mur. Son corps paraissait démesuré, ses jambes faisaient penser à des échasses repliées, et ses bras dépassaient d’elle comme les manches trop larges d’un vêtement emprunté à quelque grand frère. Avec délicatesse, Milan la veillait et lui tenait la main : « Elle a besoin de se reposer, à son âge. »

Dans cette étrange nursery j’étouffai, je cherchai un courant d’air frais et je sortis du bâtiment, mais je butai contre un cercle de types d’une quarantaine d’années occupés à boire des bières, à roter et à se passer un téléphone portable de main en main.

« Qu’est-ce que vous faites ? »

Il s’amusaient à « taxiphone » : avant de prendre de la H, chacun laissait à l’intention de lui-même un canular téléphonique destiné à lui faire croire que vingt ans plus tard il était devenu riche et célèbre, qu’il avait gagné au Loto, qu’il travaillait dans le showbiz et qu’il avait couché avec Isabelle Adjani ou Vanessa Paradis; la bande d’amis en v1 témoignait ensuite en faveur de cet avenir fabuleux auprès du pauvre gars sous hélicéenne, désormais persuadé que s’ouvrait devant lui une vie de triomphe et de plaisir facile. Un mec entre deux âges était mort de rire à l’idée de se faire à lui-même une aussi mauvaise blague de gosse. Je le reconnus : c’était le chauffeur de taxi bavard qui m’avait conduit depuis Laon jusqu’ici. Il avait beaucoup bu, mais il se souvint de moi et m’invita à

(...)

fallu que je prenne le temps de chier. Je souffrais de plus en plus du ventre. À cause de la H, mes intestins vibraient comme la carlingue d’un avion au décollage ; peut-être que les entrailles qui restaient au sol protestaient contre le cerveau qui s’envolait.

Par dizaines, les gens venaient se soulager dans les fossés, au bas du joli verger légèrement en pente, et on entendait toute la compagnie geindre comme des damnés, rugir, péter et chier avant de s’essuyer dans l’herbe, le cul par terre.

« Bon Dieu! »

Les tas de bouses s’amoncelaient devant le château; c’était une solide barrière de merde aux portes du Paradis. Ne supportant plus l’odeur, je

(...)

dans la chapelle, tous se turent. Ils toussaient. Derrière l’autel, trois hauts vitraux nous contemplaient. Est-ce que tout le monde se sentit soudain coupable ? Certains, allongés sur les bancs en bois, contemplaient un Christ en croix qui promettait la vie éternelle, à la lueur de la lune ronde. Le Docteur était assis, tenant contre ses genoux la tête de Barbara à demi assoupie et qui ne se souvenait de rien; il me demanda s’il me restait un peu de H pour elle. Sans lui répondre, je poussai les lourds battants en bois de chêne et j’errai jusqu’au verger sous le ciel étoilé. Au pied d’un pommier, Laurianne attendait.


© Gallimard 2015

© Photo : Catherine Hélie


 

Quatrième de couverture > Sept fois le monde. Sept romans miniatures.

Il y sera question d'une drogue aux effets de jouvence, de musique, du plus beau visage du monde, de militantisme politique, d'extraterrestres, de religion ou d'immortalité. Sept récits indépendants dont le lecteur découvrira au fil des pages qu'ils sont étroitement liés.

Peu à peu, comme un mobile dont les différentes parties sont à la fois autonomes et solidaires, 7 compose une image nouvelle de la psyché de l'homme contemporain, de ses doutes et de ses croyances nécessaires.

Exploration réaliste de divers milieux sociaux, 7 est aussi le récit fantastique d'une humanité qui tourne volontairement le dos à la vérité et préfère se raconter des histoires.

 

Tristan Garcia est né en 1981. Il est l’auteur de trois romans aux Éditions Gallimard, dont La meilleure part des hommes en 2008 et Faber en 2013.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Tristan Garcia, 7. Romans, Gallimard, août 2015, 576 pages, 22 €

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