Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Agnès Desarthe. Extrait de : Ce coeur changeant


Qu’est-ce au juste de se sentir vivant lorsqu’on est femme ? Quel est très précisément le ressenti d’un devenir au féminin ?

Ce cœur changeant (d’après Apollinaire), c’est celui de Rose, qui à l’aube du XXe siècle, découvre Paris à vingt ans. Rose s’éprend de Louise. Louise, puissante, féline, capable de braver le sexisme ordinaire, qui, par exemple, interdit aux femmes d’acheter une voiture. Et Rose "sa petite bonne sœur", contemplant sa vie dévorée par le temps. Leur passion brûle les pages. Un roman d’apprentissage, qui a l’aide d’une écriture enveloppante, claire et sinueuse en même temps, retrace le destin de Rose dans le chaos du siècle.

De facture ultra-classique, ce roman nous emporte par son grand charme, mêlant la fiction à l’Histoire. "Recto la vie, verso la mort", songe Louise, lorsque commencent les épreuves. Il y a l’affaire Dreyfus. La guerre...

Ce qui dévore la vie ? Le temps, comme fait le python avec la gazelle.

Romancière, essayiste, spécialiste des livres pour la jeunesse, Agnès Desarthe – Prix du Livre Inter et lauréate du Renaudot des lycéens – publie son meilleur livre.

 

EXTRAIT >

 

Sorø, Danemark, 1887

L’air est calme. Pas un souffle de vent, si bien que les grands arbres qui se reflètent dans l’eau du lac ont des contours plus définis à la surface de l’eau que dans l’air. René rame vigoureusement. Il espère impressionner Kristina par la souplesse de ses articulations, la force de ses bras, la longueur de son souffle. S’il le faut, il mènera cette barque jusqu’à la rive opposée sans marquer de pause, sans reprendre haleine. Ce qu’il respire n’est pas de l’oxygène, c’est de la beauté. La beauté du lac, de la forêt autour, de l’or menu des feuilles se détachant sur le plomb des nuages ourlés d’argent. La beauté de Kristina dans le combat que la jeune femme livre au panorama et que, levant de quelques centimètres le menton pour étirer son cou, elle remporte soudain, dans la même surprise cocasse que le knock-out infligé par un boxeur. René perd le rythme, engourdi, terrassé par le pouvoir de Kristina, qui penche encore un peu la tête vers l’arrière. Les poignets de René tremblent, le bois des rames dans ses mains devient liquide. Il imagine les seins de Kristina, entraînés par l’étirement, glisser hors du corset sous la combinaison, puis sous le taffetas de son corsage pour atteindre les clavicules, le téton se durcissant au contact de l’étoffe de soie serrée et crissante. Sans le vouloir, il avance vers elle qui se penche encore, comme si elle tombait très lentement dans un sommeil heureux, car ses lèvres s’entrouvrent sur un sourire qui découvre ses ravissantes dents nacrées, presque transparentes, semblables à celles d’un bébé. Les épaules de Kristina viennent toucher le bord de l’embarcation. D’un geste somnambulique, elle tire l’épingle en corne qui nouait son chignon. Sa chevelure, libérée, se déploie, hirsute, volcanique et, un instant, elle a l’air idiot d’un diablotin. Sous le poids des boucles auburn, la crinière ploie et plonge enfin dans l’eau. René observe, il réfléchit. Le lac gèlera bientôt. La surface se crispera dès le crépuscule, une soie qui se gaufre. Les cheveux de sa bien-aimée resteront prisonniers de la glace. « C’est le dernier beau jour avant l’hiver », lui a confié le gardien du domaine qui, par chance, est anglais, comme tout le personnel de la maison Matthisen. En prononçant le mot winter, cet homme à la mine pourtant hardie, aux longues, longues jambes faites pour engloutir les kilomètres, au torse court et large, à la grosse tête rouge ornée de sourcils libres et fournis comme des algues, a froncé le nez en une grimace douloureuse. « L’hiver ici est sombre, a-t-il ajouté, comme en Écosse. Moi, je suis originaire de Bournemouth. On a le soleil toute l’année. » René n’a pas été convaincu par les talents météorologiques du gardien. « J’arrive d’Afrique », lui a-t-il répondu. « Mouais, a fait l’autre. C’est sec, par là-bas. »

René lève les yeux vers le ciel pour espionner la course du soleil entre deux nuages. Le zénith est à peine passé. Il n’y a pas lieu de s’affoler. Le jeune homme tient à sa contenance, il veut faire preuve de sang-froid. Militaire de père en fils. Et son propre fils après lui... Ah, le fils que lui donnera Kristina, comme il sera grand, comme il sera beau. Il aura le cuivre foncé de ses cheveux à elle, et ce teint étonnant, presque méditerranéen, un teint de poterie ancienne, il aura aussi ses mains élégantes et déliées, aux jolis ongles bombés. Il ressemblera à sa mère, bien sûr. Pas le museau de son père, ni ses courts battoirs aux doigts raides. Mais pour cela, il faudra qu’elle l’aime. M’aimera-t-elle ? se demande René, redoublant son effort. La barque accélère d’un coup, les épaules de Kristina glissent vers l’eau. Elle serre la cheville de René entre ses bottines, croise ses pieds à l’arrière du mollet. Ses bras détendus traînent, majeurs à cinq millimètres de l’eau glacée, désinvoltes, comme dans la sieste ou dans la mort. René sent la cambrure du pied épouser son muscle soléaire. C’est leur premier contact. Kristina n’a pas daigné toucher la main qu’il lui tendait pour l’aider à monter dans la barque. Kristina est ainsi, l’intérieur de ses cuisses, la naissance de ses fesses, son vagin, son anus, ses genoux, elle les brade. Mais gare à qui voudrait la prendre par le bras. Voilà ce que son métatarse conte aux jumeaux ébahis de René. Y aller, donc ? se demande-t-il encore. Trousser la jupe et le jupon que le frottement des chevilles a commencé de soulever. Se glisser dans l’échancrure du pantalon. Mais comment sont-elles faites aussi, ces maudites culottes ? Y entre-t-on par le bas ou par le haut ? René l’ignore. Mylène n’en portait jamais, affirmant que sa peau rougissait au contact du coton. Et par-dessus le pantalon, n’y a-t-il pas la combinaison et l’armure du corset ? Jusqu’où cela descend-il et combien de lacets à défaire, à couper, à arracher d’un coup de dents ? Cet assaut requiert plus de feintes stratégiques que René n’en a apprises à l’école militaire. La surprise ? L’encerclement ? L’étau ?

Comment ? Mais nous ne sommes même pas fiancés ! songe-t-il, outré par l’indécence de Kristina, envoûté par son propre désir. Qui le saura ? Personne ne nous a vus partir pour le lac. Si je bondis vers elle, pense-t-il en éloignant les rames le plus loin possible de sa poitrine, en les ramenant vers ses côtes plus vigoureusement encore, que j’enfonce mon corps dans le sien (peu importe le chemin à suivre), que la barque chavire... Personne ne le saura. Nous mourrons. La perspective d’une mort prochaine n’a aucun poids. Elle se présente, inéluctable et morne, au côté du déshonneur de Kristina, du biffage du nom de René sur divers testaments, de son renvoi de l’armée, de la prison pour viol (un des frères de Kristina est avocat). Vétilles. Mourir de froid dans l’eau glacée, déshonorés, déshérités, renvoyés, condamnés. Faible prix à payer pour l’accomplissement de ce qui est, à l’instant où les rames se resserrent une fois de plus sur la poitrine de René, une urgence absolue. Alors qu’il les lâche pour prendre appui sur ses paumes, Kristina se redresse soudain, rabat ses cheveux dégouttant sur son visage, lève sa jupe et son jupon, genoux ouverts, s’exhibe – car elle aussi, comme Mylène, doit souffrir de cette intolérance au coton, pense une partie gourde du cerveau de René –, attrape la main de son promis, se la colle comme il faut, d’un coup, bien au fond, s’aidant d’une flexion rapide de ses jambes agiles en poussant un soupir victorieux.

Une chaleur à l’entrejambe, comme si un éclat d’obus venait de scier René en deux. La cuisse droite poissée, il regarde tantôt la forêt, tantôt le fond de la barque, puis sa main qui se retire et ne sait si elle doit se glisser dans l’eau, dans une poche, sous un mouchoir. René songe que Kristina est folle. Elle est folle, et ses cheveux mouillés nous trahiront. Je n’aurai pas le choix. Il faudra l’épouser.

*

Ainsi poussent les arbres généalogiques, par à-coups, par coups du sort. Le retour s’est effectué au son de la voix de Kristina qui chante Ride ride ranke, l’air absent. L’eau dans ses cheveux s’est changée en glace, des mèches comme des stalagmites se dressent sur son crâne, d’autres descendent dans son dos et la glace fond sur la pelisse que ses omoplates brûlantes réchauffent. René baisse les yeux tous les trois pas vers son pantalon. Pourvu qu’aucune auréole n’apparaisse. Pourvu qu’on ne l’invite pas à ôter sa veste. Pourvu que la terre s’ouvre et les engloutisse tous deux. Pourvu qu’un incendie ait ravagé le château. Si tout le monde est mort, alors ça ira. Il n’aura pas à trouver d’explications, d’excuses. Et si Kristina pouvait mourir avant les autres, immédiatement en fait, pour qu’il n’ait plus à la regarder, cesse de se demander quoi lui dire.

Sa chanson terminée, elle s’installe à l’avant de la calèche et fait signe à René de grimper à l’arrière. Elle donne un coup de cravache à la jument, se lève pour faire claquer les rênes de toute sa hauteur. René, projeté contre l’étroit dossier, l’observe. Cette femme est un démon, pense-t-il. Et voilà que ça le reprend, l’envie de la tenir. Je suis donc maudit, songe-t-il en apercevant la silhouette de sa future belle-mère, au loin, son corps sans équivoque, énorme et flasque, même à l’horizon et malgré le sadisme des corsetiers, l’astuce des couturiers.

Mama Trude se tient sur le seuil. Elle annonce le menu du goûter à personne en particulier. Elle déclame : choux à la crème, babas, crêpes aux fruits rouges, entremets au miel... À chaque nouveau plat, elle exécute un léger moulinet du poignet. René se demande comment elle trouve la force de se mouvoir, à cause du poids, à cause des maladies mystérieuses qui la déforment. À mesure qu’ils approchent, il distingue, tout près d’elle, Miss Halfpenny, la minuscule pâtissière importée de Bakewell, une bourgade au sud de Sheffield réputée pour le Bakewell pudding. Tout ce qu’il sait de la famille Matthisen, René l’a appris par son père. Son père, militaire, qui ne fait jamais de phrases, pas le temps, nom d’un chien, chats à fouetter. Grande famille danoise, a-t-il dit à son fils. Le père Matthisen, un camarade. Cœur d’airain. À l’époque, Côte-de-l’Or danoise. Fort de Fredriksborg. Cœur d’airain. (René estime que répéter les choses représente une perte de temps plus douloureuse que former une phrase complète, mais son père et lui divergent sur cette question.) Frère d’armes. Très belle armée. Danemark, petit pays, grande royauté. Fille de ton âge. Dix ans de différence. (Sur les chiffres aussi il arrive au père et au fils de ne pas s’accorder. Pour Pierre de Maisonneuve, « Même âge » et « Dix ans de différence » sont compatibles et interchangeables. René espère qu’il s’agit de dix ans de moins.) Une beauté. Comme sa mère. Sa mère à l’époque. Nom d’un sabre en bois. Sabre en bois. Sabre en bois. Du mou et du tendon. Tout se croquait là-dedans. Sept enfants. Les quatre premiers morts du choléra en un mois. Plus la même après ça. Les femmes ! Les enfants ! Pauvre Trude. Kristina sa benjamine. Petit manoir au nord du Jutland en héritage. Les deux fils se partageront le domaine. Bien pour toi. Manoir ? Manoir ! L’oberstlojnant Edward Matthisen sur le déclin. Cœur d’airain sur le déclin. Deux aspirants pour lui enfiler ses chaussettes. Hop là ! Vite fait ! Edward, mère britannique. L’éducation anglaise. Fatras. La petite est rousse. Tu aimes ? Tu aimes. Ta mère... Bon. Les couleurs de la France ! Quinze jours de permission, deux jours sur place. Pas de gras, que du muscle. C’est papa qui paie. Ta mère... Bon. Tante Eulalie a promis pour la robe. Tu fais honneur. Une beauté, comme sa mère. Pauvre Trude.

À la gare un domestique attendait René, debout près d’un cabriolet. Moustache naissante sur un visage pourtant mûr. Yeux bruns et enfoncés affolés sous la casquette. Sans doute la peur de ne pas repérer l’hôte sur le quai. Mais René est le seul passager à descendre à la gare de Roskilde. « Long road to house ? » a-t-il demandé au vieil adolescent, espérant se faire comprendre grâce à son anglais rouillé d’écolier. « About an hour, Sir », a répondu l’autre en soulevant du sol la valise en cuir presque vide, alors que son bras s’attendait à hisser une enclume. Le bagage a failli s’envoler.

En le découvrant, René a été frappé par la couleur du château. Rien que des briques, pas une pierre. Un dessin austère.

Une tristesse de dimanche. Ils appellent ça un château ! a-t-il pensé. Chambord, oui. Cheverny, Valençay, Amboise, d’accord. Mais ça ? Cette énorme ferme rouge ? Quelques marches à l’entrée, pas vraiment de perron. Ne rien laisser paraître. Pas de mépris. Pas de jugement. C’est un rapt. Papa dit qu’il y a beaucoup d’argent. Deux jours pour convaincre. René a longuement réfléchi durant le trajet. Il a mis au point une tactique : laisser voguer la frégate et s’attaquer au vaisseau amiral.

La terminologie opère parfois des miracles. S’il s’était dit, plus simplement : je ne m’occupe pas de la fiancée et j’entreprends la belle-mère, il aurait sans doute eu un mouvement de recul en voyant apparaître Mama Trude, qui n’était pas belle et très peu maternelle ; tandis que les mots « vaisseau amiral » emmenaient l’imagination loin des dentelles, de la peau douce, de la tendresse, pour la guider vers le poids, la puissance, l’autorité.

 

© Éditions de l’Olivier 2015

© Photo : Patrice Normand

 

 

Quatrième de couverture > « Face à la vie, elle avait la même impression que lorsqu’elle regardait le paysage défiler par la fenêtre du train : si elle était dans le sens de la marche, le panorama semblait se jeter sur elle, et ses yeux affolés ne savaient à quel détail s’attacher ni quelle ligne suivre. Elle se sentait écrasée par l’image qui ne tenait pas en place, ne cessait de se transformer. Assise en sens inverse, elle retrouvait son calme et contemplait l’horizon jusqu’à sombrer dans le sommeil. Alors… alors, songeait-elle, peut-être pourrait-on dire que c’est la même chose lorsqu’on regarde soit en direction de l’avenir, soit vers le passé. Peut-être est-ce pour cela que j’ai tant besoin de mes souvenirs. »

Née à l’aube du XXe siècle, Rose débarque à Paris à 20 ans et se trouve projetée dans un univers totalement inconnu. L’affaire Dreyfus, puis la guerre de 14 éclatent. Les années folles se succèdent. Les bas-fonds, la vie de bohême, la solitude... Rose risque à tout moment de tomber.

Usant de toutes les ressources du romanesque, Agnès Desarthe mêle le murmure de l’intime et le souffle de l’Histoire dans ce grand livre baroque qui signe son retour à la fiction.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Agnès Desarthe, Ce coeur changeant, Éditions de l’Olivier, août 2015, 338 pages, 19,50 €

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