Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Gérard Mordillat. Extrait de : La Brigade du rire


Gérard Mordillat, tel Antonin Artaud, "a deux ou trois dents contre la société actuelle".

Écrivain – Les vivants et les morts –, cinéaste et producteur de télévision – Corpus Christi, série qu’il consacra aux origines du Christianisme en collaboration avec Jérôme Prieur –, Gérard Mordillat est un artiste hanté par les dysfonctionnements de nos sociétés. Voici qu’il propose aujourd’hui La Brigade du rire, s’inspirant librement de l’Ile aux Esclaves de Marivaux. Une bande de contestataires s’empare d’un éditorialiste réactionnaire afin de lui infliger ses théories sur le travail et la production. Le maître devient esclave, et sera réduit à subir les cadences infernales, le salaire de misère et les 3x8 abrutissants qu’il prônait pour les autres... "Alors, ca avance, le boulot", demande à l’ancien col blanc métamorphosé en ouvrier sans qualification l’un de ses tortionnaires-potaches.

Heureusement, les brigades du rire n’ont pas grand chose à voir avec les Brigades Rouges...

Sur l’injustice sociale, une fable très enlevée.

 

EXTRAIT >

 

Licenciement

La maison de Dylan débordait de livres empilés plus qu’alignés dans des bibliothèques. Il y avait de la littérature, des DVD, des CD, des vinyles éparpillés dans un joyeux désordre où se mêlaient vêtements, magazines, chaussures, bibelots-souvenirs de voyages en Italie ou ailleurs, vieux journaux, tracts, affiches. Un vrai bazar incroyablement chaleureux où partout flottait une douce odeur d’encens. Comme les filles leur avaient interdit de mettre les pieds dans la cuisine, Kol, Dylan et l’Enfant-Loup migrèrent dans les grands fauteuils du salon.

– Faut pas se laisser abattre !

Dylan fit le service : de la vodka polonaise servie dans des petits verres, des cacahuètes et un assortiment de biscuits apéritifs. Ils trinquèrent et restèrent un instant silencieux comme si aucun des trois n’osait prendre la parole. L’Enfant-Loup n’y tint plus.

– T’as toujours rien retrouvé ? demanda-t-il à Kol.

– Non. J’ai encore mes indemnités pendant trois mois et après je ne sais pas...

– Tu ne sais pas ce que tu feras après ?


– J’aurai le choix : le RSA ou me pendre.


– Arrête de déconner !
Kol reposa bruyamment son verre.


– Je ne me plains pas, sans avoir fait d’études, je me suis retrouvé licencié. Inoubliable !


Et, avec un triste sourire :


– Je vais vous dire un truc. C’est très particulier le jour où t’attends ta lettre de licenciement, parce qu’elle est là avant même qu’elle arrive. Elle te travaille. Tu la sens fourmiller dans tes veines, t’irriter les nerfs, si vous comprenez ce que je veux dire.

– Pas vraiment...

– On la sent en son absence comme si elle était déjà là et ça fait très mal.

– Comme un fantôme ?


– Oui, comme un membre fantôme. Ça te hante.


Dylan cherchait à comprendre.


– Tu veux dire que – c’est une hypothèse – si la mauvaise nouvelle arrivait à l’instant même où tu prends conscience qu’elle va arriver, cela supprimerait la torture de l’attente et, paradoxalement, ce serait en soi une bonne nouvelle ?

– Oui, on peut dire ça comme ça.


La question vint, légèrement ironique :


– Quand tu as reçu ta lettre de licenciement, c’était une bonne nouvelle ?


– Non, bien sûr que non ! protesta Kol. Mais c’était bien de pouvoir la tenir en main, de ne plus être rongé par l’angoisse de la voir arriver. Le jour où j’ai reçu cette putain de lettre, j’ai su que c’était la fin de quelque chose...

– Et le début d’un nouveau chapitre de ta vie ? glissa platement Dylan, sans obtenir de réponse.

L’Enfant-Loup demanda :


– Qu’est-ce que tu as fait ?


Kol prit le temps de rassembler ses souvenirs.


– On s’est bagarrés pendant plus d’un an, dit-il après un silence mesuré. Grève, occupation, tribunal de commerce, prud’hommes... Rien de très original. Des actions nécessaires mais qui ne sortaient pas du rituel syndical.

Dylan intervint :

– On t’a vu à la télé, quand même...

– C’était super, renchérit l’Enfant-Loup, quand tu as balancé à l’enfoiré de journaliste qui voulait te piéger sur la violence des ouvriers : « Vous dites ça pour faire rire ou vous me prenez vraiment pour un con?» J’avais déjà beaucoup parlé de toi à Suzana mais ce soir-là, quand elle t’a vu, je suis monté d’un cran dans son estime !

– Au moins, j’aurai gagné ça...

– T’as gagné plus que ça ! Tout le monde a admiré ta combativité, même dans les journaux ils ont vanté ton...

– Oui, trancha Kol, je me console en me disant que j’ai sauvé notre dignité, n’empêche je suis mort sur la barricade.

Dylan et l’Enfant-Loup se récrièrent :


– T’es pas mort !


Kol les remercia d’un sourire.


– Si, affirma-t-il, professionnellement je suis cramé.

Quand l’imprimerie a fermé, j’ai cherché partout à me recaser. J’ai même postulé en Normandie dans une grosse boîte qui travaillait pour la presse régionale. J’étais prêt à l’exil, à vivre dans une caravane ou un Algeco s’il fallait. J’ai fait le voyage jusqu’à là-bas. J’ai été reçu par le DRH mais quand il m’a reconnu, je n’oublierai jamais son regard...

Kol ricana, repensant à la scène.

– D’un coup d’un seul, il m’a rendu tous mes papiers : je n’avais pas le profil et je n’étais pas près d’avoir le profil où que ce soit. Quand je suis rentré, Solène m’attendait. Rien qu’en voyant ma tête elle a compris :

« Ça n’a pas marché ?


– Non, j’en suis pour mes frais. »


Elle a risqué une phrase consolatrice, mais sans conviction :

« Te décourage pas, ça marchera le prochain coup.

– Tu es gentille de dire ça, mais j’ai envoyé mon CV partout et même ailleurs. Pas une seule réponse sauf celle de ce connard qui me fait faire huit cents bornes pour me dire que je n’ai pas le profil ! Qu’est-ce qu’il a mon profil ? Je ne suis pas une médaille grecque mais je ne suis pas si moche que ça. Tu me trouves moche ? Tu crois que je devrais me faire rectifier le nez pour avoir un beau profil ? »

Solène n’aimait pas m’entendre plaisanter comme ça.


« Arrête, t’es pas marrant. »


Je ne rigolais pas.


« Je n’ai rien, tu comprends, je n’ai plus rien. Plus rien à attendre, plus rien à proposer, plus rien à offrir. Rien que ces quatre lettres : R I E N.

– Tu m’as moi, avait-elle protesté.


– Tu m’aimes ?


– Tu devrais avoir honte de me poser la question ! »


J’ai répliqué sans réfléchir :


« Si tu m’aimes vraiment, va chez ton père emprunter son fusil de chasse et tue-moi. »


L’Enfant-Loup rompit le silence qui les gagnait douloureusement :


– Ton syndicat ne t’a pas soutenu ?


– Ils m’ont appelé une seule fois pendant la grève, énonça Kol, comme étouffé par ses paroles. Et pour me dire quoi ? Que je ne devrais pas aller à la télé ; que je devrais laisser ma place au secrétaire fédéral. D’après eux, j’allais me faire « instrumentaliser »...

Il ouvrit les mains en signe d’impuissance :

– Les centrales, elles aiment bien téléguider. Avec eux, tu peux laisser ta personnalité sur la table de chevet. Mais, ce n’est pas mon genre, alors j’ai refusé de faire ce qu’ils voulaient et, après ça, ils m’ont laissé tomber.

– Putain, ça craint.

– Tant qu’on est dans l’action, on ne sent rien, ça ne compte pas, ça ne pèse pas. Tu passes tes jours, tes nuits sur place. Tu discutes, tu refais l’histoire avec les copains et puis un jour tout s’arrête, sauf le monde qui continue de tourner comme si tu n’avais jamais existé. Toi, tu cours comme un canard sans tête pour retrouver quelque chose, tu écris partout, tu appelles tous ceux que tu connais, ceux que tu connais un peu moins, ceux que tu ne connais pas du tout, et tu finis même par supplier qu’on te donne un boulot, n’importe quoi à n’importe quel prix, mais un boulot ! Et un soir, tu rentres chez toi et ta femme est partie...

Dylan resservit une tournée de vodka. Il avala son verre cul sec et se racla la gorge :

– C’est ce qui s’est passé avec Solène ?

– Elle en avait marre, asséna Kol d’un ton détaché. Je la comprends, je n’étais jamais là et quand j’étais là, je la laissais tout faire. Ou je restais assis devant une fenêtre totalement sonné, ou je passais sur elle mes colères, même au lit les rares fois où on a essayé de remettre ça. Je n’étais plus vivable. Quand on se voyait, c’était pour s’engueuler, alors on se voyait le moins possible. Dès le départ, elle n’était pas d’accord pour que je monte en première ligne ; que je sois le porte-parole des grévistes ; que ce soit toujours ma bobine que les journaux montrent ou la télé. Elle m’avertissait tous les jours : j’avais tort de me mettre en avant ; je n’étais pas un élu ; je serais le premier à me faire flinguer. Elle avait raison, je me suis fait flinguer. Je me suis fait flinguer en premier !

Kol ferma les yeux et les rouvrit, secouant la tête :

– Mais si je n’avais pas fait ce que j’ai fait, ç’aurait été encore pire. Je crois que je me serais buté, comme deux copains l’ont fait.

Dylan le poussa à aller au bout de son histoire tant que les filles n’étaient pas là. Les embrouilles syndicales, les grèves, les bagarres, ce n’était pas vraiment leur truc.

– Solène a attendu que ce soit fini pour partir, non ?

– Oui, elle m’a soutenu pendant encore deux, trois mois après la fois où je lui avais dit d’aller chercher un fusil pour me tuer. Elle m’a soutenu de toutes ses forces. Elle a supporté plus qu’aucune autre femme n’aurait pu supporter. Elle est partie après que je me suis cassé les dents encore une fois pour un boulot de cariste dans un supermarché. Un truc de merde où même pour ça ils ne voulaient pas de moi. Je n’avais plus que la mort dans la tête, la mienne et celle de ceux qui m’avaient conduit là. Un matin, je revenais d’un tour en vélo, il y avait un petit mot sur la table : « Je suis partie. »

– C’est tout ?

– Oui. «Je suis partie...» Pas «je suis partie, adieu», pas «je suis partie, je ne veux plus jamais te voir», pas «je suis partie, pardonne-moi, je t’aime »... Non, juste : « je suis partie », avec son alliance posée dessus.

Kol sortit un papier de son portefeuille et le déplia.


– C’est tout ce qui me reste d’elle...


Il réprima un soupir.


– Depuis, j’ai eu le temps de réfléchir. Je crois que je m’y suis mal pris avec Solène, tant dans la bagarre qu’après, quand j’avais vraiment perdu les pédales.

 

© Albin Michel 2015

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Il y a Kowalski, dit Kol, né en colère. Betty, licenciée de l’imprimerie où elle travaillait. Dylan, prof d’anglais et poète. Les jumelles Dorith et Muriel, pour qui la vie est une fête permanente. L’Enfant-Loup, coureur et bagarreur. Suzana, infirmière en psychiatrie. Rousseau, beau gosse et prof d’économie. Hurel, industriel, lecteur de Marx et de Kropotkine. Isaac le rouquin, distributeur de films, et Victoria que personne n’attendait…

Constitués en « Brigade du rire », par jeu, ils kidnappent Pierre Ramut, l’éditorialiste vedette de Valeurs françaises, et, dans un bunker transformé en atelier, l’installent devant une perceuse à colonne. Forcé de travailler selon ce qu’il prescrit dans ses papiers hebdomadaires – semaine de 48 h, salaire de 20% inférieur au SMIC, productivité maximum, travail le dimanche –, Ramut saura désormais de quoi il parle…

Dans une grande fresque tragi-comique, fidèle à son univers – Vive la sociale, Les Vivants et les Morts – Gérard Mordillat parle du monde d’aujourd’hui, de ses injustices, de ses luttes, de ceux qui refusent de se soumettre et se vengent d'un grand éclat de rire.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Gérard Mordillat, La Brigade du rire, Albin Michel, août 2015, 528 pages, 22,50 €

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