Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Paul-François Paoli. Extrait de : Nietzsche


Extrait >

 

Je me souviendrai toujours de la première fois où je lus Nietzsche : j'avais dix-sept ans et déambulais dans la grande cour du collège des Jésuites de la rue des Lys, à Avignon. Nous étions en 1976, au mois de mai et je préparais le bac français. C'était l'après-midi, il faisait beau et je compulsais Par-delà bien et  mal en désordre, puis au fur et à mesure de ma découverte, avec application. J'étais bouleversé par ce que je lisais et avais l'impression que le sol tremblait sous mes pieds. Le texte de Nietzsche résonnait en moi comme si je l'attendais depuis toujours. Il y a des coups de foudre dans la pensée comme en amour. Je ne découvrais pas Nietzsche, c'était la lecture de Nietzsche qui m'arraisonnait à moi-même, à travers lui je me comprenais mieux. Je n'ai jamais éprouvé un tel choc en lisant un livre de philosophie et, de fait, Nietzsche n'est pas un philosophe mais un psychologue et un poète, et c'est sa psychologie, comme sa poésie, qui m'allaient droit au cœur. Pourquoi ce choc et qu'est ce qui en est résulté dans ma vie, c'est ce que je vais tenter d'élucider ici.

Si j'éprouvais un tel choc, c'est que la lecture de Par-delà bien et mal, à laquelle succéda La Généalogie de la morale, me délivrait d'un fardeau pénible ; non pas celui du christianisme, comme on pourrait s'y attendre – je faisais plus ou moins profession d'athéisme – mais celui du communisme. Car à l'époque je me croyais encore communiste. J'avais adhéré au Mouvement des Jeunesses Communistes à quinze ans et je croyais au sens de l'histoire. Or la lecture de Nietzsche pulvérisait ces certitudes. Nietzsche désacralise complètement l'histoire, notamment celle de la Révolution française. Pour lui, un des principaux moteurs de la Révolution française ne fut pas le désir de justice mais le ressentiment qui habitera son credo égalitaire. J'étais bouleversé par ce que je lisais à ce sujet car j'avais éprouvé cette puissance de ressentiment chez les jeunes communistes que j'avais côtoyé à Aix-en-Provence. Je n'avais pas connu, parmi eux, le sentiment de partage et de fraternité que j'avais ressenti, par moment, avec les catholiques que je fréquentais depuis mon enfance. Un jour, un responsable communiste venu à ma rencontre après avoir lu une lettre que j'avais envoyée à la direction du PCF concernant sa stratégie – j'étais très prétentieux, comme on l'est souvent à cet âge – m'avait dit avec un sérieux que je juge aujourd’hui comique, en regardant la résidence bourgeoise où j'habitais : « Profites-en bien parce que cela ne durera pas longtemps », comme si la révolution était imminente et que la maison où nous vivions allait nous être confisquée. La résidence des Floralies, qui se trouve traverse Saint-Pierre, tout près du stade d'Aix-en-Provence est encore là tandis que le PCF a, lui, quasiment disparu du paysage politique.

La lecture de Nietzsche fut donc concomitante à mon éloignement du PCF. En septembre 1976, je ne renouvelais pas ma carte d'adhérent au Parti. J'avais cessé d'être marxiste pour toujours car j'avais admis, en lisant Nietzsche, que le sort de l'art et de la civilisation étaient d'une importance supérieure au bonheur des masses et que celui-ci n'était pas forcément la condition d'une grande civilisation. S'il en était ainsi, il faudrait condamner les civilisations égyptienne et grecque, mais aussi romaine, esclavagistes par essence, sans oublier le Moyen Âge, avec son ordre social complètement inégalitaire. Or, de fait, ces civilisations, nous ne cessons de les admirer. La lecture de Par- delà le bien et le mal où Nietzsche justifie l'esclavage, selon lui nécessaire à toute grande civilisation, me subjuguait donc par sa cruauté. Une cruauté inséparable de sa passion de la vérité : pour Nietzsche les hommes se cachent la vérité pour ne pas avoir à en pâtir. Ils préfèrent la sécurité que procure l'illusion.

« On mesure la force d'un homme au degré de vérité qu'il peut supporter ! »

« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort ! »

« L'homme a créé l'Art pour ne pas mourir de la Vérité. »

« Nul ne ment plus qu’un homme en colère. »

…Et ainsi de suite.

Nietzsche me faisait pressentir à quel point j'étais devenu « réactionnaire ». J'allais le comprendre au fur et à mesure de mes découvertes, notamment celle de Platon aux yeux de qui la société, pour être viable, doit être devisée en castes vouées à des fonctions spécifiques. Je réalisai alors que mon idéal politique n’était plus le communisme mais une synthèse utopique de socialisme et d’aristocratie.

 

© Duetto 2016

© Photo : Jean-Christophe Marmara/Le Figaro

 

 

Nietzsche est un des penseurs fondamentaux de notre post modernité au sens où celle-ci n’est pas compréhensible sans sa fameuse proclamation de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : Dieu est mort !

Toute l’œuvre de Nietzsche peut se lire comme un commentaire halluciné et génial de cette affirmation qui ne signifie pas que les croyances religieuses ou idéologiques vont disparaître, mais que plus aucune valeur ne peut faire figure d’absolu.

Dans ce nouveau Duetto, Paul François Paoli évoque le choc inouï qu’a constitué cette pensée dans sa vie. 

 

Paul François Paoli a découvert à l’adolescence sa vocation de journaliste en lisant Illusions perdues de Balzac, roman qui est resté un de ses livres de chevet. Son apprentissage fut bien peu romantique jusqu’au jour où il eut la chance de pénétrer ce petit cénacle qu’est le Figaro littéraire. Supplément où il signe depuis plus de dix ans avec un plaisir inentamé et où il assouvit un vice relativement peu couru aujourd’hui, celui de la lecture. Il a écrit des essais qui ont trait à l’histoire des idées et à la philosophie politique. 

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Paul-François Paoli, Nietzsche, Duetto, janvier 2016, 1,99 € (sur la plateforme www.nouvelleslectures.fr)

 

 

Dominique Guiou. Des histoires d’écrivains que vous ne lirez pas ailleurs

 

Découvrir des auteurs, donner l’envie de se replonger dans les « classiques »… c’est ce que propose la collection Duetto. Le concept est simple : un écrivain en raconte un autre. Le texte est court, vivant, enlevé. Et la lecture se fait dans le métro, le train, au café ou à la plage… sur smartphone, tablette ou ordi.

 

Pourquoi avoir lancé la collection Duetto ?

Le principe de la collection Duetto est simple : un écrivain écrit sur un écrivain qui le passionne, mais pas à la façon d’un biographe, d’un essayiste ou d’un journaliste. A la façon d’un écrivain. Les textes se lisent comme de courts romans, et on découvre des histoires qu’on ne lira pas ailleurs.

Chaque Duetto est signé par un passionné de littérature qui raconte sa rencontre avec un écrivain qui  l’a bousculé, lui a proposé une vision élargie du monde.

 

Quels sont les premiers titres de cette collection ?

Patrick Grainville raconte une Marguerite Duras qu’on ne connait pas, et son Duetto donne envie de découvrir des romans moins connus que L’Amant ; Philippe Lacoche brosse, lui, le portrait d’un écrivain qu’il admire et qui lui ressemble : Roger Vailland ; Jean Chalon nous raconte avec son immense talent de conteur (nous n’avons pas oublié ses grandes biographies à succès de Marie-Antoinette et de George Sand) toute une vie avec Colette, auteur qui l’accompagne depuis son adolescence ; Myriam Thibault qui, du haut de ses 23 ans et de ses trois romans, nous dit tout ce que la lecture de Françoise Sagan lui a apporté… Des auteurs aussi différents que Flaubert, Joyce carol Oates et San Antonio sont ainsi racontés par Vincent Pieri, Astrid Eliard et Hubert Prolongeau. De nouveaux Duettos sont en préparation : Julien Green, Raymond Queneau, Christian Bobin, Céline, Molière… Quelques monuments de la littérature étrangère seront aussi racontés par des écrivains français : James Ellroy, Haruki Murakami, Bret Easton Ellis…

 

Vos auteurs sont très différents, mais leurs livres se ressemblent, par certains points…

Ce sont des livres passion, des livres incarnés, écrits au fil de la plume, où l’émotion, les souvenirs personnels l’emportent largement sur l’analyse ou l’explication. Des livres où des écrivains racontent des histoires d’écrivains, et ces histoires, la plupart du temps, on ne les a jamais lues ailleurs.

Ce sont des livres qu’on lit vite, et qui donnent envie de lire, de découvrir des auteurs que l’on connait peu, ou mal, ou que l’on croit poussiéreux ou ennuyeux. Des livres destinés à tous ceux qui pensent, comme moi et comme beaucoup d’autres, que les grands écrivains peuvent nous apprendre à vivre, à penser, à aimer, à être heureux, ou à tout le moins, à être moins malheureux.

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