Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Michel Field, Le Vieux Blanc d’Abidjan dans sa prison de Yopougon


EXTRAIT >

 

Samedi 28 juillet 1984, 6 h 45

Combien de fois la sonnerie du téléphone avait-elle dû sonner avant de pouvoir me réveiller ? Elle me tirait d’un sommeil épais, poisseux. La veille, j’avais fêté ma dernière soirée à Abidjan en faisant « la p’tite tournée », expression familière des expatriés lorsqu’ils voulaient aller se perdre dans les boîtes de Treichville. J’y avais bu plus que de raison, dansé avec des filles sublimes qui m’avaient fait croire que j’étais à leur goût jusqu’à l’instant fatidique où, repoussant leurs avances, insistantes et tarifées, le prince charmant était redevenu, dans leur regard et leurs propos, le hideux crapaud qu’il était en entrant.

La bouche pâteuse d’avoir ingurgité de trop nombreux et trop mauvais alcools, une barre aux tempes de lendemain de cuite, je tâtonnai dans la pénombre pour décrocher le combiné.

— Monsieur Field ?

Une voix féminine, plutôt enjouée. J’émis un grognement pour toute réponse.

— Ici la présidence de la République. Le Président a donné une suite favorable à votre demande d’audience. Il vous attend à 10 heures. Soyez ponctuel : nous sommes samedi matin, c’est le jour de la semaine où il reçoit et les places sont chères. Ne ratez pas votre tour.

Un autre grognement en guise de réponse. Elle raccrocha. Je me laissai lourdement retomber sur le lit.

J’étais à Abidjan depuis dix jours. Je repartais le soir même. Et j’avais mis toute mon énergie depuis que j’étais là – et même avant, tant j’avais passé de coups de fil de Paris, calé des rendez-vous, arraché des promesses d’entrevues – pour obtenir de voir en tête à tête le président Félix Houphouët-Boigny. Avec un seul objectif, une seule obsession. Obtenir de lui que la date du procès de mon père soit enfin fixée, après ces douze mois de prison préventive sans garantie aucune de la moindre échéance. Je m’en étais convaincu : c’était une course d’étapes, et rien ne servait de solliciter une grâce présidentielle avant le procès et l’inéluctable condamnation.

Ce parcours du combattant m’avait fait rencontrer tout ce que les cercles du pouvoir comptaient de personnalités influentes, dans l’entourage immédiat d’Houphouët, à la Présidence, à l’Assemblée nationale, dans les ministères. Des juges, des avocats, des journalistes – sans même évoquer mes entrevues avec l’ambassadeur et le consul de France.

Cent fois j’avais imaginé avoir atteint le Graal, cent fois j’avais été déçu. Et la p’tite tournée de la veille était venue sanctionner cet échec, en prendre acte et le noyer dans l’alcool.

Je repartirais bredouille, incapable d’avoir mené à bien la mission que je m’étais assignée.

Ce coup de téléphone, tellement attendu, tellement espéré, me prenait pourtant au dépourvu. J’étais décontenancé, incrédule – comme un joueur qui, misant depuis tant d’années sur les mêmes numéros, aurait à peine regardé le billet gagnant qu’il avait entre les mains.

Au lieu de la jubilation que j’avais tant imaginée, c’est une vraie colère qui montait en moi.

Pourquoi avoir attendu le dernier jour, l’ultime moment ?

C’était trop tard. Même si j’ arrachais au « Vieux », comme on l’appelait affectueusement dans tous les maquis d’Abidjan, dans tous les villages du pays, dans toute l’Afrique et jusqu’à l’Élysée et dans les sombres couloirs des officines de la Françafrique dont il était la plus ancienne et éclatante incarnation, la promesse d’un procès, je n’aurais pas le temps de repartir avant une confirmation officielle. Qui pouvait m’assurer que le Vieux tiendrait parole ? Et s’il refusait ? En partant le soir même, je me privais de tout recours...

Repousser mon retour ? Impossible, c’était un vol bloqué. Et comment faire croire, moi l’heureux héritier du fameux détournement de plusieurs milliards, que je n’avais pas les moyens de perdre un misérable billet d’avion ? Et la réservation de l’hôtel, qui s’achevait aujourd’hui ?

Si les choses tournaient mal, il fallait que je reste. Je me démerderais.

À l’inverse, si tout se déroulait correctement, aurais-je le temps de repasser voir mon père à Yopougon pour le lui apprendre et tout lui raconter ? L’avion décollait à 22 heures, je n’avais qu’un sac de sport pour tout bagage, pas d’enregistrement préalable... oui, c’était jouable. Je n’avais plus beaucoup de liquide sur moi, mais sans doute assez pour payer un taxi : une course Abidjan-Yopougon-aéroport, je pouvais la négocier fermement – le chauffeur allait faire son mois de recette sur cette course...

Plus inquiétant encore, comment être à la hauteur, dans l’état où j’étais ?

Je tentai de me lever, mais la tête me tournait et je me rassis sur le bord du lit. Un joueur de tam-tam semblait s’être installé dans ma tête, les tempes battaient. J’avais donc tellement bu ? Aspirine et Doliprane m’attendaient dans la trousse de toilette – leur mélange était assez efficace pour, ponctuellement, apaiser les vives douleurs musculaires qui m’assaillaient parfois. Il n’y avait pas de raison qu’il soit moins efficace contre une gueule de bois.

Je fis l’effort de me relever et me dirigeai vers la cabine de douche. J’ouvris résolument le robinet d’eau froide, sursautai sous la violence du jet et y demeurai un long moment, retrouvant peu à peu mes esprits.

Je ne me séchai pas, trop heureux de sentir sur mon corps des gouttes qui ne soient pas de sueur, compagne indéfectible de l’homme blanc qui marche dans les rues d’Abidjan.

Cette moiteur africaine, je ne savais pas alors que ma vie tout entière en garderait la nostalgie quand, douze ans plus tôt, mon père m’avait fait venir le rejoindre pour passer quelques semaines avec lui. C’était en 1972, l’année de mes dix-huit ans. Ce voyage comme cadeau d’anniversaire avec, en cerise sur le gâteau, la promesse de profiter du séjour pour passer le permis de conduire.

J’étais arrivé un soir.

Ce devait être par un vol UTA, cette Union des transports aériens qu’Air France absorberait vingt ans plus tard, peu de temps après l’attentat du 19 septembre 1989 visant le DC-10 UT-772 Brazzaville-Paris commandité par la Libye de Kadhafi, qui avait fait cent soixante-dix victimes. UTA qui se partageait alors le ciel avec Air Afrique, compagnie qui, elle aussi, disparaîtrait en 2002...

Vieillir, ce sont aussi ces rides de la mémoire, plus douloureuses encore que celles qui plissent le front. Ces mots aux sonorités familières, ces sigles, ces emblèmes (au début des années 80, disait-on déjà « logos » ? Je ne le crois pas...), tous ces éléments visuels et sonores d’un décor quotidien qui ont peu à peu disparu, et marquent comme fer au bétail l’âge de ceux qui les évoquent comme s’ils existaient encore. Un peu comme ces auditeurs fidèles qui ne savent évoquer leurs radios préférées que par le nom qu’elles ont abandonné depuis des décennies – Europe numéro un, Radio Luxembourg.

C’était le soir et, sur la passerelle, cette moiteur si singulière fut là pour m’accueillir. Mélange de l’humidité contenue dans l’air et des effluves de kérosène, elle reste pour moi le premier signe de bienvenue qu’envoyait l’Afrique au jeune Européen que j’étais...

Il y a quelque chose de venimeux dans l’irrésistible séduction africaine. Comme une morsure dont nul ne guérit – surtout pas les mâles, car il y a une bonne part de poison sexuel dans ce venin délicieusement distillé. Ils forment une sorte de franc-maçonnerie, ceux que l’Afrique a ainsi envoûtés à jamais. On en croisera quelques-uns au fil des pages, de ces expatriés vivant comme en exil et se promettant chaque année de retourner chez eux. Mais qui ne peuvent s’y résoudre, et remettent inlassablement leur projet à l’année suivante. Ou de ceux qui, revenus, n’en sont jamais revenus. Ils se reconnaissent de loin : à une flamme dans le regard quand, au fil d’une conversation, sont évoquées quelques années passées à Dakar, Brazzaville ou Abidjan. À l’urgence d’évoquer un souvenir, de raconter une anecdote, d’esquisser le portrait d’une rencontre...

Fraternité d’écriture, chez ces écrivains que l’Afrique a mordus, d’un Erik Orsenna à un Jean-Christophe Rufin.

Complicité silencieuse entre ces (rares) journalistes, Antoine Glaser, Vincent Hugeux, Pierre Péan, Claude Angeli, Sorj Chalandon... qui tentent de faire comprendre l’Afrique à ceux qui ignorent tout d’elle.

Congrégation informelle de ceux que des griots comme Youssou N’Dour, Alpha Blondy, Salif Keïta ou le cher Geoffrey Oryema, mêlant la kora ou le lukeme aux guitares et batteries du rock, ont su transporter le temps d’un concert au cœur de l’âme d’un continent.

Mais cette moiteur... Comment la dire, comment l’écrire ? Ici, l’air sait se faire oublier, sauf aux deux extrêmes, épisodes de pollution citadine ou raréfaction de l’oxygène en montagne. Là, la tiédeur enveloppe et s’immisce, elle fait bien plus qu’imprégner les vêtements, elle pénètre et fait corps pour que jamais ne s’oublie le corps. Surtout la nuit tombée lorsque, sortant de lieux climatisés, elle surprend et suffoque avant de devenir la complice alanguie accompagnant chaque pas.

Moite. Émoi. Émoite.

 

© Julliard 2016

© Photo : Serge Alvarez

 

 

Quatrième de couverture > "Le vieux Blanc d'Abidjan", c'est mon père. À soixante-dix ans, il croupit depuis plus d'un an dans la prison de Yopougon en attente de son procès. Et quel procès ! Celui des " milliards " qu'il est accusé d'avoir détournés, victime collatérale de règlements de comptes au plus haut niveau.

Ce livre est le roman d'une folle journée où, réveillé à l'aube, j'obtiens l'audience tant espérée avec le président Félix Houphouët-Boigny pour que soit enfin fixée la date d'un procès. Mais au-delà de situations toutes plus cocasses les unes que les autres, où le rire le dispute aux larmes, ce livre est aussi un hymne à cette Afrique sensuelle et généreuse, fantasque et hypnotique qui a marqué à vie le jeune homme que j'étais. Michel Field

 

Michel Field est Directeur de l'information sur France Télévisions, après avoir mené une carrière de journaliste dans la presse écrite, à la radio et à la télévision. Agrégé de philosophie, il est l'auteur d'une quinzaine d'essais et de romans dont le dernier paru, Le Soldeur, a été édité chez Julliard.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Michel Field, Le Vieux Blanc d’Abidjan dans sa prison de Yopougon, Julliard, avril 2016, 144 pages, 18 €

Aucun commentaire pour ce contenu.