Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Yann Andréa. Extraits autour de Marguerite Duras


EXTRAIT >

 

Nous sommes prisonniers de la valse des mots, anciens ou récents.

Je m’étais déjà cassé les dents une fois en proposant de traduire pour un éditeur allemand L’Homme assis dans le couloir. Duras avait subtilement joué avec le pronom « la » en l’attribuant tantôt à elle, l’héroïne femme, tantôt à la queue, le sexe masculin. En lisant, on ne savait plus qui menait l’action, qui prenait qui et qui était pris. Les deux étaient devenus interchangeables.

En allemand, la queue – der Schwanz – est au masculin et aucun autre mot, même en argot, pour désigner la chose, n’a de déterminant féminin. Alors la troublante équivalence n’opérait pas et le glissement pervers de l’un à l’autre n’a pas pu avoir lieu.

Je m’en étais expliquée un soir au cours d’un dîner après une émission de télévision où j’étais placée en face de Marguerite Duras. Mon histoire de traduction l’avait amusée, elle avait esquissé un sourire de connaisseuse.

Je venais de publier Naître coupable, naître victime, des récits croisés de petits-enfants de responsables nazis et de petits-enfants de juifs, rescapés des camps de concentration.

J’avais pris le livre pour le lui donner, je l’avais glissé sur la table jusqu’à ce qu’elle l’eût sous les yeux.

« L’Allemagne est en train de changer. Il y a une prise de conscience. Faites un voyage à Berlin, vous verrez », ai-je dit en me penchant vers elle.

Elle avait repoussé le livre vers moi sans la moindre gentillesse, presque violemment. De toute évidence, elle ne voulait rien savoir d’une nouvelle Allemagne, balayée de ses crimes. Je crois même que ses yeux derrière ses épaisses lunettes exprimaient un mépris moqueur pour ma naïveté ou alors une froide pitié pour la stupide bonne volonté dont je faisais preuve.

C’était en 89, le mur de Berlin venait de tomber.

J’y étais allée, bien sûr. C’était à l’automne, le ciel était immense et gris, balayé par le vent. À la fausse annonce d’un journaliste : « La frontière est ouverte », des centaines de milliers d’habitants de l’Est s’étaient rués vers les promesses de l’Ouest, la liberté et l’argent. C’est ce mouvement de masse qui a fait voler en éclats toutes les installations de sécurité. Tout l’énorme appareil d’État avait été pris de court. Ce fut absolument sidérant. J’avais partagé l’enthousiasme avec des amis venant de tous les horizons, mais aussi avec ce peuple auquel j’avais eu honte d’appartenir. Même mes belles-filles s’étaient précipitées pour assister à l’événement. C’était comme si enfin ce XXe siècle des horreurs commises de part et d’autre du continent se clôturait par la chute définitive de ce qui séparait les deux camps. À la guerre froide allait succéder la brûlante envie de la réconciliation. Et avec cela, j’en avais la peur intime, l’ivresse d’une grande Allemagne. Mais ce n’était pas le moment d’en faire état. La fête avait commencé, les uns et les autres se mêlant aux cris de « Enfin réunis ! ». Ce fut la dernière fête politique que l’Europe a célébrée.

 

L’insurrection avait commencé dans une église protestante et une salle de concert classique à Leipzig. J’avais été fière de la morale détermination des hommes de Dieu et des lettres et des arts, du courage spontané de la population tenue sous le joug des services secrets pendant des décennies. Pendant mes séjours à Berlin – ville que je préférais, ville précaire, coupée en deux, ville blessée, ville sur un volcan –, j’avais fait l’expérience de « la vie des autres ». Mon passeport français m’avait permis de me soustraire plus facilement aux fouilles systématiques des vigiles, aux regards banals des tortionnaires. J’avais sur moi parfois des documents compromettants que je devais déposer à une certaine adresse Chausseestrasse, chez un dissident, Wolf Biermann, célèbre poète et chansonnier.

L’appartement était bien sûr sous surveillance. Afin de tromper les oreilles de l’État, mon ami saisissait sa guitare et me jouait des airs joyeux tout en poursuivant notre conversation, la rendant inaudible. Dans le tramway, au retour, je tremblais d’angoisse de la tête aux pieds. Le règne impitoyable de l’arbitraire était de notoriété publique.

Je vous ai rencontré dix ans plus tard, dans la brasserie de la Closerie des Lilas. « Maren, ça se prononce “ma reine” », avez-vous tout de suite remarqué. Votre écoute était flatteuse, mais on avait déjà fait résonner mon nom de cette façon-là. Très souvent. À force de me voir hissée à ce rang exceptionnel de reine par la langue française, j’ai même pensé que mon nom, ainsi anobli, m’avait poussée à rester vivre en France. On ne résiste pas à une soudaine aristocratie. « Au Danemark, d’où est originaire ton nom comme une partie de tes ancêtres, disait ma mère, toutes les vaches s’appellent comme toi. » Alors peut-être, par une intuition inconsciente, j’ai voulu me distinguer des vaches. « Le nom signe le destin », ai-je lu quelque part.

Et vous alors.

Je vous connaissais par votre nom avant de vous rencontrer pour de vrai. Vous aviez signé en 1983 d’un nom de plume, Yann Andréa, un livre qui dit magnifiquement ce que c’est que de vivre avec un écrivain, par lui et en lui. Votre nom de famille était Lemée, désormais effacé. Marguerite lui avait préféré le prénom de votre mère : Andréa. Dès le début de votre rencontre en 1980, dès votre entrée en littérature, vous aviez plusieurs noms. « L’homme atlantique », c’est vous, dissous dans l’immense, secoué par l’éternel ressac de l’océan. « Yeux bleus, cheveux noirs », c’est vous encore, le « navire night » qui échoue dans le vide, vous êtes partout, une ombre portée de livre en livre. « Yann Andréa Steiner », c’est encore vous rebaptisé du nom de l’héroïne Aurélia Steiner. Comme si dans ce siècle de barbarie un homme digne devait porter forcément un nom juif. Vous aviez plusieurs noms et aussi aviez-Vous plusieurs corps : celui du secrétaire, du chauffeur, du compagnon, l’amant d’une femme au grand jour et des hommes pendant la nuit. Ou alors portiez-vous un seul nom et ce seul nom aurait été le même pour l’une comme pour l’autre. Vous avez comme nom : le préféré… Le préféré serait-il impassible, inapprochable, coupant comme l’est la pierre : Stein ? Votre nom de Steiner, donné par Duras, englouti dans des vestiges vicieux de l’Histoire. Parfois cependant vous devenez ce galet très doux au toucher, rond et lisse, une perfection minérale brûlante sous le soleil.

Mais de là, de cette matière, peut-il pousser une fleur ?

Les histoires se répètent, ne se répètent pas.

Puis il y a l’autre nom, Andréa, donné également par Marguerite.

Le fils auquel je n’ai pas donné naissance, je l’aurais appelé Andreas, comme mon grand-père mythique, mort l’année de mon arrivée au monde, l’année de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Flambeur alcoolique, il avait ruiné toute la famille, mais c’est en honnête homme qu’il a préféré tirer son chapeau après le désastre qui s’était produit. Son portrait à moustache avait orné la salle à manger de mon enfance. Vous lui ressemblez d’une certaine façon.

C’est ce même nom, Andreas, qui à un moment, dans les années soixante-dix du siècle dernier, m’avait fait épouser la cause terroriste de la bande à Baader, non pas à cause du chef mégalomane, mais par amour pour les femmes, engagées à ses côtés, combattantes d’une pureté cruelle, déterminées à commettre un autre crime pour guérir un premier crime. Tous sont morts en prison, assassinés ou se donnant la mort, on n’a jamais su. Je m’étais débattue dans cette brèche, ouverte par le mal du pays, au risque de finir comme eux, dévorés par le cadavre du dedans : l’histoire terrifiante de l’holocauste.

Et vous, doux et timide en apparence, vous êtes un terroriste de l’âme, vous propagez le feu.

Il y avait certainement une place où vous glisser dans le déroulement de la bobine de mon roman familial marqué au fer de la culpabilité.

Puis j’avais depuis ma jeune adolescence une idole : Lou Andreas-Salomé. Je lui avais vouée toute mon admiration. Lou, la femme par excellence, et à son côté Andreas, le mari protecteur, tolérant les passions amoureuses de son épouse puisqu’il était attiré érotiquement par les hommes qu’elle fréquentait. Mari dont elle ne s’est jamais séparé, comme moi qui ne me suis jamais vue séparée de Georges, mon mari, gardien entêté de nos serments. Un jeu de triangulation était en cours, une scène violemment érotique qui est visible sur certaines photos prises sous les grands arbres de la maison en bord de Seine, visible également sur la fameuse photo où Lou se tient entre Nietzsche et Rée, louve juive les dévorant. Puis elle a eu Rilke, Rainer Maria, comme amant, à qui elle a appris la réalité du sexe, lui enseignant que jamais, jamais un homme ne peut se tenir dans sa seule masculinité, jamais une femme dans sa seule féminité, lorsqu’ils sont engagés dans ce combat des corps foudroyés par le désir. C’est en passant de l’un à l’autre, en s’échangeant, que peut s’accomplir la magie de l’amour physique. La formule de la poésie.

Une place vous était désignée déjà dans le champ ramifié des origines avant même votre existence réelle à mes côtés. J’étais prête en quelque sorte à vous accueillir. Andréa, le nom de votre mère, est votre nom de femme offerte, dès votre rencontre en 1980, avec celle que vous n’avez plus quittée, M.D. Je vous y ajoutais le « s », la consonne tranchante, qui se trouve dans « Duras », dans « Steiner », dans « Holstein », cette protestante région de l’Allemagne où j’ai grandi, entre la mer du Nord et la Baltique. Le « s », un coup de sifflet pour vous faire retomber sur vos propres pieds. Pensais-je. Mais non. C’était trop tard. Andréa, le nom emprunté à votre mère, était devenu votre nom de plume sous la plume de Duras pour toujours. Le livre, le tombeau où vous êtes enterré vivant. Ce nom d’élection, bien plus que le nom qui figure sur votre carte d’identité, avait désormais un retentissement mondial, vous étiez devenu un sujet de conversation à la table des dieux installés dans le ciel de la littérature. Et comment maintenant vous faire descendre sur terre ? Comment faire de Duras un passé, en finir, alors que la durée s’y fait entendre à la perfection ? Ce serait sacrément dur à tenter, pensais-je, ce serait condamné d’avance.

 

Quatrième de couverture > Elle l’a retenu dans sa chute par les mots. Ceux qu’elle lui arrachait. Ceux qu’elle lui écrivait. Après la mort de Marguerite Duras, dont il avait été le dernier amant, il trouva la force de lui dédier deux livres, magnifiques. Mais ensuite ?

Plutôt mourir, disait-il. Elle ne s’y résolvait pas. Il fallait écrire encore. Remplissait-elle simplement sa fonction d’éditrice ? Avec l’écriture est lentement revenue la vie. Avec le souffle des phrases s’est peu à peu rallumé le désir. Et même l’amour. « Disponible au talent », ainsi qu’elle tient à être et à définir son métier, elle voulait lui prouver que les mots fécondent les mots comme l’amour engendre l’amour.

 

Maren Sell est éditrice et auteur de plusieurs romans, dont Mourir d’absence et Le dernier amant. Elle a été élue Femme d’Europe en 1995 pour ses engagements culturels.

Yann Andréa est l’auteur de M.D., Cet amour-là et Ainsi.

 

Maren Sell, Yann Andréa, L’Histoire, Fayard/Pauvert, janvier 2016, 232 pages, 16 €




Yann Andréa. Extrait de : Je voudrais parler de Duras

 

EXTRAIT >

 

YA : Oui, oui. J’ai écrit comme ça, très souvent. Beaucoup de lettres pas envoyées. (Il allume son briquet plusieurs fois.) Toujours sans réponse et puis, comme ça, une fois, j’ai reçu une lettre. Elle me disait : « J’ai été malade. » C’était, je sais pas, février-mars 1980. Elle m’a dit : « Je pense beaucoup à vous. Je trouve vos lettres magnifiques. » C’est comme ça une lettre, qui me fait beaucoup… (il rit) qui me fait…

 

MM : Vas-y là, il faut que tu dises, que tu dises les choses vraiment au plus sincère de toi-même.

 

YA : Oui. Oui.

MM : Je crois qu’il ne faut pas que tu craignes ce que tu pourrais penser être naïf ou trop sensible. Il faut que tu y ailles.

 

YA : Oui. Non, c’est une lettre qui m’a complètement bouleversé, qui m’a complètement touché. Parce que, pendant des années, je lui avais écrit, et puis, il y avait aucune réponse. Et je pensais que ça n’était même pas lu, qu’il n’y avait rien, que ça ne comptait pas. Puis, tout à coup, je reçois une lettre d’une page et puis, sans le dire, expressément, immédiatement, j’ai compris que je comptais aussi dans sa vie, que la lettre que je lui avais envoyée, ça comptait. D’une certaine manière j’ai compris immédiatement que j’étais aussi dans sa vie. Et j’ai eu cette confirmation-là plus tard, parce que, par exemple, elle a gardé toutes mes lettres, dans un tiroir à part. Et cette lettre-là, ça m’a encore plus rapproché parce que je me suis dit : il y a eu quelque chose qui s’est passé entre nous. Ce que je lui ai écrit, ça l’a touchée aussi de la même façon que ce que je lisais d’elle me touchait. Le processus de… Comment dire ça ? Alors que je croyais tout ce temps que j’étais seul à vivre cette passion, tout à coup, je me suis aperçu avec cette lettre reçue six ans plus tard, la seule lettre, que cette passion était vécue des deux côtés. Que elle aussi d’une certaine façon vivait cette passion-là. Et bon, j’ai réécrit. J’étais un peu fou, là. (Ils rient.) J’étais un peu fou de recevoir une lettre comme ça. Et… (Un temps.) Et je savais qu’elle était à Trouville. Et puis, un jour j’ai téléphoné.

 

MM : Elle t’avait donné ses… ?

 

YA : Non, pas du tout, non, non. Non. Elle m’avait pas donné de téléphone, rien du tout. J’ai trouvé le numéro de téléphone bêtement. (Il rit.) Je lui ai jamais dit, parce qu’elle dit toujours que c’est sur liste rouge, etc. Puis, j’ai appris un jour, c’était un choc, que c’était pas son nom, Duras, ça m’a fait beaucoup d’effet ça.

 

MM : Explique.

 

YA : Pour moi, Duras, c’était Duras. C’était pas possible qu’elle s’appelle autrement. C’était le nom. En plus, j’étais presque fétichiste. Duras. J’écrivais, je me rappelle très bien, sur des feuilles, Duras, dans tous les caractères. Je noircissais des feuilles blanches avec le mot Duras. C’en était venu jusque-là. Rien que le mot, rien qu’écrire le mot Duras ça me… (il cherche) j’étais… (encore)… j’étais dans le bonheur. C’est un copain qui m’a dit : « Tu sais, elle s’appelle pas Duras, c’est un pseudonyme, elle s’appelle Donnadieu. » (Il inspire bruyamment.) C’était une véritable catastrophe. Je lui avais dit : « Non c’est pas vrai. – Je t’assure, je l’ai lu dans le dictionnaire ! » J’avais même pas pu imaginer. Ça m’a fait un grand effet qu’elle ne signe pas. Parce que la signature du texte était tellement lié à la personne que je ne pouvais pas imaginer qu’elle ait une autre identité que celle-là, que d’être Duras. Tout à coup, quand j’ai su qu’elle avait un autre nom, je me suis aperçu que civilement, dans la vie, elle ne s’est pas tout le temps appelée Duras. C’est-à-dire que j’avais collé cette idée de nom – j’y pense en te le disant… – c’était réel pour moi, son nom, c’était ce qu’il y avait de plus vrai, et tout à coup je découvrais que c’était faux, que c’était de la fiction puisqu’elle avait un nom d’emprunt, elle avait un pseudonyme. Et dans ma tête, ça a déconnecté ; le réel et puis la fiction. J’ai vite voulu oublier ça. N’empêche que, grâce à ça, j’ai eu le numéro à Trouville. (Il rit.) Et que j’ai appelé et que je suis tombé sur des gens qui m’ont dit « Mais non, elle est à la campagne. » Alors j’ai bluffé, parce qu’ils m’ont dit : « Mais vous avez le numéro ? – Oui, oui, mais je l’ai pas sur moi, est-ce que vous pouvez me le donner ? » C’est comme ça que j’ai eu le numéro à la campagne. Et je l’ai appelée ici, à Neauphle. Et tout de suite, enfin j’étais complètement tremblant, je lui ai dit : « C’est Yann ». Elle a dit : « Oh là là ! » Enfin bon, elle a été très comme ça à parler beaucoup, comme ça, de tout. J’ai eu une note de téléphone épouvantable. J’avais pas d’argent en plus (il rit)… à ce moment-là. Et c’est comme ça que je lui ai parlé la première fois au téléphone.

 

MM : Et tu ne te souviens pas du tout de ce qu’elle t’a dit ?

 

YA : Si. Elle m’a dit : « Ah, c’est vous qui m’écrivez, c’est tellement fantastique ! » Et puis c’était l’été 80, au moment où elle écrivait les chroniques dans Libé. (Il allume une cigarette.) Moi, je lui disais que c’était très bien. Je me rappelle que je lui avais dit qu’elle allait se faire encore de nouveaux ennemis parmi les communistes et notamment parmi les nouveaux philosophes. Alors elle m’a fait tout un discours sur les nouveaux philosophes qu’elle n’aimait pas. Je dois dire que je n’ai pas un souvenir très précis. Je disais « Oui », « Oui », « Oui », « Non ». Je ne savais pas trop quoi dire parce que j’étais complètement submergé d’entendre tout à coup sa voix au téléphone. Ce qui m’avait frappé, c’est qu’elle avait ri. Je ne pouvais pas imaginer Duras riant. Je ne connaissais que ses livres. Je ne pouvais pas imaginer qu’elle puisse rire. Et tout à coup, elle a ri, je ne sais pas à quel propos, elle a ri et je me suis dit : « Mais elle a 18 ans. » C’était assez émouvant. On a parlé comme ça. Elle m’a dit : « Vous savez, je vais retourner à Trouville, faudrait qu’on se voie. Surtout appelez-moi. » Alors, vers la fin du mois, j’ai donc rappelé, et elle m’a dit : « Mais oui, venez à Trouville, on va essayer de se voir. » Donc, j’ai pris le car (il rit), l’autocar, de Caen à Trouville – c’est pas très loin, c’est, je sais pas, cinquante kilomètres – et puis on s’est vus. (Un temps.) Enfin, c’était un peu compliqué parce que je l’ai appelée une fois, elle m’a dit : « Non, je travaille, rappelez-moi. J’ai peur de vous voir. J’ai peur de voir des gens nouveaux. Je ne sais pas s’il faut vraiment se voir, c’est peut-être pas la peine. » Et moi j’ai dit : « Oui, effectivement, c’est pas la peine, mais bon, je suis là, je sais pas. » Elle m’a dit : « Écoutez, rappelez-moi dans deux heures. » Deux heures après je rappelai, elle me dit : « Oui, oui, venez, mais apportez une bouteille de vin. » Alors j’ai apporté une bouteille de vin et je suis arrivé aux Roches Noires, dans cet hôtel. Et quand je suis arrivé, elle m’a embrassé. Avec beaucoup de tendresse. J’ai senti immédiatement quelque-chose. Moi, j’imaginais pas qu’elle m’embrasse. Mais c’était comme si elle me connaissait effectivement depuis six ans, ça faisait finalement six, sept ans que je lui écrivais. C’était comme un ami qui arrivait. (Il rit.) Comme un ami, je sais pas. Et puis on a parlé, parlé, de ses livres. (Silence.) Et puis je suis resté.

 

Quatrième de couverture > Je crois qu’un des mots-clés de Marguerite Duras à mon endroit c’est : « Je vous aime, tais-toi. »

En 1982, Yann et Marguerite vivent ensemble depuis deux ans. Elle en a plus de soixante-dix, il en a quarante de moins. Derrière l’écrivain, Yann a découvert le « personnage » Duras, aussi assoiffée d’absolu dans la vie qu’elle l’est dans l’écriture. Sur cette expérience bouleversante, qui brise aussi bien les codes de l’amour que ceux de la littérature, il sait qu’il ne peut garder le silence.

A l’époque où ces entretiens ont été enregistrés, Yann Andréa n’a pas encore écrit les livres qui le feront connaître plus tard – M. D. (Minuit, 1983) et surtout Cet amour-là (Pauvert, 1999, réédité en 2016). Il répond aux questions de Michèle Manceaux, écrivain, journaliste et amie de Marguerite Duras.

 

Yann Andréa est né en 1952. Il fut le dernier compagnon de Marguerite Duras, qu'il a rencontrée en 1975, alors qu'il était étudiant à Caen. Avant Cet amour-là, il avait publié M.D. aux Éditions de Minuit, en 1983. Par la suite, il a publié Dieu commence chaque matin (Bayard, 2001), et Ainsi (Pauvert, 2003).

 

Yann Andréa, Je voudrais parler de Duras, Fayard/Pauvert, 112 pages, 10 €




Yann Andréa. Extrait de : Cet amour-là

 

EXTRAIT >

 

Et puis, oui, j’y arrive. Un jour de juillet 1980 je téléphone à Trouville. Je sais qu’elle est là. Je lis les chroniques dans Libération chaque semaine, elle parle de la Pologne, de Gdansk, elle parle de l’enfant aux yeux gris, de la tête de l’enfant portée comme une émergence mathématique, de la jeune monitrice. Je suis sûr qu’elle m’écrit. Que c’est pour moi, cette histoire.

J’appelle. Je dis : c’est Yann. Elle parle. Ça dure longtemps. J’ai peur de ne pas avoir assez d’argent pour payer la communication. Je suis à la grande poste de Caen. Je ne peux pas lui dire de cesser de parler. Elle oublie la durée du temps. Et elle dit : venez à Trouville, ce n’est pas loin de Caen, on prendra un verre ensemble. 

Le 29 juillet 1980 je prends l’autocar pour Trouville. L’arrêt est devant la gare de Deauville. Je marche sur le chemin de planches. Je passe devant les Roches Noires, je ne regarde rien, je monte les marches du grand escalier et je passe, côté rue, devant l’hôtel. Je ne sais pas où est l’appartement. Je n’ose pas regarder, lever la tête. Un parapluie sous le bras alors qu’il ne pleut pas du tout. Je ne sais pas quoi en faire. Je vais dans une cabine, j’appelle. Elle dit : on va se voir dans deux heures, si vous voulez, je travaille, c’est difficile, je ne m’en sors pas. Je rappelle deux heures plus tard. C’est la fin de l’après-midi. Elle dit c’est pas encore fini, rappelez-moi vers sept heures et achetez une bouteille de vin rouge, rue des Bains. Elle précise le nom de l’épicerie : c’est la meilleure de Trouville. Elle dit : vous avez compris, vous n’allez pas vous tromper ? Je vais rue des Bains, je reconnais l’épicerie, j’achète un bordeaux ordinaire et je pénètre dans le Hall des Roches Noires. Il doit être vers les sept heures en effet. Et toujours ce parapluie imbécile.

C’est au premier étage, vous ne pouvez pas vous perdre dans les couloirs, c’est au fond, à droite du grand miroir.

Je frappe à la porte. Elle ouvre la porte. Elle sourit. Elle m’embrasse. Elle dit : vous savez qu’il y a une sonnette. Quand on frappe on n’entend rien.

J’ouvre la bouteille de vin. Le vin est très mauvais, genre bouchonné. Elle parle, j’écoute. Elle dit : c’est difficile cette chronique toutes les semaines, chaque fois je crois que je ne vais pas y arriver. On boit. Elle parle. Je suis là. Je suis dans cet appartement des Roches Noires. Elle me dit, venez voir, c’est très beau, et il y a deux salles de bains, un luxe inouï, Proust venait ici avec sa grand-mère, avant le Grand Hôtel de Cabourg, il s’installait côté mer. Moi je préfère le côté cour. La mer toute la journée, nuit et jour, c’est impossible.

Je ne dis rien, j’écoute. Et elle dit : venez voir le plus beau de tout, le balcon. Et en face Le Havre, le port pétrolier, et toutes les lumières la nuit, c’est un paquebot qui s’avance vers nous et qui ne bouge pas. J’adore ce balcon et ces cheminées, ces lumières de cristal.

Et puis brutalement il est dix heures. Elle dit : vous devez avoir faim, moi je n’ai rien, allez au Central, c’est très bon, moi je vais relire mon papier pour Libé. Je n’ose pas entrer au Central, je tourne dans Trouville, du côté du Casino, vers les quais, le marché aux Poissons. Je reviens vers onze heures. Elle dit : c’était bon ? Et moi : il n’y avait pas de place. Alors elle rit : c’est toujours comme ça dans ces endroits en cette saison, bon j’ai un morceau de poulet froid. Je mange. Et elle dit : vous n’allez pas payer une chambre d’hôtel, d’ailleurs tout est comble partout, la chambre de mon fils est vide, il n’est pas là, vous pouvez dormir là. Il y a deux lits. Elle dit : on va aller faire un tour à Honfleur. Je veux vous montrer la splendeur du Havre. Les lumières. C’est la chose la plus belle au monde. Elle conduit. Une Peugeot 104. Elle me montre tout. C’est la nuit. Je dis oui à tout ce qu’elle dit.

On ne s’en lasse pas, de ce spectacle, un jour je vais filmer ça, prendre toutes ces lumières.

Et puis elle se met à chanter, Piaf, la vie en rose, et moi je chante aussi, elle dit : c’est incroyable de chanter faux à ce point, je vais vous apprendre. Et on chante tous les deux La vie en rose. Et on revient dans le Hall des Roches Noires. On s’assoit dans les grands fauteuils face aux miroirs, face aux baies ouvertes vers l’At­lantique. Ce Hall de légende. Elle veut boire un verre de vin, je monte chercher la bouteille dans l’appartement. Elle dit : c’est un endroit extraordinaire ici, ce silence. Vous entendez. Je dis oui. Nous buvons. Ce bruit de l’eau dans ce silence du Hall. Nous remontons dans l’appartement. Elle me donne une paire de draps. Elle m’embrasse.

 

Je suis ici. Avec elle. Je reste. Je ne vous quitte pas. Je reste. Je suis enfermé avec vous dans cet appartement suspendu au-dessus de la mer. Je dors dans la chambre de votre fils, dans le deuxième lit. Vous dormez dans la grande chambre du côté de la cour. Et très vite je suis aussi avec vous dans la chambre noire. On ne se quitte pas. On boit. Je reste. Je tape les chroniques pour Libé. Vous dictez. J’ai peur de ne pas bien suivre, je ne sais pas bien taper, avec trois doigts, elle rit, elle dit je n’ai jamais vu quelqu’un taper aussi vite avec deux doigts. Et nous sommes là avec l’enfant aux yeux gris et la jeune moni­trice, et la Pologne, et les nuits de Mozart, et la ritournelle, il y a longtemps que je t’aime, jamais, jamais je ne t’oublierai, et on boit du vin, et on va à Honfleur, et on rit et on chante Piaf. Elle dit : ça va mieux, votre voix est moins fausse, vous allez y arriver.

Parfois vous vous enfermez dans votre chambre. J’attends dans le salon, allongé sur le divan couvert de coussins. Je regarde la hauteur des fenêtres, le rose pâle des rideaux brûlé par le soleil de tous les étés. Je ne fais rien. Je mets le couvert.

J’attends.

C’est incroyable de ne rien faire à ce point-là, ce n’est pas mal non plus, vous avez toujours été comme ça ?

 

Quatrième de couverture > Yann Andréa a frappé à la porte de Marguerite Duras l’été 1980 à Trouville, après lui avoir adressé d’innombrables lettres pendant cinq ans. Ils ne se sont plus quittés. Seize ans de vie partagée entre un « monstre » de la littérature et un amant, le dernier, son préféré. Entre eux, Cet amour-là, que Yann chercha dans ce livre à garder vivant au-delà de la mort.

 

Yann Andréa (1952 – 2014) est l’auteur de plusieurs livres parmi lesquels M. D. (Minuit, 1983) et Ainsi (Pauvert, 2003). Lors de sa première publication en 1999, Cet amour-là a connu un immense succès.

 

Yann Andréa, Cet amour-là, Fayard/Pauvert, mars 2016, 192 pages, 18 €

 

Pages choisies par Annick Geille

© Fayard/Pauvert 2016

© Photos : Louis Monier

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