Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Antoine Blondin. Extrait de : L’humeur vagabonde


EXTRAIT >

 

Après la Seconde Guerre mondiale, les trains recommencèrent à rouler. On rétablit le tortillard qui reliait notre village à la préfecture. J’en profitai pour abandonner ma femme et mes enfants qui ne parlaient pas encore. Ma femme, elle, ne parlait plus. C’est donc dans un grand silence que je pris le chemin de la gare, par l’avenue dont les platanes venaient d’être émondés. Ces moignons d’arbres ouvraient devant moi un itinéraire d’hiver, rendu sensible par le contraste d’une campagne croulante de feuillages et de grappes. On était à la fin du mois d’août. Je n’avais pas très chaud au cœur.

Ma mère, qui habitait une petite maison de veuve à l’extrémité du bourg, était instruite de mon projet et ne le désapprouvait pas. Elle faisait peu de cas de ma femme, estimant qu’une épouse contractée dans les péripéties de l’exode s’inscrivait au titre des dommages de guerre. Denise nous était arrivée en juin 40 avec un matelas sur la tête. Je n’avais eu de cesse que je ne le lui eusse mis sous les reins. Ce point acquis, nous avions construit un pavillon en meulière autour de ce matelas, entrepris un élevage autour de ce pavillon, dressé des barbelés autour de cet élevage. J’ignorais si je devais me compter au nombre des deux millions de prisonniers dont il était question.

J’étais bien traité cependant et l’immobilité à laquelle nous étions contraints satisfaisait un canton rêveur de ma nature. Vint l’armistice et, avec lui, nos premières querelles. Il se produisait de vastes mouvements dans le monde qui me mirent des fourmis dans l’imagination. Je crus ne pas aimer la terre, ni ses racines, ni ses silences, mais plutôt les voyages et les villes où sonne minuit. Sous mon enveloppe provinciale, un caprice de bachelier me dictait que ma véritable patrie était autre part. Ma mère avait beaucoup de considération pour ce baccalauréat que j’avais obtenu, quelques années auparavant, à la faveur d’une session spéciale pour les jeunes moissonneurs. Elle serrait mon diplôme, le seul qui eût jamais sanctionné les mérites de la famille, entre ses conserves de fruits et ses trousseaux de clefs. Après l’avoir longtemps ménagé comme une poire pour la soif ou un passe-partout, elle le débusqua, vers cette même époque, sous l’œil indifférent de sa bru et s’en fit une hache dans le combat qu’elle commença de lui livrer pour mon émancipation. Brandissant ce gage de mes dispositions, elle lui remontra qu’il n’y avait plus d’avenir pour moi dans les clapiers clandestins, d’où j’avais tiré mes bénéfices sous l’Occupation, et que les temps étaient révolus des mariages par inadvertance et de la Résistance en peaux de lapin.

À la longue, son instinct en forme de serpe alla jusqu’à m’ébaucher dans la masse les perspectives d’une carrière parisienne, plus conforme à mes humeurs et à ses aspirations, d’où Denise était pratiquement exclue.

Contre cette conversion de mon destin et la menace qu’elle suspendait sur notre foyer, ma femme ne se défendit qu’avec une inertie assez désobligeante. Elle venait d’un pays froid et dur, dont les vertus se reflétaient à travers son mutisme, son courage abrupt, son aptitude à prendre pied sur n’importe quel sol, fût-ce le nôtre. Les seules armes dont elle fit usage, j’avais contribué à les lui forger, tenaient dans ce petit garçon et cette petite fille qu’elle appelait tranquillement les orphelins.

L’idée de partir ne m’est pas venue d’un seul coup. Elle s’est imposée à la façon d’un lent vertige, comme l’image de sa chute hante l’homme qu’elle fait tomber. Ce furent les matinées où Denise descendait sans me réveiller, les soirs où elle bordait les enfants en négligeant de m’avertir, une réparation qu’on effectua à mon insu, un chien qu’on vendit pour lequel j’éprouvais de l’affection. Jour après jour, ma femme me relevait implicitement de mes fonctions domestiques, de mes privilèges familiaux, de mes fidélités intimes, comme si son âme méticuleuse se fût exercée à se passer de moi. Chacun de ses gestes, qui contribuait à m’effacer de notre domaine, était une invitation au départ. À la fin, il ne me resta plus que le sentiment presque grisant de constater ma propre absence et que cette absence ne laissait aucun vide : le quotidien allait sans moi. Surnuméraire à l’intérieur de mes frontières, la porte m’était ouverte ; je m’y précipitai.

 

Sous la lumière déclinante de cinq heures, la maison de ma mère paraissait noire, comme sa robe. Elle était située après le passage à niveau, en bordure d’un sentier qui longeait la voie ferrée et finissait par se perdre dans les champs. Une fenêtre ouvrait du côté des vaches, l’autre du côté des trains. Enfant, je courais de l’une à l’autre. J’ai connu des vaches diverses, je n’ai jamais vu passer qu’un seul train. Encore ne faisait-il qu’aller et venir jusqu’au soir où il rentrait de soi-même dans sa boîte en bois palpitante. C’était un animal parfaitement apprivoisé. Ce n’est pas de lui que je tiens le goût des aventures, mon père me l’a légué avec ses livres, ses disques, ses pipes de voyageur immobile.

Comme il arrive souvent, une grande curiosité des choses lui était venue avec la maladie. Il s’essoufflait à suivre l’actualité, faisait rimer entre elles des capitales aux noms extravagants, ressassait des relations somptueuses qu’il avait entretenues dans sa jeunesse. Mais je ne l’ai vu se déplacer qu’une fois, pour aller au cimetière, porté par d’obscurs partenaires de manille qui ne pleuraient que d’un œil.

Par la suite, ma mère m’avait élevé dans le culte de Paris, où j’étais né sans m’en apercevoir, et qu’elle m’apprenait à travers des cartes postales, des almanachs, des plans du métro. Elle-même y avait vécu, en 1919, le temps de connaître mon père et de s’en faire aimer. Elle était vendeuse dans un grand magasin du centre où Étienne Laborie s’occupait de publicité. On disait qu’il y avait beaucoup d’avenir dans cette branche pour les jeunes gens fortement décorés. Le héros de Verdun n’avait pas perdu tout son flair sous le masque à gaz : quand un retour d’ypérite l’eut contraint à cesser la moindre activité, il trouva à son chevet une compagne dévouée à ses gilets thermogènes comme elle l’était la veille à ses vestons d’alpaga. Ils se retirèrent dans cette région des Charentes, d’où ils étaient plus ou moins originaires l’un et l’autre, et s’y alitèrent en remâchant de sourdes revanches sur le sort. Devenue veuve à trente ans et privée de boulevards, ma mère ne s’était jamais tout à fait résignée à ne plus connaître que les succursales de la vie.

Dans le bourg, nous passions pour des gens furtifs et réservés, toujours prêts à s’en aller, le cœur ailleurs. On ne nous savait ni riches, ni pauvres, ni fonctionnaires, et c’était irritant à cause des préséances. On n’aime pas les francs-tireurs du bonheur, surtout lorsqu’ils manquent leurs coups. Denise, qu’on appela Mme Laborie jeune, ou Mme Benoît, rassura d’emblée par sa pesanteur tranquille, sa simplicité. On apprécia qu’elle fît bâtir, défricher, fructifier, qu’elle offrît au jour des enfants et des veaux, qu’elle ajoutât au patrimoine commun, sans regarder plus loin. Elle était du parti de la terre ; c’était sans doute ce qui expliquait tout.

Moi, je me sentais seul, incertain de mes vocations, partagé entre l’orgueil et l’humilité. Je n’avais plus rien à dire à mes camarades de l’école communale, ceux qui auraient pu devenir mes conscrits, mes prochains. Nous nous étions séparés, lorsque j’étais allé poursuivre mes études à Angoulême. Et, de sursis scolaires en sursis agricoles, je n’avais jamais rejoint l’armée. Mes amitiés les plus assidues, je les tirais de l’auberge où je faisais la partie de quelques mauvais sujets du voisinage, des garçons affranchis et oisifs, fraîchement démobilisés pour la plupart, en qui je retrouvais sous l’écorce grossière une désespérance sœur de la mienne. Quand Denise revenait du bocage gorgé que je désertais peu à peu, portant la rosée du crépuscule dans sa cape de bergère, elle n’avait pas un regard pour cette fenêtre éclairée derrière laquelle je me tenais attablé parmi les réprouvés en sabots. Alors l’un d’eux lançait d’une voix qui faisait tourner les têtes : « Tiens, v’là ta femme qui rentre ! » Je répondais : « Laisse rouler... » avec un rire faux, dont ils daignaient me rendre la monnaie entre leurs dents. Cet instant, où je frôlais la bouffonnerie conjugale, était ma contribution tremblante au cynisme de leurs jeux. Ce n’était pas sur moi, pourtant, mais sur Denise, que j’attirais ainsi le mépris de ces célibataires. Le jour que j’en pris conscience, ma résolution de sortir du cercle se trouva confirmée.

À quelque temps de là, invoquant je ne sais quel méchant prétexte, je bouclai ma valise. Trop de livres, pas assez de linge : Denise devina que c’était le bagage d’un émigrant.

Derrière ses volets entrouverts, ma mère pouvait maintenant apercevoir le couple que nous formions, Denise et moi, sur l’avenue de la Gare. Sous le regard des autres, dans l’accord de nos pas, réglés sur le landau où nos enfants dormaient, nous offrions encore l’illusion de l’harmonie. Seule, ma mère se disait, avec un tremblement : « Cet homme et cette femme désunis qui s’avancent, c’est mon fils qui quitte ma bru. »

Denise avait décidé qu’elle m’accompagnerait jusqu’au passage à niveau. Mais son visage fermé me signifiait de n’avoir pas à me méprendre : elle n’agiterait pas son mouchoir. Par un détour de sécheresse ou de pudeur, nos adieux lui étaient un but de promenade entre beaucoup d’autres. Elle me laissait me dépêtrer de la tendresse ambiguë de cette fin d’après-midi et se refusait à en partager le déchirement. Droite sur ses hautes jambes précises, des jambes d’arpenteur, elle appartenait au paysage et à toutes les saisons d’une vie simple et calme. Je comprenais qu’elle préférerait toujours les biens étalonnés à mes Eldorados de derrière la tête. Elle était seulement déléguée dans ses vêtements bourrus pour me confirmer que mon village continuerait sans moi.

 

© Éditions de La Table Ronde 2016

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > L’Humeur vagabonde est le troisième roman d’Antoine Blondin.

Fils unique de parents bohèmes, Antoine Blondin (1922-1991) a connu la notoriété dès la publication de son premier livre, L’Europe buissonnière, couronné en 1950 par le prix des Deux Magots. Se partageant entre le journalisme – il fut le chantre du Tour de France des années 1950 à 1980 – et la littérature, ce voyageur sans bagages a laissé cinq romans, tous publiés aux Éditions de La Table Ronde.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Antoine Blondin, L’Humeur vagabonde, Éditions de La Table Ronde, coll. « La petite vermillon », mai 2016, 416 pages, 7,10 €

1 commentaire

Tout est plié dans les cinq premières lignes. Admirable.