Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Pierre Guyotat. Extrait de : Idiotie – Prix Médicis 2018

EXTRAIT >

Je bouge un peu, porte une main vers un interrupteur, le déplacement d’air apporte aux narines une brève pestilence de pourriture animale : le circuit serait-il piégé ? Je retire mes doigts ; la lueur du soir ne touche plus aux murs que les ajouts de dessin de couleur à la main : les siècles anciens disparaissent dans les traits et les teintes de main d’aujourd’hui ; quelle main, jeune ? adulte ? victime ? assassin ? a tracé, quand ? pourquoi ? ces traits sauvages, ces couleurs crues ? Ce sang au drap, celui de cette main ou celui de celle de l’assassin ? 

Le sang de guerre : comme pour le sexe, c’est toujours la première fois ; pour le sang de paix, celui que mon père rapporte à ses doigts d’en bas son cabinet pour déjeuner et dîner avec nous ou le plus souvent après nous, celui qui jaillit de la chair blessée ou infectée qu’il nettoie, tranche de son scalpel quand, frères et sœurs et moi, nous l’aidons, enfants, adolescents, à tenir le patient, enfant ou adulte ou vieillard. 

À nous enfants – des temps de paix – la saveur du sang avant son odeur : de notre propre sang, d’abord, au pouce ou à notre langue et à notre lèvre, puis à notre genou, mais l’odeur du sang de l’enfant est moins forte que celle de l’adulte, plus tard dans le crime ou la guerre. 

Pour l’enfant paysan ou ouvrier-paysan, le sang animal peut jaillir ou couler aussi familièrement que la source ou le ruisseau : mise-bas des chiennes, des chattes, mise-bas bovine, vêlée en écurie, ovine en étable, mise à mort du cochon après poursuite, égorgement, saignée en cuvette, volaille dépecée après torsion mortelle du cou, cous coupés des canards, des oies, des dindes, gibier de forêt, de champ, d’eau, tiré, sang en convulsions au sol, enfoui en gibecière, sorti, sanglant d’un sang sauvage presque noir, jeté sur la grande table commune de la ferme. 

Depuis la toute petite enfance, ce reste de sang qui brille sur le bord de l’asphalte, dont ma mère me prenant au cou détourne mon regard : celui, Juin 1944, d’un ou de tous des jeunes FFI fusillés par les Allemands dans leur retraite vers Paris, le sang de guerre. 

Sitôt apparu, sitôt retiré dans la pensée, dans son obscurité ou dans sa lumière pleine, enfer ou paradis – purgatoire : mesure, anti-art... –, à chaque fois qu’il apparaît, c’est comme une première fois – comme dans l’amour, la passion, toute courbe du visage, du corps aimé, toute inflexion de voix, toute flexion, toute odeur, parfum... 

Toute manifestation du réel n’est qu’un signe avant-coureur ou d’après-coup d’une pensée continue de la violence du monde – mais violence de la vie –, de l’humain à l’humain, de la nature (maladie) à l’humain, de l’humain à l’animal, de l’animal à l’humain, des animaux entre eux, du corps à l’esprit, de l’esprit au corps... – une confirmation de ce que j’éprouve, imagine en continu et en silence. 

Presque tout, je le vis comme au bord de la raison. Dans cet intervalle entre la raison et son explosion. 

Au bord de l’évanouissement, s’agissant de texte, tant la lecture de la moindre phrase à rendre compte de l’atrocité je la vis à l’intérieur de ceux qui la vivent, avec, en plus, le point de vue de qui la regarde se faire, supplice pénal, supplice politique, « misères de la guerre » ; et plus la phrase est terne plus forte est l’émotion qui est plus que l’émotion, l’hallucination (ainsi, dans l’œuvre que je fais, ai-je toujours balancé entre la distanciation et l’immédiateté : entre spectateur, témoin interdit de cri et supplicié). Longtemps, enfant, je n’ai pu réouvrir la page de l’Histoire des Girondins où l’on peine à décapiter comme il faut le fuyard des vignes, traqué, saisi, jugé, condamné, mené à l’échafaud, sous peine de défaillir pour de vrai, tête semi-décapitée roulant sur le pupitre, celles où Gilliatt des Travailleurs de la mer, enlacé par les tentacules, ressent que la pieuvre va l’avaler tout cru (membre saisi et tiré vers le bec) – ici, comme spectateur, Dieu laissant faire sa Création autodévorante –, sous peine qu’un tentacule jailli de dessous le lit m’enlace et me broie, moi ou quelque proche du voisinage, et tout le jour ce tentacule me « ceint les reins » comme il est écrit dans la Bible et comme je le fais pour moi et mes figures de bordel. 

Entre deux reprises de la brise, quelques volutes du chant des fillettes, voix de garçons s’y mêlant comme pour les troubler. 

Mitraillades devant, vers la côte, derrière, vers les faubourgs surpeuplés de paysans déplacés dans les villages de regroupement du bled. La porte de la salle de bains s’ouvre, vapeur rose dans le couloir resté obscur, garçon puis fille en sortent, main à main : ils scrutent vers la pièce où je suis entré, lui, lâchant la main, bondit, devant moi, de son poignet pelu replie le drap, mais elle, dont seuls visage et chevelure ont été lavés, s’accroupit, triture les jouets dans un reste de plis au parquet ; l’arrière du short ouvert sur le bas de la croupe, les ondulations des petits os, les seins, plus gros qu’avant, sous les mèches encore mousseuses, en haut, le parfum, en bas, l’odeur ; les yeux me regardent au-dessus d’une poignée de jouets qu’elle commence de lécher de sa courte langue rose fleur, parfaite de forme de chair bien que, je l’imagine, elle la jette dans tous les interstices douteux ou dangereux, dans les essaims à dards, sur toutes les lames, du petit couteau au hachoir, à la scie ; quels sons, quel son parviennent dans cette oreille si bien ourlée, dont un halo de rayon rose d’or traverse le pavillon ? En bas, au-dessus du plancher, l’organe s’ouvre-t-il dans l’accroupissement, laisse-t-il suinter encore du sang ? Des mouches – que l’obscurcissement commence d’engourdir et fait rentrer dans les trous – errent, lourdes, autour. 

D’un coup de fesse sur la mienne, le garçon me dégage de la scène, reprend la main de la fille, la relève grommelante : le canif, fermé dans sa poche quasi transparente, le reprendrait-il pour le rouvrir si j’approchais mes doigts de ces seins qui, en pleine lumière, m’éblouiraient : ici, faire l’amour ? le galbe tournant l’odeur du gros fruit interdit mais visible de tous de loin et mûrissant dans la nature, captant toutes les lumières, toutes les températures, cette excroissance de chair plus tendre, plus éphémère, comment reliée au buste, à la chair ferme entre ses os (comme on le dit de la terre ferme), enracinée en elle et pouvant en être détachée comme ceux de sainte Agnès ? Faits pour la main, la paume, dessus, dessous, le téton pour la bouche ; dans la paume, vivant d’une vie séparée mais tenant à l’Histoire...

... tels ceux que la Tahitienne de Gauguin fait porter par les fleurs rouges en leur plat dans le premier tableau de maître que, si j’excepte celui, un paysan et sa petite fille en fichu rouge se hâtant d’une chaumière basse à l’autre, de l’école romantique polonaise suspendu chez nous à la tenture des Tatras, je vois, mes treize ans et demi, l’été, au musée des Beaux-Arts de Lyon, ma main dans celle de ma mère venue avec moi, par le car, depuis notre village d’au bord du piémont du Rhône, en ville, pour une séance de rayons : que regarde l’autre Tahitienne à son flanc, un sein découvert au bord du pan bleu allant vers l’épaule ? Que lui dit-elle plutôt ? 

© Grasset 2018

Photo © JF Paga

Quatrième de couverture > « Cet Idiotiet raite de mon entrée, jadis, dans l’âge adulte, entre ma dix-neuvième et ma vingt-deuxième année, de 1959 à 1962. Ma recherche du corps féminin, mon rapport conflictuel à ce qu’on nomme le “réel”, ma tension de tous les instants vers l’Art et vers plus grand que l’humain, ma pulsion de rébellion permanente : contre le père pourtant tellement aimé, contre l’autorité militaire, en tant que conscrit puis soldat dans la guerre d’Algérie, arrêté, inculpé, interrogé, incarcéré puis muté en section disciplinaire. Mes rébellions d’alors et leurs conséquences : fugue, faim, vol, remords, errances, coups et prisons militaires, manifestations corporelles de cette sorte de refus du réel imposé : on en trouvera ici des scènes marquantes. Drames intimes, politiques, amitiés, camaraderies, cocasseries, tout y est vécu dans l’élan physique de la jeunesse. Dans le collectif. » P.G.

Né en 1940 à Bourg-Argental (Loire), Pierre Guyotat est l’auteur de l’une des œuvres majeures de la langue française : la puissance de son verbe et l’audace de ses fictions, depuis Tombeau pour cinq cent mille soldats en 1967 et Éden, Éden, Éden censuré en 1970, jusqu’à Joyeux Animaux de la misère 1 et 2 en 2014 et 2016, exercent fascination et influence en France et à l’étranger. Ses dessins sont exposés à Paris, Berlin, Londres, et Los Angeles. Il a reçu le Prix de la Bibliothèque nationale de France en 2010.

Pages choisies par Annick Geille

Pierre Guyotat, Idiotie, Grasset, août 2018, 256 pages, 19 €

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