Ambrose Bierce, le fabuliste

Maître incontesté de l’humour noir (hélas omis par Breton dans l’anthologie que le surréaliste dressa du genre), auteur d’un Dictionnaire du Diable maintes fois réédité, Ambrose Bierce (1842-1914 ?) fut sans doute le plus british des écrivains américains. En témoigne l’ironie, débouchant sur un déconcertant non-sense, de ses Fables de Zambri, rédigées pour la presse anglaise au début des années 1870, sous le pseudonyme de Dod Grile.


Ces textes se picorent ou se dégustent dans un bon fauteuil club, et ils provoquent autant d’« éclats de sourire » au lecteur qui se laisse aller à les découvrir. Car il faut dire qu’elles n’avaient jamais été traduites en français, ces perles fines.


Le fabuliste Ésope, s’il servit de modèle à Bierce, se voit fort malmené, ne fût-ce que dans les « morales » à tirer de ces historiettes, qui mettent bel et bien en scène des animaux parlants, mais guère dans un but d’édification. Une vieille renarde et sa nichée, poursuivies par une meute, sacrifie sans états d’âme l’un de ses petits qui est à la traîne pour s’être planté un clou dans la patte ; un bûcheron prodigue un généreux coup de pelle à un serpent désireux de se débarrasser de sa peau ; un porc savant transformé en homme retourne encore plus volontiers qu’avant se rouler dans sa bauge ; par un sophisme aussi retors qu’imparable, un paysan parvient à prouver à une oie qu’il est légitime de la plumer vivante…


Le sublime décalage provient de ce que l’absurdité de la situation mise en scène est servie dans une langue pleine d’affèterie et de préciosité : les volailles, les bousiers, les zèbres, les moustiques, les tortues, tous s’expriment dans un style savantasse et pompeux, citant Spencer ou paraphrasant Descartes, puis ils retombent aussitôt au rang du bourreau ou de la victime, selon la plus stricte logique darwinienne. Au bout d’une réplique saillante ou d’un apophtegme ciselé, ce n’est jamais que la bonne vieille question du « Manger ou être mangé ? » qui supplante au final toute considération supérieure.


Effet comique – et subversif – garanti. On sent en effet que Bierce, pour le coup plus La Bruyère que La Fontaine, ne s’est pas privé d’écornifler au passage tel critique, journaliste, puissant ou infatué, bref tel cochon de ses contemporains. Et même si le personnage réel décrit en filigranes ne mérite pas d’être retenu dans les annales, son ridicule se trouve pour l’éternité hissé au rang de l’exemplum drolatique, du « caractère » au sens classique du terme. La faune miniature et volubile de Bierce apparaît alors pour ce qu’elle est vraiment : une grinçante comédie humaine. Esprits moroses, s’abstenir !


Frédéric Saenen


Ambrose Bierce, Les Fables de Zambri, traduction de l'anglais (États-Unis) et préface de Thierry Beauchamp, dessins d'Alice Charbin, Le Dilettante, avril 2013, 190 pp., 15 €

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