Kasbi le Magnifique


9782909688794FS.gifIl est certains livres, une fois qu’on les a glissés dans sa poche avant de sortir, on n’est plus seul ; mais à la tête d’une invisible cohorte d’esprits, qui vous accompagnent muettement, dont vous sentez la présence nourricière à chaque pas. Le Supplément inactuel… de François Kasbi est de ce grammage, c'est-à-dire de cette force-là, comme on le dit des meilleurs papiers.


« Gobineau, d'après François Kasbi, c’est le grand malentendu » de son époque. Mais n’est-ce pas le cas de tous les écrivains qu’il fréquente et dont il se fait un devoir, une croisade, de poser les œuvres sous nos yeux calcinés aux pixels et au plasma d’écrans numériques ? Malentendus en effet, les Nimier, Barbey, Berl, Claudel, Fraigneau, dix autres encore. Inactuels. Inadmissibles. Infréquentables. Pourtant, on ne choisit pas sa famille sensible ; ce sont ces aînés, seulement vibratiles désormais par leurs mots, qui nous tombent dessus, qui nous permettent de nous identifier à leur fratrie subtile, et qui nous adoptent. Pas l’inverse.


C’est un animal en voie d’extinction qu’un critique qui prend garde de suivre le conseil d’Aragon : « Commencez par me lire ». La plupart se contentent de recevoir des tombereaux de services de presse, d’en flairer la quatrième de couverture, d’exhumer une vieille fiche établie du temps où ils avaient encore assez d’inspiration et d’énergie pour déflorer une page vierge, et de se paraphraser, en se disant que les hommes ne changent pas, eussent-ils écrit vingt livres pour persuader du contraire. Ils torchent un salut de complaisance, un devis sur mesure ou un certificat de décès, selon l’humeur, et leur journée s’en trouve justifiée.


Kasbi, lui, semble surgir de derrière un rayon de la librairie où vous êtes en train de flâner, en naïf désorienté, en puceau de la volupté, et il vous accoste d’une bourrade, qui n’est pas familiarité mais remontrance bienveillante : « Comment ? Vous ignorez Toulet ? » et il glisse, magnétique, sans vous quitter des yeux, l’indispensable ouvrage de Frédéric Martinez dans votre besace. Il vous entraîne alors par l’oreille jusqu’au rayon « belluaires et porchers » et vous met sous le groin, histoire de vous l’affiner, quelque volume publié chez Honoré Champion ou La Revue des Lettres modernes, tous deux consacrés à Léon Bloy ! Et la ronde ne fait que commencer : Blèche, ce roman « de la tradition Constant (Benjamin) : sec, inaccessible au sentiment », ce titre de Drieu que Kasbi est l’un des rares à ne pas méconnaître, rejoint votre panier d’achats. Qui s’étoffe illico des œuvres complètes d’Aragon, de Claudel, de Valéry.


Kasbi l’a compris : « Le langage est voué à la faillite, les jeux formels de la poésie le sauveront temporairement – mais la littérature n’est que provisoire ». La conscience de ce caractère éphémère, là où elle en dissuaderait d’autres, ne fait qu’attiser sa passion de critique : chaque figure évoquée, chaque page tournée, chaque phrase citée porte le propos ici tenu à son point d’incandescence, et contribue à tailler sa dure pointe de diamant.


En Belgique francophone, un adjectif conservé de l’ancienne langue française (ce n’est donc pas un belgicisme endogène !) cerne le tempérament d’un Kasbi : on dirait de lui qu’il est « partageux ». Parce qu’une fois l’émotion de lecture éprouvée, son premier souci n’est pas de la conserver égoïstement, mais de la transmettre – comme on passe, de peau à peau, une fièvre ou, avec virtuosité, un ballon. On se laisse prendre au jeu. La sympathie et le bon goût font le reste. De toute façon, à un homme qui n’a pour autre injonction à la bouche que : « Lisez ! », comment n’accorderait-on pas une confiance aveugle ?

Frédéric SAENEN

François KASBI, Supplément inactuel avec codicille intempestif au bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, Éditions La Bibliothèque, 170 pages, 14 euros.




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