"Qui est Charlie?", la folie du prophète

Le cas Todd

 

Vu la polémique actuelle, il est intéressant de rappeler comment  Emmanuel Todd, démographe et anthropologue, a acquis sa notoriété : l’homme a pronostiqué en 1976 la chute de l’URSS en établissant la corrélation entre la montée de la mortalité masculine, la baisse de l’espérance de vie masculine (largement due à l’alcoolisme) et la stagnation économique et en en déduisit un « déficit » d’adhésion de la société soviétique face au discours dominant des élites. Son ouvrage, La chute finale, bénéficia d’une couverture exceptionnelle des médias, ce qui n’empêcha pas Emmanuel Todd d’être très critiqué, voire ridiculisé par la classe des « soviétologues » (catégorie d’intellectuels disparus corps et âmes après la chute du mur).

 

Au final,  Emmanuel Todd avait vu juste (ce n’est que tout récemment que l’espérance de vie masculine s’est redressée en Russie). Last but not least, notre chercheur s’était découvert des dons (réels) de polémiste qu’il utilisa dans le combat contre le traité de Maastricht et la monnaie unique. Un temps compagnon de route de Philippe Séguin (avec qui il contribua à inspirer le discours sur la fracture sociale qui fit élire Jacques Chirac), puis acoquiné aux communistes, Todd a ensuite prophétisé la chute de l’empire américain (Après l’Empire en 2002) et la fin de la démocratie (Après la démocratie, 2008), choses qui ne se sont pas encore réalisées (mais patience). Notons enfin que le polémiste fait oublier le travail majeur du chercheur (L’origine des systèmes familiaux en 2011) mais l’un nourrit l’autre, au point qu’il est difficile de séparer dans ses livres ce qui relève de la provocation ou de la démonstration scientifique. On va voir que Qui est Charlie souffre entre autres de ces travers…

 

 

Polémique, j’écris ton nom !

 

Que dit Emmanuel Todd dans ce livre ? Que les 4 millions de personnes qui ont manifesté dans la rue le 11 janvier l’ont fait, sans le savoir au nom… de leurs structures familiales ! Selon lui, c’est la France anciennement contre-révolutionnaire, l’Ouest notamment et  la bourgeoisie anciennement catholique, qui ont manifesté pour la défense de la liberté d’expression mais surtout contre l’Islam. Todd convoque ses cartes, des enquêtes de l’INSEE pour sa démonstration, remonte en arrière et trace des généalogies électorales (le vote de Maastricht) et se montre sans appel : ce sont les « cathos zombies » (quelqu’un a le numéro de George Romero ?), anti-musulmans et, au fond, restés anti-républicains (avec Todd, on a l’impression que, si les ancêtres ont été contre la Révolution de 1789, la famille le sera sur les trente générations suivantes), qui donnent le « la » en France et oppriment une minorité pauvre, discriminée, les musulmans, relégués dans les banlieues. S’en suit vers la fin une diatribe contre Eric Zemmour et Alain Finkielkraut, zélés défenseurs de la francité, qu’il accuse d’avoir contracté des mariages endogames (c’est-à-dire avec des françaises juives) contrairement à nombre de gens des banlieues qui choisissent quant à eux l’exogamie (notre grand intellectuel semble complètement ignorer les nombreux cas de jeunes français issus de l’immigration maghrébine qui vont chercher des femmes « pures » et soumises au bled, passons). Nous voilà, selon Todd, dans une néo-République de moins en moins républicaine…

 

Victime de son prisme déformé

 

Entendons-nous bien : Todd avait le droit de critiquer l’unanimisme du 11 janvier (bien loin de l’esprit de Charlie Hebdo) et de s’interroger sur les motivations des manifestants. Remarquons cependant tout de suite qu’il surdétermine le poids des structures familiales et utilise fréquemment des raccourcis (exemple : les catholiques zombis ont troqué le Dieu unique pour… La monnaie unique !) qui desservent par l’outrance sa démonstration. Todd a un tropisme commun à de nombreux chercheurs, aussi géniaux soient-ils : il voit et analyse le monde uniquement du point de vue de ses angles de recherche. Du coup, il fait de François Hollande, rejeton d’une famille catholique, un « catho zombie « (un de plus), postulat qui explique tous ces choix politiques… le débat serait long et on trouverait certainement des arguments allant dans le sens de Todd (les courants démocrates-chrétiens en Europe se sont largement investis dans le combat européen et fédéraliste). Reste que son livre, stimulant, souffre pour le moins de ce travers (sans compter un anticatholicisme virulent qui étonne…).

                                                                                      

 

Et pourtant…

 

Pour autant, il y a des éléments intéressants dans ce livre. Comme d’autres, Emmanuel Todd attire notre attention sur la montée de l’inégalité dans notre société occidentale et sur les fractures qui la parcourent ; il analyse la mobilisation du 11 janvier comme celle d’une société de cadres, inclus dans la mondialisation et l’Europe (on est ici proche des thèses de Christophe Guilluy), qui laisse indifférente une large partie des classes populaires. Une large partie de la France n’a pas voulu effectivement manifester soit par indifférence, soit par sympathie ou adhésion partielle ou entière aux idées des frères Kouachi (il ne fallait pas blasphémer le prophète). Todd voit bien ce phénomène mais avec des œillères d’intellectuel progressiste. S’il reconnait l’antisémitisme d’une partie des jeunes issues des banlieues, il n’en tire rien et n’établit pas de corrélation avec le salafisme. Tout, pour lui, est la faute des élites européistes qui préfèrent entraîner le pays vers le « laïcisme » et le « néo-Républicanisme ». Au final, voici un livre donc décevant, écrit par un homme qui croit avoir tout compris. Reste qu’il faut le lire car, chers lecteurs, son auteur a été désigné comme un homme à abattre…

 

L’Ayatollah du progressisme

 

On signalera juste que l’actuel premier ministre s’est fendu d’une tribune dans Le Monde (le journal qui pense juste…) pour condamner et le livre et son auteur. On ne reprochera pas au premier ministre d’avoir son opinion et de la proclamer. On lui reprochera cependant de nous dire quoi penser : pour un peu, on se serait crus dans le 1984 de George Orwell !

 

On demande donc sereinement à Manuel Valls d’arrêter de sermonner les intellectuels et de stigmatiser leurs livres : un premier ministre a autre chose à faire que de recommander l’ostracisme d’Emmanuel Todd (après avoir condamné, tel Savonarole, Le suicide français d’Eric Zemmour) et de jouer les Torquemada de pacotille. A bon entendeur…

 

Sylvain Bonnet

 

Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Seuil, mai 2015, 252 pages, 18 €

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1 commentaire

très très bien vu. 

 Par contre, malgré les exhortations louables et du chroniqueur, je ne crois pas que je lirai ce livre bouffi de certitudes, d'approximations  et de raccourcis-clavier à 2 balles . Avec des cinglés d'islamistes qui dégainent la kalash dans les trains pour tuer le maximum d'entre nous, continuer à  considérer que le vrai ennemi de nos sociétés et de nos valeurs républicaines est le catholicisme familial à la papa  me semble relever clairement de la psychanalyse . Et les livres partisans et manipulateurs  écrits par des intellos d'extrème gauche (à la Alain Badiou /Plenel ), déconnectés de la realité, mais quand même maîtres à penser à la bobosphère, c'est un peu fatiguant.

 

En gros, et pour parler à la Volfoni, merci de l'avoir éparpillé façon puzzle.  On aimerait retrouver ce genre de  critique intelligente et respectueuse, mais iconoclaste, dans la presse écrite.