"C'était les Daudet" de Stéphane Giocanti, un essai érudit et intime

Rarement on vit l'érudition si fortement unie à l'intime que dans ce Quintet titré peut-être un peu facilement C'était les Daudet. La quatrième de couverture annonçait : « Nous comptons, si je sais compter sur mes doigts, cinq Daudet, qui ont tous du talent comme un seul Alphonse Daudet et cela me semble bien extraordinaire. » Au ravissement de Rachilde, Stéphane Giocanti a répondu par un inventaire des faits et des gestes, la patiente et subtile analyse d'un très vaste corpus. En langue claire, sans effusion ni lyrisme, au fil des pages, le livre, lentement et sûrement, nous déporte, phénomène d'empathie, supplément d'âme, sur un autre terrain. Ce livre comme un jardin à la française....


Entrons, voulez-vous ?


À l'ombre du mail, le patriarche. Air connu. L'auteur des Lettres de mon moulin demeure la station obligée de tous les écoliers du Primaire depuis plus de cent cinquante ans, notre « Dickens », le doux sadique auquel nous dûmes nos premières larmes, suivant, chose rare, le jeune Jack, du confort et du bonheur à la détresse. L'auteur officiel avait été un jeune faune... sottement je lui donnais un visage à la Raimu. Que nenni. Il n'est de jardin sans ronces ni mauvaises herbes, nous devrons poursuivre la promenade, parcourir d'obscures allées, négliger les paisibles parterres, oublier l'ordonnance. Adieu roses, magnolias, pensées ou tulipes, le temps des orchidées, des plantes carnivores et vénéneuses est venu et aussi, oubliés les paisibles bassins, canaux, aux fières statues de pierre s'est substituée une chair rose, vorace, détruisant le jardin qui à présent n'est plus que labyrinthe de grottes, enchevêtrement de lierre et de ronces. Ce jardin, c'est la France de 1840 à 1940.


Alphonse Daudet (1840-1897)

Le ver, déjà dans le fruit. Du délicieux, de l'élégant Alphonse, nous ne savions rien, ignorant, qu'il se sera toute sa vie battu avec la même ardeur que sa fameuse chèvre, contre l'incurable vénusienne, Dame Syphilis et de son fils, l'odieux ou admirable Léon, pas davantage, si nous mésestimions sa piété filiale. Léon se voudra médecin et seules les coulisses de la Faculté, l’arrogance, la salauderie et l'inhumanité des Mandarins, l'empêcheront d'aller plus avant, la littérature y gagnera Les Morticoles, outre cet inutile brûlot, les Diafoirus ne changent guère, Daudet conservera cet œil et cet esprit attentif aux dérèglement des corps et des âmes étendus au corps social qui signe l'écrivain médecin. Pour le meilleur et pour le pire. Entre douceur du berceau familial et abjection sociétale, Léon forgera sa terrible statue. La maison du père est aussi la maison maternelle. En dépit d'un fort priapisme, Alphonse épousa la plus sage et la sublime des Dames, Julia, femme de lettres, admirée d'Edmond de Goncourt, dent dure et jugement sévère, autant pour son art de recevoir que pour celui d'écrire. Parfaite en tous points, si l'on en croit Giocanti, la belle hôtesse fut aussi sage que gracieuse, sachant lire, corriger et soutenir son époux en toutes circonstances. À cette mère admirable, deux fils viendraient, Léon et Lucien, deux ailes à un ange femelle, aussi dissemblables que feu et eau. L'un, Léon le paon demeuré célèbre pour ses colères, ses violences mal tempérées et son soutien à la chose littéraire, le gros Léon, séide de Charles Maurras et de l'Action française, le second et c'est là tout le charme du livre : Lucien, dans Lucien il y a luciole, qui exècre, on le comprend, l'AF « et ne veut pas toucher à la politique ». De cet éternel jeune homme blond et pâle, cet Adonis, naguère salué par le jeune Paul Morand, l'histoire littéraire ne consent à se souvenir qu'au rayon potins d'alcôve, notant qu'il fut l'amant de Proust et de Cocteau. Giocanti nous apprend qu'il fut un enfant chargé de dons, poète sensible, peintre talentueux, surtout romancier courageux. Si courageux, qu'il disparut des registres mémoriels. Le second, après Montesquiou et ses hortensias bleus, à oser inscrire l'amour grec au chapitre roman du temps. Chez les Daudet, on écrivait comme les dames se pommadent et rêvent, à toute heure du jour et de la nuit, sans prendre de repos. Lucien comme un vivant reproche aux violences de son frère Léon.


La structure du livre dénude le réel comme roman. Crime et châtiment. L'amour des sirènes engendrera la syphilis, comme les fureurs léonines causeront, terrible ricochet, la mort du fils, le pauvre Philippe. Que pensait Pampille, femme de Léon Daudet, qui jusque là s'était distingué dans l'art culinaire ? Terrible aventure arrivée à un enfant, rêvant de cartes et d'estampes, de terres inconnues et de liberté, rattrapé par la politique, ses sbires, ses agents, les indics, les flics, ce monde interlope où politique toujours s'unit au banditisme. L'enfant mourra. L'enquête bâclée conclura par un suicide et le lâche assassinat ne sera jamais vengée. Pire, son père sera emprisonné pour insultes... évadé par ruse, contraint à l'exil. La vie de l'infatigable Léon sera un roman vrai.


Celle de Lucien, celle d'un papillon prisonnier de la lumière d'un astre.


Semblable mésaventure arriva à Vita Sackeville-West, demeurée dans l'histoire littéraire pour avoir un temps partagé la couche de Virginia Woolf et dans celle de l'horticulture pour avoir inventé le merveilleux jardin de Sissinghurst! Et pourtant, je tiens Toute passion abolie pour l'un des dix plus beaux livres du siècle dernier. Peu d'écrivains parviennent à faire entendre la joyeuse détresse de ce qui n'a pas eu lieu et pourtant exista, ce très furtif instant où mus par l'intime certitude que ce non lieu, ce non advenu nous sera un bien plus fidèle compagnon que l'amas de nos souvenirs, ces vieilles lettres que nous ne saurions relire sans honte ou incompréhension, nous dédaignâmes librement un bonheur promis. Il semble que Lucien ait reçu en partage cette grâce à saisir les élans des cœurs, les choses invisibles. Une certaine bonté, qui est intelligence pure signe la lignée Proust, Cocteau, Lucien Daudet, Roland Barthes.... Je la sais qui fera bien sourire les amis de Céline et Bukovski, les mâles amateurs des secrets de latrines, qui savent sonder les âmes comme Monsieur Purgon, les vases de chambre, cette race nouvelle d'écrivains qu'on prétend aujourd'hui nous donner comme parangons d'une prétendue lucidité, qui n'est que la monstration hystérique d'un puéril et enfantin orgueil. Le livre de Giocanti donne à entendre ce contre-chant.



Dans le paisible jardin l'ombre s'étend à présent


À mesure que Lucien s'éloigne du monde comme il va mal, Léon Daudet gonfle et enfle. Monstre au sens balzacien, il tâtera, génial graphomane, de tous les genres, écrivain de science fiction, neurobiologiste amateur, inlassable critique littéraire et théâtral, connu pour laisser l'idéologie toujours à la porte du cabinet de lecture, Daudet aura célébré et Céline, mascotte de la gauche communiste et pacifiste et Darien, anarchiste en rupture de ban. L'oeuvre du Lovecraft français, la faute à la passion politique sans doute, tombera à la trappe. De ce Jules Vernes ou ce Gustave Lerouge intellectuel, l'oeuvre n'a pas passé le terrible portillon de la Postérité, seule la figure est demeurée. Honneur à Giocanti de l'avoir dépouillée de son aura et de nous avoir restituée sa puissance créatrice. De ces livres, désormais introuvables, nous saurons l'essentiel, Giocanti les a lus, comme il convient de lire, crayon à la main.


Léon Daudet (1867-1942)

De la même manière, désormais nous savons aux côtés de Proust et de Cocteau, la présence de Lucien et égrenons, ravis à l'instar de Rachilde, le beau titre de Chemin mort. Hier, il servait de métaphore à la « race maudite » aujourd'hui, il illustre une certaine idée de la France. Dans le beau parc aux cerfs, une chèvre a passé, qui toute une nuit, deux millénaires durant, avec courage souvent, a combattu le loup.


Ce Quintet donc à lire et relire sans modération, un crayon à la main, pour noter tout ce que l'on ignore d'un siècle que l'on croyait connaître. J'ai aimé que ce livre rappela l'importance qu'eût l'Action française ( le journal) , Walter Benjamin lui-même y était abonné ! À travers son récit, nous mesurons à quel point ce  « stupide XIXe siècle », ses querelles littéraires et politiques, a pesé sur le notre et comme la République des Lettres et la France des Partis ne se sont jamais départies de leur goût des factions, des frondes, des excommunications. Tout le monde eut également à sa date et sa manière tort et raison. Sur un point seulement, la France eut peut-être tort et Léon avec elle : se refuser à abandonner l'heure du danger venue « la noble cause de l’antisémitisme » ; tort aussi sans doute aujourd'hui de ne pas soutenir Israël histoire justement de laisser les coudées franches aux gêneurs. Qu'ils aillent mourir hors du sol européen cette fois-ci !


Grandeurs et misères


À présent que le service littéraire s'est fait service inutile, que la République des Lettres est moulin de maître Cornille et les Français, visages d'un autre temps comme papes en Avignon, savoir qui de Drumont ou de Maurras aura le mieux servi la « noble cause...» , importe peu. Amis et ennemis également ont déraillé, déraillent. Dieu que le parti noir a fauté ! Déjà il avait mis un jardin sur l'Oronte de Barrès à l'index, croyant, en sa vive paranoïa, voir moquer le jardin des Oliviers, quand Barrès réglait seulement ses comptes avec une comtesse vieillissante...


En dépit de bien des bassesses, de bien des crimes, chez les Daudet, père et oncle – Ernest fut un historien de renom – , mère et fils, on aura adoré Dame Littérature et tenté, par son efficace, d'élever le cœur des hommes.


Déjà beaucoup.



Sarah Vajda


Stéphane Giocanti, C'était les Daudet, Flammarion, janvier 2013, 398 pages, 23 euros

1 commentaire

Autant Alphonse fut un grand conteur, autant la figure de Léon me laisse plus dubitatif sur le plan littéraire. Par contre, il a laissé des souvenirs très intéressants (publié par la collection bouquins en 1992) et son livre sur Clemenceau, qu'il a bien connu, est souvent utilisé comme source par les historiens, avec doigté critique.