André Gill. Les dessins de presse et la censure : les ravages d’Anastasie

Les événements tragiques de janvier dernier, encore dans toutes les mémoires, témoignent que ce livre reste d’actualité. Et même d’une actualité brûlante, le terme n’a rien d’excessif. Les faits qu’il évoque, les problèmes qu’il soulève, il serait aisé de les transposer à notre époque. Car Anastasie sévit toujours. Rarement, par bonheur, en faisant couler le sang. Plus souvent, de façon larvée, sous couvert de moralité. De conformité avec un consensus général. Voire, plus hypocrite encore, en suscitant chez les polémistes de la plume ou du crayon, voire du micro, une forme d’autocensure pour échapper aux rigueurs de la loi. Laquelle rend chaque jour plus illusoire la prétendue liberté de la presse : il n’est que de considérer les lourdes amendes auxquelles s’exposent les contrevenants, les procès pour délit d’opinion intentés par les gardiens du dogme, prompts à se constituer partie civile pour les mettre hors d’état de s’exprimer. Bref, en ce domaine, rien de nouveau sous le soleil. L’acharnement reste de mise. Et le talent n’est pas un alibi, au contraire.

 

Anastasie, son visage grimaçant de vieille harpie, son hibou sur l’épaule, entre les mains, son immense paire de ciseaux. Il n’est pas d’allégorie plus parlante.  Celle-ci illustre la couverture de l’essai que signe Philippe-Robert Leclercq. Elle date de 1874. Son auteur, le dessinateur André Gill, l’a croquée à maintes reprises, toujours dans des postures évocatrices. Il est vrai qu’il avait de la mégère une longue pratique. Et même une véritable familiarité avec elle qui l’avait traîné devant les tribunaux de la monarchie, de l’empire et de la république. Autant dire que ce maître de la caricature fut en son temps, la seconde moitié du dix-neuvième siècle, considéré comme un gêneur, comme un adversaire redoutable par les régimes successifs. Gage de son indépendance – et de son succès.

 

L’auteur de cette biographie s’attache donc à faire revivre Louis-Alexandre Gosset de Guines, né à Paris en 1840, la même année que Zola. Passionné par le dessin, devenu, sur les conseils du célèbre photographe Nadar, André  Gill (André, en hommage à son ami André Cheviron, l’un des grands architectes de Paris, Gill, en témoignage d’admiration pour le Gilles peint par Watteau). Il se lance dès sa jeunesse dans le dessin de presse. Un début de carrière encouragé et soutenu par un maître du genre, Charles Philipon, directeur de La Caricature et du Charivari, qui a immédiatement senti le talent prometteur du jeune homme. Philipon est resté célèbre pour un de ses portraits-charge, la métamorphose du visage de Louis-Philippe en poire. Elle lui a valu six mois de prison et une forte amende en 1832. L’époque est, du reste, riche en dessinateurs et caricaturistes  de valeur, à commencer par Honoré Daumier, le plus prolifique de tous.

 

En mars 1859, le premier dessin de Gill est publié dans Le Journal amusant. Début d’une longue série parue dans plusieurs feuilles (dont Le Hanneton, journal des toqués, interdit en 1868, ou encore La Lune, interdite elle aussi la même année, aussitôt remplacée par L’Eclipse) auxquelles il donne en même temps des poèmes et des nouvelles. Mais les décrets sur la presse promulgués dès son arrivée au pouvoir par Napoléon III restreignent considérablement la liberté des opposants. Gill en fera très vite l’expérience. A ses activités de caricaturiste et d’écrivain, il joint désormais celle de chansonnier à Montmartre. Le célèbre cabaret Le Lapin à Gill, devenu Le Lapin agile, dont il a peint l’enseigne, immortalise son nom. Non content de participer au journal La Rue de son ami Jules Vallès, il  crée lui-même  des revues, mène la vie de bohème, participe au cercle des poètes Zutiques que fréquentent Verlaine et Rimbaud.

 

La politique ne le laisse pas indifférent, même si on a pu lui reprocher la tiédeur de son engagement en faveur de la Commune, en 1871. Mais il va sans dire que le 2e Bureau ne reste pas inactif. Vallès, Rochefort, Gill et quelques autres font l’objet d’incessantes tracasseries plus ou moins graves. En dépit de la célébrité que lui valent, outre ses portraits-charge, ses caricatures de célébrités de son temps, de Gambetta à Wagner, d’Hugo à Dickens, remarquables par la verve qu’il y déplie et l’acuité de son regard,  il fut, toute sa vie, en butte à la censure. Au point de symboliser l’artiste victime de la lutte incessante entre la liberté sous toutes ses formes et la répression. Jusqu’à sa mort, en mai  1885, à l’asile d’aliénés de Charenton où l’ont conduit la démence et son délire au cours d’un peu glorieux épisode belge.

 

Une existence d’exception qui en fait un des grands témoins de son temps. Pierre-Robert Leclercq brosse de ce demi-siècle une fresque magistrale, nourrie de multiples citations puisées à maintes sources. La vie politique, le foisonnement littéraire et artistique y sont évoqués avec leurs implications réciproques. Chaque épisode de la vie de son héros, allègrement mené, est illustré de dessins et peintures qui permettent de mesurer la maîtrise de ce dernier. Le tout constitue un témoignage de premier ordre.

 

Jacques Aboucaya

 

Pierre-Robert Leclercq, André Gill. Les dessins de presse et la censure, Les Belles Lettres, mai 2015, 204 p., 19 €.

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1 commentaire

Ayoub

Excellente critique ; "un peu glorieux épisode belge" ?