Jean-Pierre Duprey, Stanislas Rodanski, Claude Tarnaud


L’Anthologie de l’Humour noir d’André Breton, dans son édition définitive du 16 mai 1966, se referme sur un portrait de Jean-Pierre Duprey, celui qui « habite une maison sise au cœur d’une forêt pleine de loups ». Il est, à la fin de ce livre, « le prince du royaume des Doubles » dont le domaine « vaut la peine qu’on s’y aventure ». Une invitation que l’on devine périlleuse au risque des morsures. Elles répandent comme un poison de quête, à condition d’être hanté par le goût des questions. André Breton évoque à son sujet une « époque spirituelle », un temps où l’aventure gravissait en marge des mirages, là-dedans en quelque sorte, entre réel et imaginaire, poésie et fantastique. Mélancolie d’une période où la littérature servait d’appui pour se bâtir une vie, loin de l’impérieuse réalité. Il y avait encore la promesse d’une autre voie, alternative aux dogmes de la matière, à cette croyance superstitieuse que le réel s’achète. La poésie misait sur Le Mont Analogue, La Forêt Sacrilège, La Victoire à l’ombre des ailes  ou Le Joueur Blancvêtu. C’étaient des cartes à jouer pourvu que l’on veuille s’en sortir par des mots étincelants, voire énigmatiques,  plutôt que des doctrines en forme de barbelés.

 

Par hasard (« Le hasard est le maître de l’humour », Max Ernst), plusieurs livres sont récemment parus qui rappellent le nom de l’aventure au sens où celle-ci se joue sans gain, sans espoir de pactole, sauf à considérer l’errance comme un chemin roulant vers l’inconnu. 


Dans Pour chorus seul, Patrice Beray s’attache aux figures de Jean-Pierre Duprey et de Claude Tarnaud, deux écrivains considérables. Son essai de fine plume met en relation ces évadés de la littérature ayant appartenu, en surfers affranchis, à la dernière vague du surréalisme. Maîtres du « haut lyrisme », ils ont semé derrière eux la critique qui ne suivit par leurs exploits. Ils ont fait de la poésie un art vivant qui combinait le vécu et le mythe. Ils ont inventé, excusez du peu, le « roman méta-romanesque ». Un genre qui annonce la Nouvelle Fiction, soit un mouvement mis en lumière par Jean-Luc Moreau, dès 1992.


« Ma poitrine était bleue, je perdais du ciel.
Non, je ne me fierai pas à la largesse des choses. J’irai
autour. Je descendrai plus bas, élargissant mes habitants,
mes empreintes fermant mes crevasses, mes animaux durcis
dans le temps… », Jean-Pierre Duprey

 

Alors que nous connaissons les écrits de Jean-Pierre Duprey par la publication de ses Œuvres complètes (Christian Bourgois Éditeur, 1990), ceux de Claude Tarnaud ne bénéficient que d’un éclairage diffracté (redevable à L’Arachnoïde, L’Écart absolu, L’Empreinte et la Nuit, Lettera Amorosa, Phases notamment) jusqu’à ce que Patrice Beray rende possible la publication de L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien aux éditions Les Hauts-Fonds, soit une suite de fragments « au-dessus de l’abîme ». L’ouvrage est dédié à Stanislas Rodanski.


« Avant de quitter l’Europe, j’avais fait la connaissance du poète Ghérasim Luca, à l’occasion d’un de mes passages à Paris. J’avais gardé de lui l’image du regard le plus éperdu et le plus exigeant qui fût, et la présence à ses côtés de Béatrice, la merveilleuse Béatrice dont, depuis des années, nous étions nombreux à tenter vainement de cerner l’énigmatique beauté n’avait fait que nous rapprocher », Claude Tarnaud



Stan, ce Pessoa de l’hétéronyme autrement appelé Nemo, Lancelo, Domino Faber, Patrice Truro…, que préfaça naguère Julien Gracq (La Victoire à l’ombre des ailes, Christian Bourgois Éditeur, 1989), est l’un des membres autoproclamés du « Club des ratés de l’aventure », engagé dans l’armée « comme soldat inconnu », qui poursuit depuis sa disparition, en 1981, une existence posthume incognito. C’est aussi regrettable que d’ignorer les œuvres d’Antonin Artaud, de François Augiéras, de René Daumal ou de Jacques Rigaut. Car nous sommes ici au cœur de l’aventure qui ne dépend de personne, sauf peut-être de Nerval, soit d’une guerre contre l’algorithme du temps et d’un territoire limité par un manque d’imagination. 


« J’ai vu – je dis voir et je vois », Stanislas Rodanki


François-René Simon, l’un de ses plus ardents prosélytes, vient de satisfaire notre soif de littérature habitée jusqu’au risque, en proposant Substance 13 et Je suis parfois cet homme, deux ouvrages miraculeusement assemblés signant la profession d’un écrivain qui se voulait « héros de roman ». Fragments d’excès, poèmes vertigineux, ces textes vont plus loin que le charroi des livres courants, ils font rayonner, à la suite d’Antonin Artaud, l’écriture qui ne se soucie pas de paraître car elle se manifeste sans concession.




 

Jean-Pierre Duprey (« Vous êtes certainement un grand poète, doublé de quelqu'un d'autre qui m'intrigue. Votre éclairage est extraordinaire », André Breton, 18 janvier 1949), Stanislas Rodanski, Claude Tarnaud accompagnent en actes et en mots le dernier ressac du surréalisme, le plus vibrant, le plus déterminé à mort, le plus emblématique d’une littérature comme source de vie. Ce sont, incontestablement, les derniers héros du geste lyrique sans pose. Leur « œuvre-vie », tendue vers nous grâce aux efforts de Patrice Beray et de François-René Simon, est une question brûlante. L’écrivain n’est-il pas vain s’il ne se met lui-même en danger pour secouer nos chères habitudes ?

 

Guy Darol

 

Patrice Beray, Pour chorus seul, À Jean-Pierre Duprey et Claude Tarnaud (essai poétique), Les Hauts-Fonds, 70 p., octobre 2013, 14 €

 

Claude Tarnaud, L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, Les Hauts-Fonds, 167 p., septembre 2013, 18 €

 

Stanislas Rodanski, Substance 13, édition établie par François-René Simon, Aux Éditions des Cendres, octobre 2013, 24 €

 

Stanislas Rodanski, Je suis parfois cet homme, édition établie et présentée par François-René Simon, octobre 2013, 17 €

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