Clio et ses disciples — Écrire l’histoire en Grèce et à Rome

Histoire ancienne

 

Publication, aux Belles Lettres, sous le titre Clio et ses disciples, d’un best of de textes sur l’histoire empruntés à divers historiens gréco-latins. Si antiques soient-elles, ces pages n’ont pas pour autant atteint leur date de péremption.

 

L’éditeur, les Belles Lettres, et le titre même de l’ouvrage, Clio et ses disciples — Écrire l’histoire en Grèce et à Rome, laissent attendre un ensemble de textes théoriques sur la manière dont les historiens de l’Antiquité envisageaient leur travail. Ce n’est pas exactement le cas. Certes, Tite-Live et Cornélius Népos et Hérodote et bien d’autres encore n’ont pas manqué d’exposer, dans des préfaces souvent célèbres, la manière dont ils concevaient leur mission — oui, leur mission, puisque l’histoire est souvent envisagée comme un moyen de garantir la gloire qui elle-même permet d’accéder à l’immortalité[1] —, mais Marie Ledentu et Gérard Salamon, qui ont composé le menu de ce recueil de trois cents pages, ont très judicieusement évité de s’en tenir aux « déclarations d’intention » de tel ou tel et entendent nous faire goûter et savourer la matière même de l’histoire ancienne. On trouvera ainsi un chapitre consacré à des anecdotes, souvent fort drôles, et à des faits divers, qui prouvent que la « nouvelle histoire » — autrement dit l'intégration de la petite histoire dans la grande — inventée il y a quarante ans par Emmanuel Le Roy Ladurie et quelques autres n’était pas si nouvelle. A vrai dire, il est très difficile de tracer des frontières et de délimiter précisément des genres dans la littérature antique, puisque celle-ci ignore superbement cette différence entre théorie et pratique qui ne s’est véritablement installée dans les esprits occidentaux (et français surtout ?) qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle. En latin, le mot ars signifie tout à la fois pratique et théorie (le recueil de poèmes d’Ovide qui se nomme en français l’Art d’aimer pourrait tout aussi bien s’intituler Traité sur l’amour), et c’est sans doute cette confusion, ou plus exactement ce refus de dissocier l’indissociable, qui a contribué à faire des Grecs, et des Romains encore plus, d’aussi redoutables guerriers. Les anecdotes ne sont pas loin d’être autant d’exempla. Le portrait de tel soldat anonyme, ou presque, devient vite la figure du Soldat romain.

 

On ne s’étonnera donc pas de voir tout un chapitre intégralement composé de textes poétiques : le récit de Salamine par le Messager dans les Perses vaut bien tous les documentaires que la télévision nous offrirait aujourd’hui sur un pareil sujet — Eschyle, d’ailleurs, « y était » — et la frontière entre fiction et réalité n’est pas aussi tranchée que nous voudrions bien le croire. Bien sûr, nous ne pouvons nous empêcher de sourire lorsque Tite-Live évoque les rendez-vous nocturnes du roi Numa Pompilius et de la nymphe Égérie, mais Tite-Live lui-même ne cautionne pas ce qu’il raconte — il tient tout simplement compte du fait que l’histoire se construit autant avec des mentalités qu’avec des réalités. Et quand bien même Virgile n’aurait bâti son Énéide que sur des légendes, son poème n’en aura pas moins aidé Auguste à façonner l’unité de l’Empire. Mais, direz-vous, quand même, ces dieux, ces sorcières, ces Enfers — tout cela constitue un décor de bric et de broc peu compatible avec notre conception moderne de l’histoire ! Même la propagande se heurte à certaines limites ! Sans doute. Mais Lucrèce — dont on pourra regretter l’absence dans ce recueil, alors même qu’il n’a pas craint d’évoquer, au sens fort du terme, la naissance du monde et les origines de l’humanité — ne nous a-t-il pas expliqué dans une page saisissante que les Enfers n’étaient rien d’autre que la métaphore de nos tourments de tous les jours, et donc une projection de la réalité que nous connaissons ?

 

En fait, la grande question qui, sans d’ailleurs jamais être tout à fait résolue, se pose à travers ces textes et qui est d’emblée mise en lumière dans l’entretien avec Jean d’Ormesson qui sert d’introduction à l’ouvrage, est celle de savoir si un historien peut et doit être aussi un véritable écrivain. Là-dessus, bien sûr, les opinions divergent. Historien se dit en latin rerum scriptor, autrement dit « l’écrivain des faits réels », mais un professeur de rhétorique aussi précis et aussi méthodique que Quintilien ne manque pas de souligner la parenté qui existe entre le style du poète et celui de l’historien. L’histoire, nous le savons bien, est toujours à réécrire, puisqu’elle consiste à regarder le passé à travers le prisme d’un présent constamment fuyant. Il n’empêche que certains historiens, qu’ils se nomment Thucydide, Tacite, Tite-Live ou, chez nous, Michelet ou Chateaubriand, ont su produire des œuvres inscrites dans le marbre grâce à leur vision. C’est qu’il y a les faits, évidemment, mais aussi le point de vue sur les faits. S’il fallait ne garder que deux pages de tout ce recueil, nous garderions le récit de la bataille de la Trébie par Tite-Live. Victoire d’Hannibal sur les Romains ? Non, nous explique Tite-Live, défaite des Romains face à Hannibal, ce qui est tout à fait différent. Une telle rhétorique n’est pas sans rappeler l’affligeante mauvaise foi de commentateurs sportifs qui ne manquent jamais une occasion de « refaire le match », quand l’histoire est, par définition, déjà écrite, mais Tite-Live est tout à fait capable, dans d’autres passages, de manifester une réelle fascination, pour ne pas dire une réelle admiration, pour les Carthaginois, et il pose à travers un tel passage la question insoluble, mais si chère aux hommes, de la recherche des causes et de leur importance relative. Et c’est pourquoi, encore une fois, il est parfois si difficile de distinguer entre la petite et la grande histoire.

 

La nature universitaire de cet ouvrage lui vaudra assurément de retenir l’attention d’un certain nombre d’enseignants et d’étudiants, et c’est tant mieux. Mais plaise au ciel qu’elle ne refroidisse pas le grand public ! Celui-ci aura d’abord l’occasion de découvrir un certain nombre d’historiens mineurs sans doute, mais très respectables malgré tout, et si, il faut bien le dire, la lecture de certaines pages n’est pas toujours aisée pour qui n’a pas à sa disposition certaines données, nombreuses sont celles qui procurent une véritable jubilation. Y compris les plus sombres, puisque, comme le fait remarquer Jean d’Ormesson avec la légèreté profonde qu’on lui connaît, l’évocation de certaines horreurs antiques vient à point pour nous rappeler que notre époque n’est pas aussi sinistre que beaucoup voudraient nous le faire croire.

 

FAL 

 

Clio et ses disciples — Écrire l’histoire en Grèce et à Rome

Précédé d’un entretien avec Jean d’Ormesson

Textes réunis et présentés par Marie Ledentu & Gérard Salamon

Les Belles Lettres, septembre 2014

13,50€ 


[1] On lira de près une page de Cicéron dans laquelle celui-ci, tout Cicéron qu’il est, demande à un historien contemporain de bien vouloir écrire sa biographie. On pourra voir dans une telle requête (et dans les termes dans lesquels elle est formulée) la marque d’une vanité ahurissante, mais on peut aussi y déceler comme l’appel au secours d’un homme hanté par le pressentiment de sa propre mort et qui s’efforce de le dissimuler sous un ton badin. 

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