Marc Alpozzo, "Le Saut Nijinsky, journal d'un éveil"

De Vaslav Nijinsky (1889-1950), l'étoile des Ballets russes qui inventa une notation en danse, on gardera en mémoire la virtuosité et surtout l'incroyable hauteur et beauté de ses sauts. Si haut et longtemps suspendu qu'il semblait bien qu'il surplombait le vide. Ce vide, Marc Alpozzo l'a vécu, l'a traversé, ou plutôt a été traversé par lui tant ce mal qu'est la dépression fait de l'homme un vide. Le Saut Nijinsky, journal d'un éveil, est cette renaissance d'un penseur, professeur de philosophie et animateur de cafés philo, qui note chaque jour les étapes douloureuses de son retour à la vie. 

La vie, d'abord, c'est un ensemble de questions qui chacune assomme : la place du père, l'acharnement de petits malheurs qui forment le quotidien, l'incapacité à construire une famille, l'incapacité à jouir de petites joies simples, la consolation triste de ne vivre que dans un déni perpétuel... 

"Je suis triste surtout, car je n'ai vue qu'une partie de ma vie : la part tragique. J'en ai manqué la part poétique. Je n'en ai entendu que le bruit et la fureur. Occulté tout l'aspect fabuleux. "
 
Quel effort puissant a-t-il fallu pour s'extraire de la gangue gluante du réel et retrouver un peu la légèreté du vivant ? Cet effort, surhumain, est un long chemin vers la simplicité, aussi bien envers soi-même qu'envers autrui, le rapport à l'autre étant source pour l'auteur de multiples turpitudes, et l'écrasante présence d'une mère pour laquelle il oublie ses volontés pour satisfaire les siennes... 

Le Saut Nijinsky est un voyage, au sens propre (l'Amérique, terre paternelle, et les nombreux séjours et déplacements qui font de Marc Alpozzo un nomade à la recherche d'une attache — comme Descartes cherche un point fixe pour soulever le monde Marc Alpozzo cherche un point de joie pour ancrer le sien), mais aussi bien sûr au sens figuré. Une éclosion, d'un homme-de-souffrance vers un homme ouvert à la possibilité de la joie. Cet itinéraire est un combat, le résultat semble ténu, mais quelle victoire sur la vie d'alors : "Vivre. Vivre en danger permanent. L'histoire de ma vie". 

A l'arrivée de ce voyage double, un homme se redresse et se tient droit devant son destin, affronte enfin la possibilité de la joie :

"Pour sortir de la peine, de la mélancolie, il faut s'élever par delà bien et mal...  / Danser jusqu'à être dansé ... Pour changer d'état d'être... […] Sortir de la dépression et habiter le monde en poète"

Ce livre est le journal de bord d'un intellectuel en lutte contre sa nature sombre, une belle leçon.

Loïc Di Stefano

Marc Alpozzo, Le Saut Nijinsky, journal d'un éveil, Regard & Voir édition, 202 pages, 17 eur
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