Marguerite Duras : Biographie


UNE ÉCRITURE DEVANT LA MER

 

Il y aurait tant à dire sur Marguerite Duras que ce n’est pas dans le cadre étroit d’un article que l’on peut espérer faire le tour de ce personnage pour le moins singulier. Nous nous contenterons donc ici d’aborder quelques aspects particuliers pour tenter de donner un début d’éclairage, tout en sachant que nous ne faisons qu’entrebâiller une porte.

 

Française ayant passé son enfance en Indochine, Marguerite Duras conservera de ses premières années une emprunte indélébile qui marquera sa production littéraire. Plusieurs de ses romans, en effet, ont l’Orient ou l’Extrême-Orient pour cadre (Un barrage contre le Pacifique, Le Vice-consul, L’amant, L’amant de la Chine du Nord, etc.). Mais à côté de ce « cycle » asiatique, on retrouve la France, bien entendu (et Paris dans Le Square), mais aussi l’Europe en général (l’Espagne dans Dix heures et demie du soir en été, l’Italie dans Les petits chevaux de Tarquinia).Grande diversité de lieux, donc, chez Duras, comme si le monde n’était pas assez grand pour servir de cadre à l’angoisse que tente d’exorciser par ses œuvres ce petit bout de femme. Cette diversité, nous la retrouvons dans les moyens artistiques employés. Ainsi, l’auteure semble avoir hésité toute sa vie entre les livres, le théâtre et le cinéma (son film le plus célèbre est certainement Hiroshima mon amour, réalisé par Alain Resnais, mais on pourrait en citer beaucoup d’autres, notamment India Song, Les enfants, etc.). Comme en plus certains livres sont devenus des films (l’Amant de JJ Annaud) et que les scénarios des films sont ressortis en livres, on finit par s’y perdre et par ne plus savoir lequel de ces deux genres avait la primauté pour Duras. Il faut encore ajouter à cela que quelques romans ont une connotation biographique et qu’ils quittent donc le domaine de la fiction pure (ainsi dans Un barrage contre le Pacifique Marguerite Duras parle surtout de sa mère et de sa propre enfance en Indochine). Nouveau mélange des genres donc, nouveau brouillage. De plus, on observe la récurrence de certains thèmes ou de certains personnages qui se retrouvent d’un récit à l’autre. Ainsi India Song (1) (pièce de théâtre écrite à la demande du directeur du National Theatre de Londres mais qui deviendra un livre et finalement un film) reprend les héros du Vice-consul tout en étant consécutif de La femme du Gange. Mais Duras précise bien qu’il s’agit d’une œuvre originale :

 

« Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consul et projetés dans de nouvelles régions narratives. Il n’est donc plus possible de les faire revenir au livre et de lire, avec India Song, une adaptation cinématographique ou théâtrale du Vice-consul. Même si un épisode de ce livre est ici repris dans sa quasi-totalité, son enchaînement au nouveau récit en change la lecture, la vision. » (2)

 

En résumé, les personnages sont les mêmes mais la « vision » est autre. Le lecteur-spectateur finit donc par se perdre dans cette œuvre qui tient du labyrinthe et où les éléments se ressemblent tout en étant différents. D’autant plus que le thème musical intervient ici, par l’intermédiaire de quatre voix (voix de deux jeunes femmes et de deux hommes) qui parlent de l’histoire d’un amour vécu aux Indes. Ces voix ne s’adressent pas au lecteur-spectateur mais elles parlent entre elles, en parfaite autonomie, constituant une sorte de chant, de mélopée primitive. À la limite, elles ne sont pas faites pour être écoutées, elles sont, elles existent, c’est tout. On est donc loin d’un simple récit (la description d’une passion amoureuse) où les événements s’enchaînent. Ici l’histoire racontée sert de prétexte à la matérialisation des voix, qui prennent donc une connotation poétique évidente. À la croisée du théâtre, du cinéma, du roman, de la musique et de la poésie, l’œuvre appartient à un genre nouveau, hybride. Peut-être le but poursuivi par Duras était-il d’atteindre au Livre total, qui réunirait tous les genres ? Qui peut le savoir ?

 

Une littérature du désespoir

 

On a souvent dit que l’écriture de Duras était influencée par les procédés cinématographiques. Au vu de ce qui précède, on peut penser que c’est probablement vrai. D’ailleurs sa phrase n’a pas l’ampleur hugolienne ou proustienne. Au contraire, son style est plutôt haché, faisant défiler comme une succession d’images. On remarquera aussi l’importance de la parole: il y a souvent dans ses œuvres un personnage qui parle dans l’absolu, qui dit quelque chose qui doit être dit, mais sans pour cela qu’il s’adresse à un autre personnage du récit, ni même au lecteur. Cette vérité qu’il tente d’énoncer s’apparente parfois à un cri. Cri d’horreur et de désespoir devant la vie ou devant l’innommable. On comprend mieux, dès lors pourquoi la phrase durassienne ne s’embarrasse pas de longueurs. Rien de mieux qu’une phrase courte et concise pour suggérer ce cri. Mais au-delà du cri, il y a le silence. Car poussé à l’extrême ce cri débouche sur l’indicible ou le non dit. C’est tout le problème de la littérature finalement qui est ici évoqué. Comment en effet traduire par des mots ce que l’on veut exprimer ? S’il s’agit simplement de raconter une histoire avec un commencement et une fin, il y a encore moyen, mais si le roman (ou le film) veut dénoncer l’absurdité de la vie, la douleur, l’injustice, l’amour irréalisable, l’effroyable solitude ? Comment, avec des mots, tenter seulement de suggérer ce que l’on ressent ? Impossible, bien entendu et Duras l’a compris. Son cri s’achève donc sur le silence, signifiant par-là à la fois l’impossibilité pour toute œuvre d’art de traduire la vie, de l’exprimer (ce qui revient à avouer  la non-pertinence des mots), mais aussi l’inutilité pour l’être humain de recourir au cri  (à quoi bon clamer sa douleur quand celle-ci est tellement insoutenable qu’on ne peut tout de même pas l’atténuer).

 

On remarquera que cette alternance de cris et de silence tient plus du langage oral (et donc du théâtre ou du cinéma) que du roman. L’œuvre romanesque, par définition, décrit l’évolution d’un processus dans le temps : l’équilibre du début est rompu et on tente de le retrouver ou d’instaurer un autre équilibre. Par exemple tout se passe bien pour le héros, puis il tombe amoureux, cet amour est irréalisable, il souffre, tente par tous les moyens d’attirer l’attention de la femme aimée, il y réussit ou il échoue. Pour exprimer cette problématique, le romancier classique décrit les événements dans un ordre chronologique logique et pour y parvenir il lui faut des phrases structurées qui s’enchaînent l’une l’autre et qui vont vers un but. Chez Duras, au contraire, on a l’impression qu’elle nous assène des images brutes, un peu comme des flashes, par touches successives (comme au cinéma finalement, qui utilise des raccourcis). On voit moins l’histoire qui avance qu’on ne devine son cheminement par ces images successives ou par ces paroles dites qui s’apparentent à des cris de désespoir.

 

Une écriture de la vie

 

De tout ceci nous pouvons en conclure que Duras n’est plus une auteure classique au sens propre. Avec elle la littérature ne se trouve plus du côté des Belles-Lettres (recherche d’un style châtié, d’une perfection stylistique ou grammaticale, d’une approche esthétisante, etc.) mais plutôt du côté de la vie. Elle n’écrit pas pour faire joli mais pour hurler son message. Du coup la phrase ne sera pas retravaillée à l’infini, comme elle pouvait l’être chez Flaubert, cet éternel insatisfait. Ici, les romans sont écrits en quelques jours, dans une espèce de transe qui s’apparente à la folie. Pourtant le message passe et le lecteur est séduit. Mais il passe par une sorte de style immédiat qui s’éloigne du langage littéraire classique pour se rapprocher davantage du parler quotidien. En disant cela, il ne faudrait pas y voir une critique de la technique de Duras, bien au contraire. D’abord parce que, comme on l’a dit, celle-ci atteint pleinement son objectif (ce qui est tout de même le signe d’une œuvre de qualité) mais aussi parce que son style si primitif s’apparente parfois à une poésie incantatoire. Ce que l’on perd d’un côté (les grandes phrases souples et amples, bien travaillées et bien équilibrées), on le retrouve de l’autre sur le plan de l’émotion. Duras est parvenue à élaborer une nouvelle poétique, notamment par son recours à la voix (dans les films ou le théâtre) ou au monologue psalmodié. Ces voix solitaires qui s’expriment chacune de leur côté font paradoxalement penser au chœur de la tragédie antique. Leur but n’est pas de faire progresser l’histoire ni même de la raconter mais plutôt de traduire la tristesse de quelques individus face à cette histoire. Petit à petit ces voix qui étaient singulières finissent par se recouper et par constituer une sorte de mélopée unique, qui permettra au lecteur (ou au spectateur) de comprendre le sens de l’histoire (laquelle n’est pas vraiment racontée). De plus, si plusieurs personnages peuvent ainsi venir donner leur sentiment sur un même fait, à l’inverse, comme on l’a vu précédemment, un même personnage peut se retrouver d’un roman à l’autre, ce qui donne à l’œuvre entière l’impression d’une gigantesque polyphonie aux mille facettes. On retrouve donc par un autre chemin la beauté de l’oeuvre d’art si chère aux Belles-Lettres. Mais ici le jeu n’est pas gratuit. On ne fait pas du beau pour faire du beau mais pour traduire l’indicible, l’errance et la folie.

 

Un dépouillement

 

On remarquera d’ailleurs une évolution, dans toute l’œuvre de Duras, vers ce dépouillement qui confine au silence. Voici, à titre illustratif, un exemple tiré du Vice-consul, dans lequel, par la répétition des mêmes termes elle parvient à mieux décrire le désespoir du personnage. La complainte poétique se transforme finalement en cri d’horreur. 

 

« Je suis trop petite encore, je reviendrai. Si tu reviens, a dit la mère, je mettrai du poison dans ton riz pour te tuer.

Tête baissée, elle marche, elle marche. Sa force est grande. Sa faim est aussi grande que sa force. Elle tourne dans le pays plat du Tonlé-Sap, le ciel et le pays se rejoignent en un fil droit, elle marche sans rien atteindre. Elle s’arrête, repart, repart sous le bol. Faim et marches s’incrustent dans la terre du Tonlé-Sap, prolifèrent en faims et marches plus loin. » (3)

 

« Je suis trop petite » ; ces mots, tout en donnant des indications approximatives sur l’âge de la personne qui parle (une très jeune adolescente enceinte) prouvent aussi sa clairvoyance et l’impossibilité qui est la sienne d’assumer le destin qu’on lui assigne (métaphore de la condition humaine, finalement). « Encore » accentue l’impossibilité qu’il y aurait à réaliser la menace d’abandon. « Je reviendrai » est un appel désespéré vers la mère (et on sait combien  Duras recherchait l’amour de la sienne), qui tente de prouver l’inutilité qu’il y aurait à chasser sa fille, sa fille qui bientôt va accoucher. Mais la réplique de la mère est sans appel. Celle qui a donné la vie pourrait bien être celle qui donnerait la mort. Partir, c’est mourir et revenir, c’est être tuée. Fatal dilemme, donc. L’emploi du futur « je mettrai » claque comme un coup de fusil et symbolise à la fois l’impossibilité pour la petite d’échapper à son destin et la détermination de la mère à poursuivre le rôle qu’elle s’est assigné. « Tête baissée » indique la soumission et la résignation. La répétition de « elle marche » indique simultanément la durée de la marche, l’acceptation de son destin et la volonté de s’en sortir, cette dernière connotation étant renforcée par « sa force est grande ». Toutefois, cette force est aussitôt niée et contrecarrée par « la faim ». « Elle tourne » indique un mouvement circulaire, qui ruine l’idée d’arriver quelque part. Ce sentiment est renforcé par le côté « plat » du paysage, qui n’offre aucun point de repère, au point que les extrêmes que sont habituellement le ciel et la terre se confondent. La conclusion est irrémédiable : « elle marche sans rien atteindre.» Cette marche et cette faim sont donc tout ce qui reste à l’adolescente sans but, au point qu’elles « s’incrustent » dans la terre, mauvaises graines qui « prolifèrent plus loin ». Cette image résume bien le fait que la jeune fille n’a plus rien d’autre à attendre que cette marche et cette faim.



Il faudrait encore souligner la musicalité des phrases, due en grande partie à l’emploi des mêmes termes ou des mêmes sonorités. Il y a des inversions (je reviendrai. Si tu reviens…), des répétitions (elle marche, elle marche. Sa force est grande. Sa faim est aussi grande que sa force), des éléments qui s’enchaînent (elle marche…, s’arrête, repart), des parallélismes : je suis (indicatif présent) – je reviendrai (futur simple)/ si tu reviens (indicatif présent) – je reviendrai (futur simple). Notons aussi le rythme musical : « sa force est grande » (quatre syllabes réparties en deux et deux). « Sa faim est aussi grande que sa force » (dix syllabes réparties en deux, sept montantes et trois descendantes). Ce qui est sûr c’est qu’en cinq phrases Duras nous a fait pénétrer dans l’univers intime de la jeune adolescente et nous en a fait percevoir tout le désespoir beaucoup plus sûrement qu’une longue description n’aurait pu le faire. Son approche est humaine et elle nous touche. En même temps elle ne tombe pas dans la sensiblerie mais débouche sur la philosophie : comment survivre sur cette terre et pourquoi vouloir le faire si on est rejeté, s’il n’y a pas d’amour ?  

 

Les raisons du succès

 

On pourrait se demander s’il n’existe pas un malentendu à propos du succès rencontré par M. Duras. En fait, elle s’est fait remarquer dès la sortie de Barrage contre le Pacifique et sa notoriété ira sans cesse croissant. Cependant, il est clair que c’est après avoir remporté le Prix Goncourt en 1984 avec L’Amant qu’elle est véritablement devenue populaire. Si populaire que les universitaires qui étudiaient son œuvre depuis des années déjà dans leurs cénacles clos se sont demandé si ses dernières œuvres ne se rapprochaient pas plus du roman de gare que de la grande littérature. Eternel problème et problème complexe s’il en est et qui mérite quelques réflexions.

 

Tout d’abord, on pourrait s’interroger sur la pertinence d’attribuer le Goncourt à un écrivain déjà connu, passablement âgé et dont la notoriété n’est plus à faire. En effet, moins que la consécration d’une carrière, le prix devrait être plutôt une rampe de lancement pour des auteurs non pas inconnus (4) mais tout de même en début de carrière. Ceci dit, si on relit les intentions premières des frères Goncourt, le but était de récompenser le meilleur ouvrage d’imagination en prose de l’année, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les possibilités. Ce qui est sûr, c’est que les livres couronnés par le Goncourt bénéficient généralement d’une diffusion exceptionnelle dans le grand public, autrement dit qu’ils sont lus par des lecteurs honnêtes et cultivés certes, mais dont la littérature n’est pas forcément  la première préoccupation. Comme L’amant est aussi devenu un film, il est symptomatique de constater que pour beaucoup Duras se limite aux scènes érotiques entre l’héroïne blanche et son futur amant asiatique. Il y a cela aussi chez Duras, mais il n’y a pas que cela, loin s’en faut. Ce qui est sûr, c’est que les professeurs d’université qui avaient fait de Duras l’objet de leurs études ont vu d’un mauvais œil l’engouement soudain du grand public, comme si cette consécration populaire enlevait à leurs yeux de la valeur à leur écrivain favori. Mais on sait que la critique universitaire aime vivre en cercles fermés et que c’est à huis clos de préférence qu’on décortique entre initiés les œuvres de qualités.

 

Tout ceci pour dire que le Goncourt a contribué à assurer le succès de Duras. Toutefois, dans son cas, cela ne saurait constituer une explication unique. La cohabitation littérature/cinéma est certainement un autre facteur non négligeable, qui a fait comprendre toute la modernité de son œuvre. Comme le fait que des personnages ou des thèmes soient récurrents d’une œuvre à l’autre. (5) Car si un tel procédé permet au lecteur (ou au spectateur) de se retrouver chaque fois dans un univers familier, il est aussi le signe que l’écrivain a su créer un univers bien à lui, ce qui est souvent le signe d’une littérature de qualité. Les thèmes abordés, qui sont universels (peur de la mort, recherche de la raison d’exister, désespoir, révolte), n’ont pu manquer d’interpeller. Enfin, les activités de Duras, qui a souvent pris position dans de nombreux domaines, ont pu contribuer à asseoir sa notoriété auprès du public. Ainsi elle a fait partie de la Résistance pendant la guerre, puis elle a été membre du Parti communiste au temps où une telle filiation idéologique posait un écrivain (elle en sera exclue en 1955). (6) Ensuite, elle luttera contre la guerre d’Algérie (elle est une des signataires du Manifeste des 121, texte rendu public le 6 septembre 1960 et qui dénonçait le rôle de l’armée en Algérie et l’emploi de la torture) puis contre le pouvoir gaulliste. Éternelle amoureuse de la liberté, elle participa aux événements de mai 1968. On la retrouvera également, au début des années soixante-dix, auprès des mouvements féministes, avant de prendre du recul à leur égard. C’est que cette femme en quête d’utopie est profondément individualiste, même si elle aime les communions collectives. 

 

La mère

 

L’absence de la mère, c’est bien connu, est un des thèmes durassien par excellence. Sans vouloir retracer ici la biographie de notre auteure (voyez plutôt le livre de Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, Paris, 1997), il faut savoir tout de même qu’elle a été une enfant non désirée, sans doute battue et qu’elle n’a pas eu l’amour que tout enfant est supposé recevoir de sa mère. Visiblement cette carence a développé chez elle un sentiment de solitude ainsi qu’une certaine réticence à faire confiance à autrui.

 

De cette mère, qui se battait en Indochine contre l’impossible (empêcher l’inondation périodique de ses rizières par le Mékong), Marguerite a pourtant hérité la ténacité. Réfugiée dans l’écriture afin de donner un sens à sa vie, elle multipliera les œuvres de fiction avec obstination. C’est que l’écriture est pour elle devenue vitale, elle est la seule échappatoire qu’elle ait trouvée contre l’absurdité du monde et la manque d’amour. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’un de ses premiers romans soit autobiographique et tout entier consacré à cette mère inaccessible. Ce sera Un barrage contre la Pacifique (1950), ouvrage qui vaudra à l’auteure son premier succès littéraire. On y perçoit bien la relation ambivalente qu’elle entretien avec cette mère, aimée et détestée à la fois, admirée pour son courage mais aussitôt critiquée et dénigrée. Il faut dire que le père était mort et que, devenue veuve, la pauvre femme a dû se battre comme elle a pu pour élever ses trois enfants. En fait elle a peu de temps à leur consacrer (sauf peut-être au fils aîné, substitut du père, qui semble être le préféré), toute son attention étant reportée sur les tâches matérielles et sur cette rizière dans laquelle elle a mis tout son avoir et qui est supposée subvenir aux besoins de la famille. Mais elle aura beau se battre, le peu d’argent qu’il lui reste disparaîtra dans ce projet insensé. Pendant ce temps, délaissée, Marguerite joue avec les indigènes. Revenue en France à dix-huit ans, c’est encore sa mère qui lui impose le choix de ses études. C’est ainsi qu’elle se retrouvera en facultés de droit et de science politique et finira par devenir fonctionnaire au Ministère des Affaires coloniales.

 

Avec cette mère dominatrice elle n’a pas fini de régler ses comptes. On la retrouve en filigrane dans pratiquement toute sa production. Ainsi, dans India Song, à un moment donné, le Vice-Consul de France à Lahore prononce cette phrase en apparence anodine mais qui ne l’est pas :

 

« Chez moi, à Neuilly, dans un salon, il y a un grand piano noir fermé… sur le porte-musique il y a "India Song". Ma mère jouait India Song. Je l’entendais de ma chambre. Le morceau est là depuis sa mort… » (7)

 

Le morceau de musique fait plus que lui rappeler sa mère, il est sa mère, il l’incarne. D’ailleurs à un autre endroit (page 76), il dira être venu aux Indes uniquement à cause de cette musique et non par vocation consulaire. C’est donc la mère, même décédée, qui influence les choix de vie du fils, lequel tentera, dans cette Inde inconnue, de trouver l’amour : « Cet air me donne envie d’aimer. Je n’ai jamais aimé. » (8)

Rien d’étonnant, dès lors qu’il tombe amoureux de la femme de l’ambassadeur, laquelle joue souvent du piano. Est-ce la femme qu’il voit en elle, son corps désirable, ou simplement, à travers cette musique, le substitut de la mère ? Malheureusement pour lui l’Inde est un pays où « pendant la mousson l’humidité est telle que les pianos se désaccordent en une nuit » (Op. Cit., page 83). De fait, quand il déclarera publiquement sa flamme et manifestera son désir de suivre la femme de l’ambassadeur en villégiature dans les îles, comme d’autres invités y sont autorisés, quelqu’un lui répondra durement : « Excusez-nous, mais le personnage que vous êtes ne nous intéresse que lorsque vous êtes absent. » (9)   

On retrouve donc ce sentiment de rejet qui tenaillera Duras tout au long de sa vie et qui a bien pour origine l’absence de l’amour maternel. Comme on retrouve cette attirance pour les pays d’Extrême-Orient, lesquels symbolisaient bien pour elle la terre de la mère. On notera aussi qu’une fois repoussé dans son amour, le jeune Vice-Consul éclate en sanglots. C’est que chez Duras les hommes ont souvent un comportement féminin, tandis que les femmes sont plus fortes et plus maîtresses d’elles-mêmes. Là aussi, sans doute, il faut y voir une influence de la force de caractère de Madame Duras mère. (10) Mais si elles sont plus fortes que les hommes, les héroïnes ont aussi leurs limites. Ainsi elles semblent vivre dans une sorte d’ennui existentiel et tout leur est pénible. Par lassitude, elles multiplient les conquêtes amoureuses (la femme du Gouverneur collectionne les amants, comme Marguerite elle-même d’ailleurs), mais comment faire confiance à autrui quand l’enfant que vous avez été n’a pas reçu l’amour maternel ? Du coup toute relation est vouée à l’échec et le suicide vient souvent terminer une vie vide de sens, mais de cela nous reparlerons plus loin. Remarquons que l’auteure, elle, ne s’est pas suicidée, mais que la fin de sa vie a été marquée par des problèmes d’alcoolisme et de surconsommation médicamenteuse.

 

Un style bien spécifique


Duras a assurément un style bien à elle. Si les premiers romans restent encore assez classiques, les suivants ont une touche particulière qui les fait reconnaître sans hésitation. Pour illustrer cette affirmation, reprenons India Song, déjà cité, et poursuivons notre analyse plus en profondeur. Nous avons déjà vu plus haut l’importance des voix qui racontent l’histoire, voix qui sont émises par des personnages qu’on ne voit pas (ni au théâtre ni au cinéma) et qui n’interviennent pas directement dans l’histoire racontée. Elles en ont été des témoins indirects et elles tentent de rassembler leurs souvenirs. Leur subjectivité va déformer en partie les faits (elles ne disent pas toujours exactement la même chose ou elles tentent de se corriger l’une l’autre afin de s’approcher le plus possible de la vérité). En fait, elles s’approprient involontairement l’histoire pour la vivre à leur manière. Comme on l’a dit, nous sommes donc loin du roman balzacien où l’auteur explique tout au lecteur. Ici, le lecteur/spectateur doit reconstituer la vérité d’après la version donnée par autrui. De plus, il la reconstitue à travers des sensibilités différentes. Il dispose donc de plusieurs éclairages sur un même fait. Les souvenirs se croisent, se contredisent, se complètent. On devine même une partie du caractère de la personne qui parle rien que par les aspects de l’histoire qu’elle met en évidence. Il faut signaler aussi que cette personne ne se sait pas écoutée (par le spectateur). Quant à l’histoire qu’elle tente de reconstituer, elle a eu lieu antérieurement puisqu’elle tente de la restituer d’après des bribes de souvenirs.

 

Alors que le lecteur est habitué de tenir son information de l’auteur lui-même (auteur omniscient, qui connaît non seulement les faits mais aussi ce que pensent intérieurement les personnages) ou des personnages acteurs (dont il devine les motivations d’après leurs actes, leur propos, les révélations qu’ils font de leurs pensées intimes), chez Duras il est informé d’une histoire passée par des gens qui tentent de reconstituer le puzzle des événements. Il y a donc distanciation par rapport à l’histoire racontée. Cette distanciation ne doit pas être confondue ave du détachement, bien au contraire. Car, par la subjectivité des voix entendues, les faits proprement dits deviennent plus bouleversants encore. Pour prendre un exemple trivial, imaginez la différence qu’il y a entre, d’une part, la simple relation d’un accident et, d’autre part, les paroles que pourrait prononcer le proche d’une victime en racontant subjectivement et avec émotion comment cet accident est arrivé et comment cette victime a vraisemblablement vécu les faits. La différence, c’est la présence de l’humain. Et c’est sans doute pourquoi Duras nous intéresse tant, c’est par ces voix humaines qui vivent intérieurement le drame d’autrui et qui nous le racontent.



Évidemment, pour donner à ces voix toute leur ampleur, Duras doit recourir à une technique bien particulière. D’abord il y a ces fameuses voix prononcées par des personnes que nous ne voyons jamais. Mais en plus :

 

« Aucune conversation n’aura lieu sur scène, ne sera vue. Ce ne seront jamais les acteurs en scène qui parleront. » (11)

 

Autrement dit, il peut y avoir d’autres voix que celles qui se souviennent de l’histoire. Il s’agira en fait des voix des participants qui ont vécu les faits au moment où ils se sont déroulés (fait qui, rappelons-le, se situent pour nous à un moment antérieur), comme par exemple le public présent au bal de l’ambassadeur de France. Or si des personnes présentes dans le public parlent, ce ne sera jamais celles que l’on voit, mais celles qui se trouvent dans une pièce annexe ou dans un jardin. On a donc une structure circulaire :

 

- au centre les héros (les amants) qui sont muets mais dont on parle ;

- les personnes qui les entourent (et que l’on voit), muettes aussi ;

- les personnes qui les entourent (que l’on ne voit pas) et qui parlent des héros;

- les voix entrecroisées des personnes qui se souviennent et tentent de reconstituer l’histoire après coup

- le lecteur-spectateur qui fait la synthèse de toutes  les informations.

 

S’il doit arriver que les héros doivent tout de même prendre la parole, alors Duras précise :

 

« Lorsque les conversations consignées ici auront lieu, la rumeur de la réception baissera. Il arrivera  souvent que cette rumeur cesse presque complètement lorsque certaines de ces conversations auront lieu, par exemple entre le Jeune Attaché et Anne-Marie Stretter. […] On peut supposer que les  gens, intrigués, au lieu de parler, les regarderont parler. Cet éloignement de la rumeur de la réception ne sera donc pas arbitraire. » (12) 

 

Mais le risque est alors de retomber dans le récit classique : les personnages secondaires se taisent quand parlent les personnages principaux. Duras en a conscience, aussi précise-t-elle aussitôt que :

 

« Toutes les conversations - privilégiées ou non - qui feront ou non taire la réception autour d’elles devraient donner l’impression de n’être bien entendues que par les seuls spectateurs et non par les invités de la réception : une rumeur même très légère devra donc être maintenue parallèlement à ces conversations. » (13)

 

Si la rumeur ambiante persiste donc d’une manière discrète, cela donne l’impression que tout le monde n’écoute pas le discours des héros et que ceux qui écoutent n’en perçoivent que des bribes. D’ailleurs quand ils font des commentaires, on s’aperçoit qu’ils déforment ce que le spectateur, lui, vient d‘entendre (ou ce que le lecteur, lui, vient de lire). Ils n’ont donc pas connaissance de toute la vérité, pas plus que les voix énonciatrices qui sont en train de nous faire revivre la scène.

 

Tout ceci peut paraître fort technique et rébarbatif, mais c’est par ce moyen des voix qui sont à une certaine distance de l’objet raconté que Duras nous plonge dans une sorte de poésie de la parole. D’autant plus que les mêmes mots se répètent et se font écho ou encore se complètent en un dialogue constructif :

 

Voix 1 : De Venise, elle était de Venise

Voix 2 : Oui, la musique c’était à Venise. Un espoir de la musique…

Voix 1 : N’a jamais cessé d’en faire ?

Voix 2 : Jamais (…)

Voix 1 : Le premier mariage, le premier poste ?

Voix 2 : Savannakhet, Laos. Mariée à un administrateur colonial français. Elle a dix-huit ans.

Voix 1(se souvient) : Ah oui… un fleuve…elle est assise devant un fleuve. Déjà... Elle le  regarde.

Voix 2 : le Mékong.

Voix 1 : Elle se tait ? Pleure ?

Voix 2 : Oui. On dit : « Elle ne s’acclimatera pas, il va falloir la renvoyer en Europe. » (14)

 

L’amour impossible


Le rapport de Duras à l’amour semble se caractériser par la même ambivalence que celle que nous avons déjà relevée dans ses rapports avec sa mère, c’est-à-dire qu’il y a à la fois attirance et répulsion. Attirance parce que Marguerite est une femme libérée et qu’à titre personnel elle aura connu beaucoup d’amants. Répulsion parce qu’on a toujours l’impression que ces amours se terminent mal, qu’ils sont impossibles et que le désir ne peut déboucher que sur la mort. Nous ne parlerons pas ici  de la biographie proprement dite de Duras mais nous focaliserons plutôt notre attention sur quelques-uns de ses livres. Dans India Song (15), par exemple, on vient de voir que l’héroïne, Anne-Marie Stretter, avait été mariée à dix-huit ans à un fonctionnaire colonial. Pour lui, elle a dû renoncer à ses dons prometteurs pour la musique ainsi qu’à sa patrie, Venise (deux indices de raffinements artistiques) et tout cela pour se retrouver sous des climats torrides et malsains. Cet amour ne durera pas et elle sera enlevée par l’Ambassadeur de France aux Indes (ce qui suppose un bel amour romantique). Malheureusement cette passion ne durera pas non plus puisque au moment où le récit commence elle est l’amante d’un certain Michael Richardson. Leur amour est par ailleurs connu de toute la population blanche de l’Inde et il ne fait l’objet d’aucun mystère. Pourtant Anne-Marie Stretter ne semble pas heureuse. Elle a beau passer régulièrement ses vacances sur les îles dans le delta du Gange en compagnie de son amoureux (tandis que son mari l’ambassadeur s’en va chasser au Népal), on la sent lointaine et triste. Alors elle multiplie les rencontres :  

 

« On dit que ses amants sont anglais, étrangers au milieu des ambassades… On dit que l’Ambassadeur sait…Vous savez, quand il l’a rencontrée, il n’espérait plus ça… il est plus âgé qu’elle. » (16)

 

Or Anne-Marie Stretter, elle aussi, prend des amants généralement plus jeunes qu’elle. Un peu comme si par ce moyen elle espérait lutter contre le temps qui passe et contre la mort qui est tout au bout. Ses passions successives sont comme une bouée de sauvetage à laquelle elle s’accroche dans une vie dénuée de sens. On pourrait dire que derrière ces épisodes d’amour, il y a toujours chez Duras (17) un déchirement profond, ontologique en quelque sorte.

 

Mais si elle recherche la passion, l’héroïne suscite elle aussi le désir. Tous les hommes semblent impressionnés à la fois par sa beauté, sa prestance, son air malheureux, et sans doute aussi par la notoriété de son histoire d’amour, qui est devenue comme un mythe aux yeux des différents protagonistes. Ainsi, le Vice-Consul, qui vit pourtant habituellement dans l’abstinence (18), ne la quitte pas des yeux et il fond en larmes quand il comprend qu’il ne pourra pas l’accompagner en villégiature. Notons en passant que cette abstinence de l’homme désirant symbolise bien la difficulté qu’il y a à aimer et l’impossibilité même d’accomplir ce désir. Une fois de plus les hommes, chez Duras, sont peu virils, comme s’ils pressentaient qu’en allant plus loin dans la réalisation de l’amour ils ne pourraient que tuer le désir et donc leur raison même d’exister. Car finalement la jouissance et la mort sont étroitement liées.  

 

Dichotomie

 

Un peu plus loin dans le récit, c’est le jeune Attaché d’ambassade qui manifeste son désir pour Anne-Marie Stretter. S’il commence par tomber à ses pieds dans une attitude de soumission, il se montre par la suite plus entreprenant (il l’enlace et la caresse sous son peignoir), mais le tout se termine dans un geste de vaine supplication (19). Il finit par s’éloigner. Notons que la scène relève du voyeurisme car elle a lieu devant l’amant en titre et devant le Vice-Consul. Anne-Marie Stretter se dénude devant tous les protagonistes, le corps déjà séparé d’elle (20). Indifférente aux autres et à elle-même, elle se suicidera la nuit même en se noyant dans la mer.

 

Donc, malgré le désir qu’elle éveille chez de nombreux hommes, l’héroïne n’en semble pas plus heureuse pour autant. Tout se passe comme si elle était éloignée de son corps. Il existe en effet une dichotomie entre son moi intérieur et ce corps. Celui-ci peut peut-être procurer du plaisir, mais jamais il ne débouche sur une justification de la vie. Anne-Marie reste donc seule avec elle-même, désespérément seule et le suicide, dès lors, semble la seule issue. Notons que celui-ci a lieu dans la mer et on sait par la psychanalyse qu’il faut y voir un substitut de la mère (soit par homonymie, mer/mère, soit par l’élément liquide et primitif qui renvoie au liquide amniotique du ventre maternel). Mourir est donc la seule manière de trouver enfin l’apaisement, par un abandon de soi dans l’élément maternel tant recherché et enfin trouvé.

 

Notons que l’aspect létal de la mer pourrait se retrouver dans d’autres œuvres de Duras. Ainsi dans Yan Andréa Steiner (21), c’est face à la mer, dans son appartement des Roches noires à Trouville (là même où avait résidé autrefois Marcel Proust) qu’elle fait la connaissance du jeune homme qui partagera les dernières années de sa vie. Moment intense donc, mais aussi naissance d’un grand trouble :

 

« Quelquefois, dès votre réveil, j’ai peur […] que vous deven[i]ez un tueur de femme. Ca peut se produire tous les jours. Quelquefois vous faites peur comme un chasseur égaré, un criminel en fuite. Et de cela, autour de moi, il arriverait qu’on ait peur pour moi. Moi j’ai gardé ça, j’ai peur de vous. Chaque jour à des moments qui vous échappent j’ai peur de votre regard sur moi. » (22)

 

Dans le récit, Marguerite n’en finit pas de raconter cet été 1980, le temps exécrable, la pluie, la mer en furie, cette mer qui, une nouvelle fois, semble porteuse d’un anéantissement prochain. À d’autres moments, quand la plage est déserte, le soir, elle insiste sur le fait que ce dernier amour pourrait bien subitement prendre fin comme dans la chanson « Capri, c’est fini » : « Que c’est terrible tout à coup. Terrible. Chaque fois à pleurer, à fuir, à mourir parce que Capri a tourné avec la terre, vers l’oubli de l’amour. » (23)

Biographie et thèmes romanesques semblent donc se rejoindre, dans une symbiose étonnante.

 

Désir, amour, mort

 

Dans le même livre, Marguerite introduit une autre histoire (sorte de récit dans le récit), celle d’un petit garçon qui passe aussi ses vacances à Trouville mais dans une colonie de vacances. Il est solitaire et ne joue pas avec les autres enfants. Une monitrice le prend en affection (substitut de la mère) et leur relation est très ambiguë, presque incestueuse. Ils s’aiment d’amour, mais leur différence d’âge (encore) ne leur permet pas de concrétiser cet amour. La jeune fille finit par lui donner rendez-vous au même endroit dans dix ans. Elle promet qu’elle sera devant la plage et qu’elle l’attendra. L’enfant, qui avoue n’avoir jamais vu la mer auparavant sent inconsciemment que cette mer symbolise l’aboutissement de ses désirs d’affection (il est orphelin). Pourtant, comme toujours chez Duras, la mort n’est jamais loin :

 

« L’enfant n’avait jamais vu une tempête aussi forte et sans doute avait-il peur. Alors la jeune fille l’a pris dans ses bras et ils sont entrés ensemble dans l’écume des vagues. L’enfant était dans l’épouvante. Il avait oublié la jeune fille. […] Après elle s’était retenue d’avancer plus avant dans l’écume profonde comme elle avait envie de le faire pour les tuer, eux aussi, ces deux Juifs-là qu’ils étaient. » (24)

 

Si l’enfant ne meurt par noyé à cause de la mer c’est donc par le fait de la jeune fille. Pour une fois, l’élément maternel et l’amour auront été les plus forts encore qu’il s’en est fallu de peu que cet amour symbiotique ne les entraînât à leur perte. Restent les livres et la littérature, pour raconter ces drames-là :

 

« La jeune fille dit qu’on écrivait toujours sur la fin du monde et sur la mort de l’amour. […] Elle dit aussi que s’il n’y avait ni la mer ni l’amour personne n’écrirait des livres. » (25)

 

Notons aussi que chez Duras la décomposition et la boue ne sont jamais très loin non plus. Dans India Song (et dans Le Vice-Consul) on peut expliquer ainsi la présence de la mendiante. Il s’agit en fait de la jeune fille enceinte dont nous avons parlé au début de cet article et qui tournait en rond « dans le pays plat du Tonlé-Sap ». Rejetée par sa mère (elle aussi), elle vendra son enfant (thème que l’on retrouve déjà dans Un barrage contre la Pacifique, la mère de l’héroïne ayant menacé de prostituer sa fille afin de se procurer l’argent qui lui permettrait de sauver sa rizière) (26). Ensuite, elle aurait marché depuis l’Indochine (Laos) jusqu’en Inde (nous entrons là dans une sorte de réalisme magique, ce qui prouve bien que le personnage de la mendiante tient du mythe) en cherchant sa nourriture :

 

« – Elle ne sait pas un mot d’hindoustani.

– Pas un. Si elle vient de Savannakhet elle a dû traverser le Laos, le Cambodge, le Siam, la Birmanie, et commencer à descendre, là, sans doute par la vallée de l’Irraouaddi… Mandalay, Prome, Bassein. […] Elle devait suivre des routes, des rails, des barques… mais c’est étrange, toujours vers le couchant…

– Elle marchait le soir venu, sans doute, face à la lumière… » (27)

 

Marchant vers la lumière, la mendiante laisse derrière elle le pays maternel. En ce sens elle fait donc figure d’anti-héroïne dans l’œuvre durassienne. En s’éloignant ainsi, ce n’est pas la lumière qu’elle trouvera mais la faim et la misère. Devenue pour ainsi dire folle ou perçue comme telle (sa langue maternelle ne lui est plus d’aucune utilité) elle est aussi lépreuse. Elle symbolise donc toute la misère du monde et est présente dans toutes les scènes importantes du récit. Elle ne fait rien mais elle est là et regarde de loin les amours d’Anne-Marie Stretter (qui elle aussi venait de Savannakhet, où elle avait été enlevée par son futur mari). Elle représente donc la mort et la corruption du corps et à ce titre elle symbolise la négation du désir. Entre le corps parfait d’Anne-Marie et le sien, il y a comme une continuité logique. Une nouvelle fois, nous voyons que chez Duras le désir, l’amour et la mort sont en étroite relation.

 

Notons encore en passant que si la mendiante vient de loin, les différentes scènes d’India Song, elles, semblent au contraire se dérouler dans un décor unique, monotone. Non pas que différents lieux ne soient évoqués (la maison de l’ambassadeur, un hôtel dans les îles, la maison de villégiature d’Anne-Marie Stretter) mais le cadre reste en fait le même et seuls l’éclairage et quelques détails diffèrent. Duras veut insister par-là sur le côté immuable des lieux, sur leur la pérennité si l’on préfère. Ainsi, il y a chaque fois un ventilateur au plafond, qui tourne « à une vitesse de cauchemar » (28) et des domestiques qui vont et viennent. Quel que soit l’endroit où on se trouve, la vie est partout pareille, lourde à supporter et privée de sens.

 

Jean-François Foulon

Photos © Louis Monier

 

(1) M. Duras intitule d’ailleurs India Song « texte théâtre film », ce qui prouve son intention de mélanger les genres. De plus, l’emploi du mot « film » laisse supposer que le texte a été écrit en prévision du film à venir. Ce n’est donc plus un livre dont l’auteure elle-même aurait fait une adaptation cinématographique, mais un livre qui se pense, au moment même de sa composition, comme un futur film. On y retrouve d’ailleurs une série d’indications scéniques (mouvements ou déplacements des personnages, variation de la lumière, etc.), indications qui ne choquent d’ailleurs pas le lecteur, puisque le texte en question (que l’on n’ose plus appeler roman) est initialement destiné au théâtre. Duras écrit au moment historique où la littérature rencontre le cinéma. Alors que dans un premier temps elle se contentait d’écrire le scénario d’un film réalisé par un tiers (Alain Resnais pour Hiroshima mon amour en 1958) ou de collaborer à l’adaptation d’un de ses livres (Moderato cantabile porté à l’écran en 1960 par Peter Brook), elle décide maintenant de travailler seule et de tenter une fusion de ces deux genres.

(2) Marguerite Duras, India Song, L’Imaginaire-Gallimard, 1991, page 9.

(3) Marguerite Duras, Le Vice-Consul, L’Imaginaire-Gallimard, page 10.

(4) On se souvient du cas de Jean Carrière, qui avait obtenu le prix Goncourt en 1972 pour son deuxième roman, L’Épervier de Maheux et qui ne se remettra jamais de ce succès arrivé trop tôt, au point de sombrer par la suite dans une grave dépression.

(5) L’existence de cycles (cycle indien, cycle indochinois, cycle européen) en compartimentant la production d’une manière structurée donne aussi l’impression qu’on est en présence d’une œuvre construite avec grand soin et d’une manière délibérée. Le lecteur perçoit toujours la force sous-jacente à de telles constructions.

(6) Voir la pièce Un homme est venu me voir, dans laquelle Duras critique le régime soviétique, mais qui est surtout une sorte de bilan désabusé de son expérience communiste.

(7) Marguerite Duras, India Song, L’Imaginaire-Gallimard, page 92.

(8) Idem, page 77

(9) Idem, page 102

(10) La mère de Marguerite s’appelait en fait Marie Legrand et était originaire de Picardie. Son père, lui, portait le patronyme d’Henri Donnadieu, nom que Marguerite détestait et auquel elle substitua celui d’un village du Sud-Ouest, d’où la famille paternelle était originaire. Pour une fois donc, son choix n’a pas été déterminé par sa recherche de la mère.

(11) India Song, page 56.

(12) Ibidem

(13) India Song, page 57.

(14) Op. cit., pages 41 et 42

(15) Nous nous appuyons beaucoup sur ce livre car comme nous l’avons vu il se présente comme une synthèse de plusieurs œuvres (Le Vice-Consul, La femme du Gange, etc.)

(16) India Song, page 78

(17) Ses détracteurs ne se sont pas privés de dire qu’elle n’écrivait que des récits à l’eau de rose, dignes de certaines collections romantiques pour jeunes filles. Il n’en est évidemment rien et ceux qui parlent ainsi n’ont pas perçu tout le désespoir qu’il y a dans son œuvre. Les rapports amoureux ne sont qu’une tentative pour briser l’infernale solitude. Comme ils débouchent souvent sur des échecs, ils renvoient l’individu à lui-même et à son destin. Notons en passant que les mêmes détracteurs ont parfois dit que Duras n’avait fait que reprendre éternellement ses propres textes d’un récit à l’autre, prouvant par-là son manque d’imagination. C’est oublier que chaque fois l’éclairage sur les personnages se modifie. Si quelque chose reste constant, par contre, c’est son désespoir face à la vie. Elle a construit un univers bien à elle, dont chaque épisode renvoie aux précédents dans une sorte de dialogue intérieur.

(18) – Aucune femme, à Lahore, ne l’aurait connu d’assez près qui pourrait dire un peu… ? – Aucune. Jamais.

– Comment est-ce possible ?

– Dans sa résidence, personne n’est jamais allé, dans sa résidence de Lahore.

– C’est terrifiant… Cette abstinence…Terrible. (India Song, page 66).

(19) India Song, page 141.

(20) Op. cit., , page 142.

(21) Marguerite Duras, Yan Andréa Steiner, Folio, 120 pages. Dans ce livre, qui est paru en 1992, Marguerite parle de sa rencontre avec son dernier compagnon (avec lequel elle vivra dix ans), par ailleurs homosexuel et beaucoup plus jeune qu’elle.

(22) Yan Andréa Steiner, page 65.

(23) Op. Cit., page 58

(24) Op. Cit., page100.

(25) Op. Cit., page 95.

(26) Notons que la mère veut faire de sa fille une femme-appât, dont le corps dévoilé permettrait d’apporter la richesse (par prostitution ou mariage). Du coup cette fille découvre la sensualité et le pouvoir qu’elle peut avoir sur les hommes par le désir qu’elle suscite en eux. C’est une manière de les dominer (rôle traditionnellement masculin) tout en étant soi-même un simple objet de désir. Elle éprouve donc la sensation d’exister vraiment grâce au désir de l’homme.

(27) India Song, page 134.

(28) Op. cit., page 15

 

1 commentaire

transcendantale est la technique.