Michelangelo Antonioni, "Je commence à comprendre"

Identification d’un homme

 

« Fragilité des apparences », a-t-on pu dire à propos des films d’Antonioni. Mais les notes du réalisateur réunies par son épouse sous le titre Je commence à comprendre ont tôt fait d’abolir, par leur brièveté même, les frontières entre le vrai et le faux, entre l’absence et la présence.

 

You shouldn’t judge a book by its cover, certes, ni par son épaisseur, mais il semble malgré tout difficile de s’enthousiasmer pour un ouvrage qui, avec ses cinquante pages — allez, soixante si l’on ajoute les notes du traducteur —, est bien moins un livre qu’un fascicule. Je commence à comprendre est, sauf erreur (car l’avant-propos est loin d’être éclairant), un recueil de notes et de textes courts d’Antonioni composé par sa seconde épouse, Enrica Antonioni, alors qu’il était encore vivant, mais réduit au silence par une très grave aphasie (on se souvient qu’il ne put réaliser son dernier film que grâce à la présence et à l’aide amicale de Wim  Wenders). Inutile de chercher dans cette affaire une quelconque masterclass de mise en scène cinématographique, même si l’on apprend au détour d’une pensée que « le vert supporte moins que le rouge la vitesse d’un panoramique » et que « le noir assimile mieux que le blanc un zoomage ».

 

Le registre est dans l’ensemble plutôt métaphysique, parfois même — mais n’est-ce pas finalement la même chose ? —  grouchomarxien : « J’ai souvent le désir de me venger, mais ils sont tous en vacances. » « Souvent, à cause des arbres, on ne parvient pas à voir la forêt. » Certaines pensées ne craignent pas de se contredire l’une l’autre : tout en affirmant que « les mensonges [lui] donnent une nausée mortelle », Antonioni ne manque pas de trouver dans le mensonge quelque chose qui n’est pas loin de ressembler à une véritable révélation : « On voit plus clair en lui lorsqu’il ment que lorsqu’il dit la vérité. » Comment d’ailleurs pourrions-nous, tous autant que nous sommes, ne pas mentir, puisque « ce que nous connaissons de nous n’est pas nous-mêmes » et que, « selon la saison, on ne peut pas penser la même chose » ?

 

Il y a sans doute un connais-toi toi-même chez Antonioni, mais, plus flaubertien que socratique, il semble s’inscrire dans une dilution de soi dans l’espace qui ne serait pas loin de ressembler à une attirance pour le vide, si l’espace n’incluait les autres. Encore faut-il préciser que ces autres ne font souvent que passer : « Désormais, à mon âge, chaque rencontre est un regret. » Il n’est alors pas difficile de retrouver dans ces notes, si brèves soient-elles, et dans leur présentation même, avec tous ces blancs plus importants que le texte lui-même, des éléments essentiels de certains films célèbres. La fascination exprimée pour ces archers orientaux capables d’atteindre leur cible en fermant les yeux et même — pourquoi pas ? — sans arc ni flèche, a conduit Antonioni à devenir champion de tir malgré son aversion pour les armes à feu et renvoie directement à la balle de tennis virtuelle et invisible, mais pourtant bien audible, de la dernière scène de Blow-up. Ou, mieux encore peut-être, au dernier plan(-séquence) éblouissant de ce vrai-faux « James Bond » qu’est Profession : reporter, où la caméra elle-même se fait souffle, au point de passer sans encombre à travers les barreaux d’une grille, pour nous faire découvrir derrière une fenêtre un Jack Nicholson qui a fini — malgré lui ? — par rejoindre dans la mort l’homme dont il avait usurpé l’identité. Caprice de désœuvré, de disoccupato ? Les mots négatifs n’ont guère de sens chez notre Michel-Ange de la pellicule. To be or not to be n’est pas vraiment la question puisque c’est à peu près la même chose (c’est d’ailleurs ce que dit Hamlet dans son monologue si l’on ne s’arrête pas au premier vers) et que le non-être peut produire de l’être : « J’ai visité l’usine avec le mur d’enceinte vert. Devant ce mur, j’ai attendu qu’il se passe quelque chose. Il arrive toujours quelque chose. Aujourd’hui, non, rien. Et puis j’ai compris que l’événement de cette journée, c’était moi, debout à attendre là devant le mur. »

 

FAL

 

Michelangelo Antonioni, Je commence à comprendre, Choix et avant-propos d’Enrica Antonioni, traduit de l’italien et annoté par Jean-Pierre Ferrini, Arléa, avril 2014, 14€ 

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