Né en 1929, Tchèque, inscris au Parti et exclu du Parti, Kundera, professeur, s'exil en France après le "Printemps de Prague" et poursuit son oeuvre burlesque et féroce 

Kundera et les sept piliers du roman

Monumental serait le premier qualificatif qui viendrait à l’esprit, tant le fait - entrer dans la Pléiade de son vivant n’est pas si courant - que l’œuvre imposent cette édition définitive, partie intégrante de ce que l’humanité a de si précieux, cette œuvre qui reflète à la fois l’Histoire et répond au destin des Hommes par sa clairvoyance et son anticipation. Essentiellement forgée de romans (plus un recueil de nouvelles, une pièce de théâtre, quatre essais), lesquels "sont toujours un peu plus intelligents que" leur auteur. Milan Kundera, comme Flaubert, se définit romancier – non pas écrivain – car il veut disparaître derrière son œuvre. S’il est devenu français à la fin des années 1980, il a longtemps continué à écrire en tchèque, tout en surveillant de très près ses traductions qui avaient même valeur d’authenticité que les originaux. Franco-tchèque, alors, un statut qui fera de lui un écrivain européen avant tout, cosmopolite, donc international, dimension rarissime dans l’édition française...
Basée sur des constats politiques et sociaux, l’œuvre de Kundera, cette "cathédrale de l’inutile" (mais totalement indispensable !) ouvre les portes d’un possible dans l’extraction de certains actes qui passent pour anodins alors qu’ils sont le vecteur même de l’essence de l’humain, cet animal dénaturé qui se torture à dessein comme pour expier une faute qu’il n’aura, finalement, pas commise mais que le poids des traditions et des tabous lui aura inscrit dans son âme sans qu’il ne parvienne à s’en échapper, sauf au prix d’un tel effort que parfois il en meure...
Indispensable donc cette Œuvre extraordinaire que Milan Kundera nous donne à lire, une pierre angulaire dans l’édifice de l’humanité qui, bringuebalante sur ses fonds baptismaux, n’arrive pas à s’orienter. Rarement, une telle somme ne dissimule pas un canard boiteux dans la volée des titres qui affolent toujours le lecteur qui s’empressera alors d’en négliger certains. Or, ici, il est hors de question de passer à côté du moindre opus : comme dirait mon boucher, quand il me livre son meilleur quartier de viande, "il n’y a rien à jeter". En effet, cette Œuvre majeure des Lettres à l’échelle du monde se doit d’être lue dans son ensemble.
Nonobstant, comme toute idée de chronique est aussi synonyme de résumé, je m’arrêterai sur trois titres, avec la désagréable sensation que ce ne sont pas obligatoirement ces trois-là qu’il fallait mettre en exergue, mais alors comment choisir ?
Puisque le choix est cornélien, j’en assume la subjectivité et espère que ces trois extraits d’une Œuvre à jamais insécable, vous inciteront à dévorer les deux tomes de la Pléiade – je vous certifie l’embrasement, je vous confirme l’inénarrable plaisir de lecture...

Parfois enclin à la mélancolie, Milan Kundera, dont l’âme slave souffle un vent particulier dans sa vie comme dans ses écrits, pensait que le roman n’affichait qu’un illusoire esprit de contestation même s’il reconnaissait que "la grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques grands thèmes de l’existence" (L’art du roman) permet de bâtir une citadelle des paradoxes.
Car c’est bien dans la construction : six des sept premiers romans comportent sept parties, sept mots clés comme autant de piliers sur lesquels repose la démonstration (et quand, comme dans La lenteur, Kundera modifie son canevas en regroupant son roman autour de 51 parties, demeurent sept situations qui se croisent, s’imbriquent et jouent entre elles à former une unité).
Car les romans de Kundera ne sont pas des épopées mais des mets fins que l’on déguste lentement.
"Quiconque est assez fou pour écrire des romans aujourd’hui doit, s’il veut assurer leur protection, les écrire de telle manière qu’on ne puisse pas les adapter, autrement dit qu’on ne puisse pas les raconter."
(L’immortalité).
Et si L’insoutenable légèreté de l’être l’a été par Philip Kaufman, le film (magistral mais bien éloigné du roman, malgré tout) aurait du changer son titre, à l’instar de L’homme flambé, l’extraordinaire roman de Michael Ondaatje, devenu sur grand écran Le Patient anglais par la magie d’Anthony Minghella. Adaptation qui emporta aussi le titre original du roman qui depuis se vend sous l’appellation du film : un détournement qui n’a certainement pas échappé à l’écrivain tchèque...
N’allez surtout pas, pour autant, penser qu’ils en deviennent ennuyeux. Bien au contraire ! Car il y a une immense intelligence qui se glisse dans la froideur épurée et compense le manque d’imaginaire que lui reprochent ses détracteurs nourris de bruit et de fureur à force de consommer du TF1 et du Marc Lévy... Milan Kundera montre, dans un style unique qui emprunte aussi bien au roman qu’à l’essai, à l’autobiographie qu’à l’histoire, des récits à l’architecture toute en ruptures, en variations, en répétitions, soumise non pas à l’intrigue mais à la seule volonté démiurgique du romancier. Homme orchestre de ses désirs et voyant autrement, à l’instar de Mallarmé, il endosse tantôt le costume polyphonique, tantôt celui du mathématicien pour demeurer à mi-chemin de la fiction et de la philosophie. Sa signature est cette patte que l’on reconnaît instantanément, cette intention de faire du roman le miroir interrogatif et douloureux du monde. Kundera – comme ses pairs, Philip Roth ou Carlos Fuentes – plante au cœur de la fiction les bannières déchirées d’une époque qui ne l’est que trop. En ouvrant un livre de Kundera on ressent cette atmosphère déconcertante faite de passion et de désespoir, ce sentiment si étrange et cruel aussi, comme s’il était déjà trop tard... qu’écrire des livres est bien inutile dans ce monde virtuel et numérique, sauf, peut-être, à graver "l’ultime trace, à peine visible, de la beauté"...
Si la tradition chinoise véhicule des contes et des apologues pour traduire l’ambiguïté de l’existence et la sagesse de l’incertitude, la culture européenne s’est construite sur les romans. Ceux de Kundera précisent d’emblée leur orientation dès leur titre, comme pour rappeler au lecteur que la liberté d’expression s’exprime, s’impose, non pas par un travail sur les idées, mais par la création d’une œuvre de connaissance(s).

Dans La lenteur, composition établie en cinquante et une séquences, dès l’ouverture la question est posée : "Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ?"
Question fondamentale de notre siècle où l’homme moderne se fourvoie dans l’immédiateté. Et seul le romancier – avec son frère, le poète – peut flâner et se permettre de rêver car les chimères ne sont pas d’inquiétantes folies mais bien de précieuses auxiliaires de vie. Sept récits viennent alors servir le dessein de l’auteur pour qui la perte du sens de la lenteur – dont le roman met en lumière les mille facettes – ne serait alors que l’harmonique d’une autre perte, plus importante : celle de l’histoire, et de son corollaire, la faculté de se souvenir...
En octobre 1995, Kundera se demandait dans les colonnes du Nouvel Obs, si "l’Europe [serait] ou non capable de se protéger contre l’uniformisation galopante de la planète et de créer un foyer commun où la diversité serait respectée comme la valeur des valeurs ?" Un pari, finalement, qui ne pourra jamais être ni gagné ni perdu car l’Europe est ce pari.
L’art du roman (paru en 1986) est le premier livre écrit en français, c’est aussi le premier essai : il dépeint cette ambivalence qui fait tanguer le vieux continent et donc le destin des hommes qui mélangent tout désormais. Milan Kundera rappelle son dégoût pour ceux qui réduisent une œuvre à ses idées. L’horreur qu’il éprouve à être entraîné dans les débats d’idées et ce désespoir qui le saisit à voir cette époque obnubilée par les idées et si indifférente aux œuvres...
Or Kundera n’a d’yeux que pour le romanesque, et ce livre est le récit de l’immigration et du ré-enracinement d’un auteur au pays du roman. Dès la première partie il se confesse, soucieux d’expliquer le sens et les techniques de son métier, lui l’artisan du mot juste.Cet essai fait aussi l’apologie du roman – dont il s’agit d’affirmer hautement la spécificité et l’autonomie comme art à part entière – tout en affichant une dimension polémique en défendant son art (l’œuvre) contre le mépris et l’incompréhension d’une époque, et d’une certaine critique universitaire...
Milan Kundera s’oppose vivement à l’idée de la mort du roman en affirmant que cet art regorge de ressources encore inutilisées, de possibilités de découverte existentielle et d’invention formelle pratiquement illimitées... Le roman n’a de compte à rendre à personne sinon qu’à lui-même et à "l’héritage décrié de Cervantès" : son seul devoir étant – comme le veut la formule de Broch – de découvrir "ce que seul le roman peut découvrir".

François Xavier

Milan Kundera, Œuvre - édition définitive, tome I & II, coll. "Bibliothèque de la Pléiade n°567 & n°568", édition publiée sous la direction de François Ricard, volumes reliés pleine peau sous coffret illustré (disponibles en coffret commun), Gallimard, mars 2011, 1504 p. - 53,00 € & 1328 p. - 60,00 € chaque volume (coffret 120,00 €)

Le volume I contient : Introduction - Note sur la présente édition ; Risibles amours, La plaisanterie, La vie est ailleurs, La valse aux adieux, Le livre du rire et de l’oubli, L’insoutenable légèreté de l’être ; Biographie de l’œuvre

Le volume II contient : L’immortalité, La lenteur, L’identité, L’ignorance, Jacques et son maître, L’art du roman, Les testaments trahis, Le rideau, Une rencontre ; Biographie de l’œuvre, Choix bibliographique

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